XI
Ashraf refusa de voir un médecin. Comme il pouvait marcher et qu’il était deux heures du matin, nous décidâmes de le conduire au Winter Palace. Le gardien qui bâillait nous affirma que nous étions les derniers à quitter le temple. Je doutai, non de sa sincérité, il était persuadé de nous dire la vérité, mais de sa précision.
Néanmoins, à ce moment-là, je me moquais de savoir qui poursuivait qui autour des colonnes ou par-dessus les murs.
Après avoir protesté, en vain, Ashraf se réfugia dans le silence et refusa de répondre à nos questions. Dans les rues de Louxor, désertes et mal éclairées, il n’y avait plus un taxi en vue, néanmoins, la voiture du directeur attendait. Pas de vol commercial prosaïque pour le directeur, son chauffeur l’avait conduit à Louxor.
Quand je passai à la réception de l’hôtel pour relever les messages, on m’indiqua, avec le ton hautain approprié, qu’ils avaient été portés dans notre chambre. Monsieur Tregarth n’avait pas pris celui que nous lui avions laissé. Cette information ne me surprit guère.
Schmidt sortit sa trousse de secours et Ashraf se soumit gracieusement à mes soins, si approximatifs fussent-ils. Le coup l’avait atteint juste derrière l’oreille droite, ce qui avait provoqué une petite bosse et une égratignure.
Il ne voulut pas que je rase les cheveux autour de la coupure, je dus donc me contenter de tamponner l’antiseptique. Je débordai pas mal, gâchant sa coiffure sans scrupule, car à ce moment, j’en avais plus que ma dose d’Ashraf !
Il s’était résigné : trois personnes étaient bien déterminées à l’empêcher de partir, de plus, il avait eu le temps de réfléchir un peu.
— Comment saviez-vous où me trouver ? demanda-t-il en buvant une gorgée de la limonade que Schmidt venait de poser devant lui.
— C’est à nous de poser les questions, imposai-je, en croisant les bras. Pourquoi ne pas nous avoir dit que les voleurs avaient repris contact avec vous ?
— Le second message comportait des menaces au cas où j’en parle à quelqu’un.
— Un autre morceau de Toutankhamon ?
— Je t’en prie, ne t’exprime pas comme ça ! s’exclama Feisal.
— C’était une menace en l’air, ils ne pouvaient pas savoir que vous nous en aviez parlé.
— Ils auraient pu le déduire, si vous avez montré le bout de votre nez au mauvais endroit au mauvais moment, dit Ashraf, soudain en furie. Ce qui n’a pas manqué, d’ailleurs ! On vous a vus ! Elle était déchaînée. J’ai juré par tous les saints de la terre que je n’avais pas dit un mot. Par chance, elle m’a cru.
— Ah, oui, une jeune dame charmante et confiante ! Drôle de conspiratrice !
Ashraf s’adossa au fauteuil, jambes tendues, chevilles croisées, les lèvres esquissant un sourire.
— Elle était réceptive à mes arguments. Mais je devrais commencer par le commencement.
Il avait trouvé le second message en arrivant dans sa maison de Louxor (Il en avait d’autres, nous dit Feisal plus tard, à Charm el-Cheikh et à Alexandrie.) On lui demandait de rencontrer l’intermédiaire dans la salle hypostyle de Karnak entre minuit et une heure du matin. Ils avaient eu la délicatesse de lui laisser vingt-quatre heures pour s’organiser. S’il ne se présentait pas, il aurait de bonnes raisons de le regretter.
— Je suis venu vous demander si vous aviez avancé. Vous m’avez présenté un assortiment de théories infondées, sans le moindre élément concret. J’ai compris que vous étiez incapables de remplir votre mission ou que vous n’en aviez pas envie. Alors… (Il sortit un magnifique étui d’argent, en extirpa une cigarette qu’il alluma avec un magnifique briquet d’argent.) j’ai décidé de me débrouiller seul. J’ai invité quelques dignitaires pour justifier l’ouverture du temple. J’ai attendu près de l’entrée, pour essayer d’identifier mon contact. Quand je vous ai vus tous les trois, j’ai compris que j’aurais dû me douter que le Dr Schmidt aurait été informé par l’un de ses milliers d’amis et que vous seriez incapables de ne pas profiter d’une telle occasion !
— Profiter ! Mon œil ! Nous sommes venus parce que nous nous doutions de ce que vous maniganciez ! C’était louche que vous ne nous ayez pas invités.
— C’était une déduction rationnelle des plus brillantes, ajouta Schmidt.
— Si vous le dites, dit Ashraf qui n’en croyait pas un mot. Quoi qu’il en soit, j’ai estimé que votre présence ne gênerait pas mes plans. On m’avait indiqué un endroit très précis, et le temple est gigantesque.
Il exhala un rond de fumée parfait et se pencha en arrière pour l’admirer.
— Continuez.
On aurait dû le frapper de nouveau sur la tête pour le déstabiliser. Il se réjouissait de se trouver sous les feux de la rampe.
— Comme je vous l’ai dit, quand j’ai vu qu’il s’agissait d’une femme, j’ai été très surpris. Néanmoins, elle m’a donné le mot de passe…
— Momie ? (Je n’avais pas pu résister.)
— Comment le savez-vous ? demanda Ashraf surpris.
J’avais dit cela pour faire une plaisanterie de mauvais goût, mais je ne l’aurais jamais avoué ! Je lui fis signe de poursuivre.
— Au début, elle semblait furieuse et nerveuse, mais je l’ai vite mise à l’aise. Nous avons… euh… négocié. Je lui ai promis l’immunité et un refuge sûr, si elle acceptait mon offre.
— Combien ? demanda Feisal, brutalement.
Ashraf hésita.
— Deux cent cinquante mille, pour elle.
— En échange de l’adresse actuelle de Toutankhamon ?
Feisal et Ashraf vacillèrent tous les deux.
— J’aimerais que vous ne soyez pas aussi désinvoltes, dit ce dernier. Pour l’essentiel, oui. Nous allions mettre au point notre dernier rendez-vous lorsque votre ami est intervenu. Quand je me suis remis de cette lâche attaque, ils avaient disparu, tous les deux.
Il alluma une autre cigarette, très content de lui.
Il avait fait un récit plausible, qui lui donnait le rôle du héros et celui de la victime.
Je me demandais à quel point il avait déformé la réalité. Je voulais bien croire qu’un membre de la bande était prêt à passer un accord, les criminels n’étaient pas connus pour leur loyauté les uns envers les autres.
Ashraf possédait des biens personnels, il pouvait sans doute trouver la somme en question.
— Ashraf, vous vous êtes fait berner. Il ne vous est pas venu à l’idée que votre petite copine était surveillée ? J’espère pour elle que son acolyte n’en a pas trop entendu. Les escrocs savent s’occuper des traîtres.
— Il a dû en entendre pas mal, il m’a frappé juste au moment où nous allions conclure.
On allait y arriver, tôt ou tard.
— Il était derrière vous, comment savez-vous qu’il s’agissait de John… de monsieur Tregarth ?
— Je l’ai juste aperçu. J’ai entendu un bruit, et je me suis retourné. Mais je l’ai bel et bien vu. Combien y avait-il d’hommes aux cheveux blonds ce soir ?
— Plusieurs, je dirais.
— Un seul était impliqué dans cette affaire, dit Ashraf triomphant. Et jusqu’au cou, même ! Pourquoi serait-il allé au temple, s’il n’était pas au courant du rendez-vous ? Vous prétendez avoir anticipé mes intentions grâce à vos talents de déduction, pas vrai ? Et je peux tout à fait comprendre que Tregarth ait pu vous tromper, comme il m’a trompé. Les preuves sont contre lui. Si ce n’était pas lui, qui était-ce ? Où est-il à présent ?
— Il va arriver, dis-je, il nous expliquera.
— Eh bien, vous me raconterez ça, dit Ashraf en écrasant sa cigarette et en se levant. Il est tard et je suis légèrement fatigué. Je te raccompagne, Feisal ?
Feisal avait l’air d’avoir envie de refuser, cependant, l’épuisement eut raison de lui. Aucun d’entre nous n’avait la force de repasser les événements en revue. Les deux hommes partirent.
J’accrochai le panneau « Ne pas déranger » sur la porte, enlevai ma première couche de vêtements et m’écroulai sur le lit.
J’étais si fatiguée que tous les muscles de mon cou me faisaient mal, pourtant, mon esprit refusait de se reposer. Ashraf avait fait un récit bâti sur des hypothèses, mais fort troublant.
Il n’était pas le seul à avoir vu John. Suzi le prétendait aussi, si toutefois on pouvait la croire. Où était-elle passée ? Feisal la suivait lorsqu’il avait entendu Ashraf crier. Était-ce Suzi qui avait frappé Ashraf ? Elle avait des cheveux blonds, coupés courts, comme ceux d’un homme.
C’était tout ce qu’Ashraf avait vu, des cheveux blonds. Feisal n’avait vu qu’une femme qui portait un chèche sur la tête.
Les fenêtres se teintaient de gris pâle. L’aube approchait. J’étais trop fatiguée pour me lever et fermer les rideaux.
Je tirai les draps sur ma tête et m’endormis.
Un soleil éclatant me réveilla. Ma montre indiquait presque dix heures. Je me roulai vers l’espace froid et vide à côté de moi. Le simple froissement des draps engendra un coup à la porte.
— Tu es réveillée ?
Schmidt, bien sûr ! Il devait épier, l’oreille contre la porte.
— Non !
— Je commande le petit-déjeuner.
Les pas s’éloignèrent.
N’ayant plus le choix, je me traînai vers la douche.
En fait, je me sentais moins mal que j’aurais dû, car mon subconscient ne m’avait apporté aucune réponse aux questions qui m’avaient tenue éveillée une bonne partie de la nuit.
En m’habillant, je vis que j’avais intérêt à envoyer quelques habits à la blanchisserie. Je boutonnai mon dernier chemisier propre lorsque la porte s’ouvrit après ce que je définirais comme un petit coup sommaire.
— Tu es habillée ? demanda Schmidt.
— Oui, désolée !
— Feisal vient d’arriver.
Je ne demandai pas de nouvelles de John.
Le garçon d’étage avait déjà disparu et Schmidt plongeait dans un plat d’œufs et de saucisses de dinde. J’acceptai la tasse de café que Feisal me présentait.
— Tu as obtenu des informations utiles de la part d’Ashraf ?
Feisal fit la grimace.
— Il n’a fait que se vanter de son habileté et m’a reproché d’avoir fait capoter la négociation.
— Tu crois qu’il dit la vérité ?
— Les grandes lignes sont exactes, dit Schmidt, songeur. Néanmoins, il reste de nombreuses zones d’ombre. Maintenant, je sais par Suzi quelles informations ont filtré.
— Je vois que tu as été très occupé ce matin. Désolée d’avoir tant dormi.
— Dans ma condition physique, un homme n’a pas besoin de tant de sommeil, répliqua Schmidt en étalant de la confiture sur une viennoiserie. En accord avec ma nouvelle stratégie, je me suis inquiété pour sa sécurité et je lui ai raconté ce qui était arrivé à Ashraf, car elle le savait sans doute déjà.
— Bien joué ! (La confiture avait disparu. J’ouvris un petit pot de miel.) Alors ? Qu’a-t-elle dit ?
— Elle n’a pas assisté à l’agression proprement dite, elle a vu qu’Ashraf était à terre. Quand elle a entendu Feisal, elle s’est cachée et a observé.
— Pratique, ces colonnes ! murmurai-je. Comment est-elle sortie du temple ?
— Normalement, je suppose, dit Feisal. On n’avait pas donné ordre au gardien de surveiller les gens qui sortaient. Personne ne me demande ce que j’ai fait ce matin ?
La bouche pleine de pain et de miel, j’émis quelques grognements encourageants.
— Le cœur lourd, enchaîna Feisal, la famille d’Ali a voulu récupérer le corps. Une délégation d’hommes est venue à mon bureau, mais j’ai dû leur dire que l’autopsie n’était pas terminée. Cela ne leur a pas plu du tout.
— Selon la loi coranique, le corps doit être enterré avant le coucher du soleil le jour de la mort, ou, au plus tard, le lendemain, m’expliqua Schmidt.
— Il était déjà trop tard quand on a retrouvé le corps.
— On ne raisonne pas avec des gens qui sont dans le malheur, dit Feisal. Je vais aller au village, voir le reste de la famille et tenter de leur expliquer. Vous voulez m’accompagner ?
Je n’en avais aucune envie. Cela risquait d’être une expérience éprouvante. Cependant, notre présence faciliterait peut-être la mission de Feisal.
Il attendit pendant que je rassemblais mon linge et que Schmidt remplissait ses poches d’une variété d’objets, utiles ou inutiles, parmi lesquels la précieuse loupe que Feisal lui avait rendue. On ne sait jamais si on tombe sur un « Indice » !
Sans limousine à notre disposition, nous prîmes un bateau pour traverser le Nil.
J’aime bien les bateaux ; ils ont de vastes auvents colorés et des coussins confortables, bien qu’un peu passés, et portent des noms comme Rosebud, Néfertiti ou Cléopâtre.
Regarder Schmidt chanceler sur la passerelle ajoutait une note de suspense distrayante. La Jeep de Feisal nous attendait de l’autre côté.
— Il faudra que je m’arrête dans la Vallée un peu plus tard, mais je veux en finir avec ça avant.
Cette rencontre fut l’exacte réplique de la première : les mêmes enfants qui nous harcelaient, la même pièce sombre, les mêmes yeux fixés sur nous, le même thé, les mêmes biscuits, les mêmes poulets ou, du moins, leurs proches cousins.
Je finis à côté d’Umm Ali, qui baissa la tête pour nous saluer et me rendit mon « Salaam aleikoum » mal prononcé, avec quelques mots en arabe qui ne faisaient pas partie du vocabulaire que je maîtrisais. Le visage sombre, Schmidt s’assit sur une chaise en face de moi. Tout le monde regardait Feisal.
Ils écoutèrent son petit discours. Le silence s’éternisait. Le poulet sauta sur les genoux de Schmidt qui le caressa distraitement.
— Je t’en prie, Feisal, présente nos condoléances à la famille.
— C’est fait. On ferait aussi bien de partir, mes explications n’ont pas été très appréciées, ajouta-t-il, morose.
Je reposai mon verre de thé sur la petite table et me levai. Je me sentis obligée de dire quelque chose, de ne pas partir ainsi. Malheureuse et peu efficace, je bredouillai un « Je suis désolée. Si on peut faire quelque chose pour vous… »
La vieille dame se leva. Une main osseuse s’empara de la mienne. Elle se hissa sur la pointe des pieds et me regarda dans les yeux. Les yeux noirs si vifs étaient embués de larmes. Elle me parla doucement, avec un sentiment d’urgence, tout en me serrant la main. Minces et puissants, ses doigts ressemblaient à des serres d’oiseaux.
Feisal traduisit ses paroles.
— Mon fils a été assassiné. Trouvez son meurtrier, pour qu’il repose en paix.
— On le retrouvera, dis-je. Aywa. Je le promets. Inch Allah.
Feisal n’eut pas besoin de transmettre. La vieille dame hocha la tête et s’assit.
— Inch Allah, répondit-elle.
À la grâce de Dieu. Personne ne fait de promesse sans ajouter ça. En fin de compte, c’est toujours Dieu qui décide. Par son Dieu ou par le mien, j’avais bien l’intention de faire de mon mieux.
Schmidt s’essuyait les yeux lorsque nous sortîmes de la maison.
— C’était très émouvant, Vicky.
— C’était ce qu’il fallait dire, reconnut Feisal, en me regardant d’un air étrange. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle a fait appel à toi. Dans notre culture…
— Oui, oui, je sais, ce sont les hommes qui tirent les ficelles. Eh bien, certaines femmes sont mieux avisées.
La Jeep de Feisal avait besoin de nouveaux amortisseurs, entre autres. Schmidt n’arrêtait pas de rebondir sur moi à chaque nid-de-poule et chaque fois que nous faisions un écart pour éviter divers animaux ou d’autres véhicules.
Un nuage de poussière, à l’intérieur de la Jeep pour l’essentiel, nous accompagnait.
— Dis-lui de ralentir ! criai-je à Feisal, qui se trouvait à l’avant, à côté du chauffeur.
— Nous sommes en retard !
En retard pourquoi ? me demandai-je, sans poser la question !
La Jeep tomba dans une autre ornière, Schmidt ricocha et retomba sur mes genoux.
Feisal daigna s’expliquer une fois que le chauffeur nous eut déposés à l’entrée de la Vallée des Rois.
— Je dois rencontrer Ahmed Saleh, l’inspecteur responsable de l’ouest de Thèbes. Il est vexé parce que je n’ai pas répondu à ses appels. C’est un pleurnicheur professionnel, mais j’imagine que j’ai intérêt à le calmer avant qu’il ne passe au-dessus de ma tête… Ou derrière mon dos, un couteau à la main.
— Il t’en veut ?
— Ils veulent tous mon poste. Pourtant, je le leur donnerai pour dix piastres !
L’inspecteur n’était pas à la maison des gardes. La question de Feisal fut accueillie par de grands gestes et des explications qu’il coupa net.
— Il est parti le long du sentier principal. Ça va barder, je lui avais dit de m’attendre ici.
Il allongea le pas. Nous étions tous un peu nerveux à propos de cette tombe, inutile de le nier, un peu comme un meurtrier qui connaît l’endroit où il a caché le corps, se sent nerveux lorsque quelqu’un s’en approche de trop près.
Le soleil avait dépassé le zénith. La plupart des touristes étaient partis déjeuner, cependant, ils étaient encore assez nombreux pour ralentir notre progression. Nous devions contourner les groupes qui s’agglutinaient autour des guides, et quelques-uns de ces trios ou quatuors énervants qui indiquaient le chemin à… personne.
Lorsque la tombe apparut, Feisal s’arrêta net. Un nuage de poussière se souleva derrière ses talons.
Une petite femme, qui portait un foulard harmonieusement noué et une jupe qui formait une mare ambrée tout autour d’elle, était perchée sur le mur d’enceinte. Elle baissait les yeux et semblait discuter avec une personne qui se tenait sur les marches, un peu plus bas.
Feisal poussa un cri. La femme leva les yeux, découvrit des dents étincelantes et se redressa sur ses pieds.
— Ah, enfin, te voilà ! cria-t-elle en se précipitant vers lui. Il est arrivé !
Feisal tendit le bras pour la tenir à distance. Imperturbable, rayonnante, Saida se jeta à mon cou. Par-dessus sa tête, je vis un homme sortir des profondeurs de l’escalier. Il ne semblait pas pressé.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? cria Feisal. Je t’ai dit que personne n’avait l’autorisation d’entrer dans cette tombe.
Le trait le plus caractéristique de Saleh était une magnifique barbe noire, qu’il ne cessait de caresser. Il salua son supérieur avec un sourire lourd de sous-entendus et regarda Saida d’un air suppliant.
En grande dame, elle vint à son secours.
— Il se contentait d’inspecter l’escalier, Feisal. C’est moi qui le lui avais demandé.
— Qu’est-ce qu’il y a à inspecter ? Ce ne sont que des marches, dit Feisal qui avait baissé le ton de quelques décibels. Et tu lui as demandé ça avec de beaux sourires, en papillonnant des yeux…
Son regard doux se durcit comme un caramel !
— Comment oses-tu me parler sur ce ton ?
Je me détachai de l’étreinte amicale de Saida et pris le bras de Feisal.
— Fais attention, murmurai-je.
— Quoi ? (Il me regarda et se reprit, non sans efforts.) Oh, d’accord. Je suis désolé, Saida.
Saida, dans les bras amicaux de Schmidt à présent, répondit gaiement.
— Ce n’est rien, je te pardonne.
— Quant à toi, Saleh, commença Feisal, je… Bon, peu importe ! Qu’est-ce que tu me voulais ?
— Cela peut attendre. Il n’y a pas de problème, quand vous aurez un peu de temps, chef…
Il reculait, pas à pas. Feisal lui fit un brusque signe de tête.
— D’accord. Plus tard.
— Oui, monsieur. Comme vous voudrez.
Il battit en retraite et se retourna, néanmoins j’avais aperçu sur son visage une expression qui m’avait fait comprendre l’allusion aux couteaux dans le dos !
— Oh, roucoula Saida, j’adore te voir commander !
— Arrête, Saida ! gronda Feisal. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— À Louxor, ou dans la Vallée ? (Elle observa le visage cramoisi et se calma un peu.) J’ai le droit d’aller où je veux, non ? J’ai essayé de te joindre ce matin, mais tu n’as pas répondu. J’ai appelé à ton bureau et on m’a dit que tu passerais dans l’après-midi. Quand je suis arrivée, j’ai vu Saleh, au poste des gardes. Il m’a gentiment accompagnée.
Elle cessa de parler et le regarda d’un air interrogateur, comme pour l’inviter à répondre.
Elle lui faisait les yeux doux et papillonnait des paupières. Perplexe, le pauvre Feisal réfléchissait à un moyen de changer de conversation, mais moi qui restais insensible aux yeux doux, je comprenais que nous étions mal partis.
Elle n’était pas du genre à le laisser s’en tirer ni à renoncer lorsqu’elle soupçonnait que quelque chose d’important se tramait sous la surface.
— Bon, Saida, dis-je. Assez joué. Qu’est-ce que vous cherchez ?
Les yeux en feu, faisant de grands gestes, elle se lança dans une tirade interminable.
— L’honnêteté ! La sincérité ! La confiance d’un homme qui prétend m’aimer. Tu insultes mon intelligence, Feisal. Tu crois que je suis trop stupide pour additionner deux et deux ? Depuis des jours, tu as l’air inquiet et terrorisé et…
Piqué au vif, Feisal l’interrompit au beau milieu de son morceau de bravoure.
— Comment ça, terrorisé ?
Saida écarta cette interruption d’un geste ample.
— Tes amis, tes grands amis, ceux qui t’ont aidé à sauver Théti-Chéri, qui rappliquent tout d’un coup. Et qui ont un entretien avec Ashraf qui n’aime guère perdre son temps en visites de courtoisie. Ils vont visiter le musée et l’un d’eux, une femme qui n’est pas connue pour être des plus timorées, se met à avoir les momies en horreur. Je m’interroge. Et ensuite, ce pauvre Ali, qui n’a pas le moindre ennemi au monde, disparaît et est retrouvé mort. Je commence à me poser des questions. Ce n’est pas difficile d’obtenir des réponses quand on sait à qui s’adresser. Ali n’est pas le seul à avoir vu ce drôle de camion s’arrêter devant la tombe. Les autres n’ont rien pensé de spécial, parce que personne ne leur en avait parlé. Ils ont cru qu’il s’agissait d’une visite officielle. Ce n’était pas le cas, n’est-ce pas Feisal, parce que, sinon, tu m’en aurais parlé ! À moi, surtout. Moi, qui ne cesse de harceler Ashraf depuis des années pour qu’il prenne soin…
Feisal lui mit la main devant la bouche. Soudain, elle écarquilla les yeux et on ne vit plus que le blanc tout autour des pupilles sombres.
Elle repoussa la main.
— Oh, non ! murmura-t-elle. Dis-moi la vérité ! N’essaye pas de m’épargner. Est-ce qu’ils…
L’expression résignée de Schmidt reflétait mes propres sentiments. Il devenait inutile de nier. Elle insisterait pour aller vérifier elle-même, et un refus ne ferait que renforcer ses soupçons.
Le silence de Feisal eut le même effet. Épaules tombantes, tête baissée, il incarnait l’image du coupable. Se sachant découvert, il se voyait perdre sa bien-aimée.
— Ils l’ont emporté. Ils le séquestrent contre une rançon.
Les hommes croient peut-être qu’ils gouvernent le monde, mais certaines femmes sont plus douées. Saida poussa un soupir de soulagement. Elle avait craint le pire : la destruction ou la mutilation de la momie.
— Bon, dit-elle brusquement, alors, il faut le retrouver. Feisal sera le héros, et Ashraf apparaîtra comme un idiot.
Le projet était ambitieux, et je voyais déjà poindre les ennuis si Saida s’y tenait.
Je commençai à le signaler, mais personne ne m’écoutait car les amants étaient enlacés dans une étreinte passionnée, et Schmidt les regardait d’un air attendri. Une fois qu’ils se furent détachés l’un de l’autre, il annonça :
— Et si nous allions déjeuner quelque part ?
— Il faut qu’on discute, Schmidt, dis-je.
— Parler et manger, ce n’est pas contradictoire. Je réfléchis mieux le ventre plein.
Nous trouvâmes un restaurant en face des temples, Medinet Habu, je crois, où le propriétaire salua Feisal par son nom et promit de nous offrir tout ce que nous désirions, tant qu’il s’agissait de poulet et de riz. Nous nous installâmes à une des longues tables devant diverses boissons pendant qu’il se rendit en cuisine.
Des chats méfiants se frottaient contre nos chevilles. L’endroit était frais et ombragé, bien que pas vraiment propret, et la vue était aussi agréable qu’elle pouvait l’être : les immenses pylônes du temple, silhouettes dorées contre le ciel azur.
— Bon, dit Saida. Racontez-moi tout !
Plus que ravi de s’obliger, Schmidt ne s’interrompait que pour demander aux chats de se montrer patients, le poulet allait arriver. Saida écoutait attentivement, la tête baissée, les coudes sur la table. Lorsque Schmidt termina, elle conclut :
— Donc, vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où il se trouve ?
Je croyais qu’elle parlait de Toutankhamon, jusqu’à ce qu’elle dirige ses grands yeux noirs vers moi.
— Vous vous sentez trahie ?
Ma première réaction fut la colère. Personne n’avait été assez impoli pour suggérer que John s’était joué de moi, que ses protestations d’innocence étaient feintes, que c’était lui qui avait tout manigancé. J’avais également refusé de l’évoquer. En croisant ce regard compatissant mais direct, je compris qu’il était temps que j’aborde le sujet.
— Il m’a certainement raconté un paquet de mensonges, dis-je. Depuis le début.
— Tu en es sûre ? demanda Schmidt, inquiet.
— Oh oui ! L’antiquaire de Berlin, qui n’en était pas une, le prétendu cardinal qui n’avait sans doute aucun rapport avec le Vatican…
— Cela ne prouve pas que c’est lui le voleur ! s’offusqua Schmidt.
— Chuut !
Nous avions parlé à l’unisson.
— John suit peut-être une piste, poursuivit Schmidt.
— Sans nous en avoir parlé ? demanda Feisal.
Lui aussi semblait soulagé de pouvoir discuter de ce qu’il avait sur le cœur.
— La franchise n’est pas sa qualité première, dis-je.
— Il n’a pas voulu nous mettre en danger, insista Schmidt, surtout pas Vicky.
— Vous êtes un romantique incurable, grogna Feisal. Regardez la réalité en face. C’était lui, le premier suspect. Il a les relations idoines et une imagination tortueuse. Si je ne lui avais pas fourni un prétexte pour se rendre à Louxor, il en aurait trouvé un, pour être sur place lors des négociations finales.
Sa voix était empreinte de colère et de douleur. C’est difficile d’admettre qu’on a été trahi par ceux qu’on aime.
Seul Schmidt, l’incurable romantique, prit la défense de John.
— Je n’y croirais jamais tant qu’il n’aura pas avoué. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûr que cela suffirait, ajouta-t-il, après un instant de réflexion.
— Bon, repassons les événements en revue, dit Feisal, d’une voix lasse. Il était au temple hier soir.
— Comme bon nombre de personnages douteux, précisai-je. Inutile de ressasser les mêmes propos. Cessons d’énoncer des hypothèses pour se concentrer sur… le moyen de le retrouver. Et je ne parle pas de John. Quelqu’un a une idée géniale ?
Les plats (poulet et riz) arrivèrent avec un ragoût de tomate, du pain et de l’houmous. Notre sympathique hôte nous quitta, les chats réapparurent et nous nous regardâmes bêtement jusqu’à ce que Saida tape du poing sur la table.
— Vicky a raison. Pour commencer, supposons qu’il est toujours dans la région de Louxor.
— C’est une hypothèse invérifiable, dit aussitôt Feisal.
Saida lui adressa un regard méprisant.
— Il faut bien commencer quelque part, et c’est logique, étant donné les difficultés qu’ils auraient éprouvées pour le transporter ailleurs. La deuxième hypothèse…
Feisal ouvrit la bouche. Saida éleva la voix d’un ton et poursuivit.
— C’est qu’il est toujours sur la rive gauche. Vous voulez que je vous explique pourquoi ?
— Un véhicule aussi voyant ne serait pas passé inaperçu dans les rues de Louxor, poursuivit Feisal d’une voix blasée.
— Très bien, répondit Saida, condescendante. Alors que sur cette rive, il y a de vastes zones inhabitées, et qu’avec un minimum de précautions, un véhicule pourrait quitter la route, faire descendre ses passagers et se débarrasser de son camouflage. Disparaître, en d’autres termes.
Nous avions envisagé ces hypothèses auparavant, pourtant, prononcées par une autre bouche, avec une voix de contralto incisive, elles convoyaient une plus grande force de conviction. Feisal ne voulait cependant pas l’admettre.
— Donc tu as réduit la zone à quelques centaines de kilomètres carrés. Cela ne devrait pas poser de problème.
— Oh, va au diable ! lui lança Saida, sur le ton de la plaisanterie. Donc, on a deux types de cachettes pour un tel objet : une grotte ou une tombe abandonnée dans les falaises, ou bien une structure quelconque.
Je me souvins de mon rêve où Toutankhamon était allongé sur un lit, dans un hôtel de luxe, avec la climatisation poussée à fond. Absurde, mais…
— Ils essayeront de le protéger autant que possible, dis-je. À l’abri de la poussière, des insectes, des rapaces, des éboulements… Et puis, la cachette aurait moins de chance d’être découverte par hasard avec des murs tout autour et des portes bien fermées.
— Oui, on a quand même retrouvé le corps d’Ali dans les falaises, dit Feisal, s’attachant à son combat d’arrièregarde.
— Les voleurs ont dû le transporter loin de l’endroit où il est mort. (Elle regarda tout autour d’elle. Schmidt et les chats avaient mangé tout le poulet.) Allons-y, Vicky. Vous voulez passer aux toilettes avant de retourner à l’hôtel ?
Elle me conduisit dans un endroit qui, pour parler gentiment, n’aurait même pas eu droit à une misérable mention dans un guide du Routard.
Je vous épargnerai les détails, mais je vous dirai quand même que cela m’a fait comprendre pourquoi elle portait des jupes plutôt que des pantalons.
Tandis que nous nous lavions les mains devant un lavabo taché, doté d’un vieux savon racorni, elle m’adressa un long regard et soupira.
— Les hommes sont charmants, mais ils manquent de sens commun, les pauvres. Vous avez tout de suite compris la logique de mon raisonnement.
— Ils ne réfléchissent pas de la même manière que nous, c’est sûr.
Elle m’avait éloignée pour avoir une petite conversation entre filles. Je l’aimais bien, mais je n’étais pas d’humeur à lui faire des confidences. Pas encore.
— John ne pense jamais comme tout le monde, dis-je, très justement.
— Vous vous inquiétez pour lui, non ?
J’acceptai une poignée de mouchoirs en papier qu’elle sortit d’un des plis de sa jupe.
Une serviette était bien suspendue à un crochet près de l’évier, mais j’aurais préféré m’essuyer les mains par terre.
Schmidt était tout de suite tombé amoureux de Saida et, lorsqu’elle lui emprunta son carnet et son stylo, il était prêt à s’agenouiller devant elle.
Tête contre tête, ils établissaient des listes pendant que nous roulions vers l’embarcadère.
Une fois sur la rive droite, Feisal et Saida s’éloignèrent, bras dessus, bras dessous, pour une destination inconnue tandis que Schmidt et moi regagnions l’hôtel.
Le téléphone sonnait lorsque nous entrâmes dans la suite. Je me ruai sur lui, j’espérais encore entendre une voix familière qui annoncerait un amant prodigue triomphant, Toutankhamon sous un bras, et le coupable dans l’autre.
L’appel venait de la blanchisserie qui voulait me rapporter mon linge.
La femme était venue et repartie, Schmidt était sous la douche et je m’apprêtais à prendre la mienne lorsqu’on frappa doucement à la porte.
Les employés de l’hôtel vont et viennent à toute heure, pour proposer de menus services en échange d’un pourboire plus que nécessaire, je supposai donc qu’on m’apportait un vase de fleurs ou une coupe de fruits. Mais je me retrouvai face à une totale inconnue. Son pantalon tergal et ses bonnes chaussures à talons plats me rappelaient les tenues de ma tante Sue, qui allait déjeuner en ville avec ses copines. Des lunettes en écaille encadraient ses yeux bruns délavés, et ses cheveux auburn parsemés de blanc étaient tirés en chignon retenu par un coquet ruban rouge. Elle s’accrochait à son énorme sac qu’elle tenait devant elle. Je m’attendais presque à ce qu’elle vienne quémander des fonds pour une espèce en voie de disparition ou me vendre un abonnement à Femme moderne.
Elle essayait de regarder derrière moi, néanmoins comme je remplissais généreusement l’encadrement de la porte et qu’elle était plus petite que moi, elle n’y parvint pas.
— Oui ? dis-je alors que j’avais envie de la mettre dehors. Que puis-je pour vous ?
Elle s’éclaircit la gorge et annonça d’une petite voix précise :
— J’aimerais parler à monsieur John Tregarth.
— Désolée, il n’est pas là.
— Puis-je vous demander quand il rentrera ?
— Je ne sais pas. Enfin, si, vous pouvez poser la question, rectifiai-je, mais je ne peux pas vous répondre.
J’estimais avoir été assez polie pour la journée. Cela devait être une autre des relations ambiguës de John. Son apparence n’avait rien de louche, mais les meilleurs escrocs ont l’air irréprochable.
— Vous ne voulez pas entrer ? demandai-je en étirant les lèvres pour former un sourire.
Le sourire était peut-être une erreur, il découvrait trop de dents carnassières. Elle refusa d’un signe de tête. Le ruban rouge s’agita.
— Non, merci, la prochaine fois.
— Qui êtes-vous ?
Le ton de ma voix et mon regard hostile la firent sursauter ; son sac se leva, comme pour former un bouclier. J’avais peur qu’elle se mette à crier et de me faire arrêter pour avoir menacé une dame innocente qui avait deux fois mon âge. Je produisis une version édulcorée de mon sourire.
— Euh, je voulais dire, que puis-je pour vous ?
— Rien, merci. C’est personnel. C’est très important, malgré tout. J’ai laissé un message un peu plus tôt.
— Ah, vous êtes…
J’avais oublié son nom.
— Si vous pouviez être assez aimable pour lui demander de me téléphoner au Mercure ? Merci, excusez-moi de vous avoir dérangée. C’est vraiment très important.
J’avais menti en disant à Saida que je ne m’inquiétais pas pour John. J’étais inquiète, furieuse et frustrée, et, si je ne savais toujours rien de l’endroit où il se trouvait, j’avais devant moi une de ses motivations éventuelles.
J’étais presque sur le point de l’attraper et de la tirer à l’intérieur de la pièce, au risque de provoquer ses hurlements, lorsque la silhouette ventripotente de Mahmud, le garçon d’étage, approcha. Il apportait un vase avec une rose rose.
— Ah, bon sang !
Madame Machin-Chose poussa un élégant cri de dame et s’enfuit. Rayonnant, Mahmud s’inclina et m’offrit le vase. Je lui fis signe d’entrer.
— Posez-le sur la table !
La suite de Schmidt se trouvait à l’extrémité d’un long couloir. Toujours en vue, l’inconnue trottinait aussi vite que possible vers les ascenseurs.
Finalement, Mahmud tombait à pic. Il m’avait donné l’occasion de reconsidérer mon envie première.
De l’autre côté du vestibule où je me tenais, deux grands escaliers descendaient vers la mezzanine du New Winter Palace, par laquelle l’hôtel était relié à l’Old Winter. Je m’y précipitai, laissant la porte ouverte. Si j’allais assez vite et que l’ascenseur était lent, je pourrais peut-être rejoindre la réception du Old Winter avant qu’elle n’en sorte.
Je dégringolai l’escalier à toute allure, en me tenant à la rampe pour ne pas perdre l’équilibre, et courus dans le couloir qui menait au vieux bâtiment et à la réception.
Au premier coup d’œil, je fus incapable de la voir. En y regardant à deux fois, je revins tout aussi bredouille. Sans courir, je me dirigeai à grands pas vers la sortie.
De la terrasse, je dominais toute la rue, en contrebas. La petite silhouette en pantalon de tergal gris était remarquable par son absence.
— Zut !
La poursuivre plus longtemps serait sans doute une perte de temps. À présent que j’étais un peu calmée, je compris que j’aurais mieux fait de ne pas essayer.
Après tout, j’avais son nom et son adresse actuelle… si je parvenais à mettre la main sur sa lettre. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle était devenue.
J’aurais dû faire preuve d’amabilité, au lieu de terroriser cette pauvre femme !
En sortant de l’ascenseur, je vis Schmidt, dans l’encadrement de la porte, qui basculait la tête d’un côté puis de l’autre l’autre, tel un pendule. Lorsqu’il me vit, il se mit à crier.
— Où étais-tu passée ? Comment oses-tu me causer une frayeur pareille ? Ne recommence jamais ça ! Herr Gott ! Tu sais très bien que tu ne dois ouvrir à personne tant que je ne suis pas là pour te défendre !
Je m’excusai et m’expliquai. Schmidt plissa les yeux.
— Tu poursuis des fantômes, Vicky. Qui qu’elle soit, cette femme ne peut avoir aucun rapport avec Toutankhamon, sinon, elle n’aurait jamais donné son nom et son adresse. Allez, viens te changer. Feisal a téléphoné. Ils viennent dîner avec nous, Saida et lui.
Lorsque je sortis de ma chambre, propre et fraîchement vêtue, l’esprit plus ou moins éclairci, Saida et Feisal admiraient le coucher de soleil sur balcon, en compagnie de Schmidt.
— On se met en route demain matin dès l’aube, déclara Saida, en brandissant un morceau de papier. J’ai établi la liste des endroits à fouiller.
Je la lui pris des mains. Elle faisait une page entière.
— Et avec l’aide de quelle armée ? demandai-je. On ne peut pas défoncer la porte d’organisations respectables comme le Goethe Institut ou…
— Qui parle d’enfoncer les portes ? On ira leur rendre visite, entre collègues.
Je regardai Feisal, qui détournait les yeux. Aucune aide à espérer de sa part, pas plus que de celle de Schmidt qui sautillait de joie sur son fauteuil, rien qu’à l’idée de se lancer dans une enquête.
Je me demandais si j’allais leur asséner la douche froide du bon sens tout de suite ou les laisser s’amuser encore un peu lorsqu’on frappa à la porte.
— Sauvés par un visiteur, dis-je en allant répondre.
C’était un employé qui nous apportait un sachet plastique au logo d’une des boutiques les plus luxueuses des arcades.
— C’est pour vous, madame, dit-il en me tendant le sac.
La main droite dans sa poche, Schmidt, qui s’était précipité à mon côté parut très déçu à la vue d’un messager inoffensif, et non d’un assassin, armé jusqu’aux dents. Il sortit sa main de sa poche. Au lieu d’une arme factice, elle contenait une liasse de billets.
— Un instant, dis-je. Il y a une erreur. Je n’ai rien acheté chez Benetton.
— Si, si, c’est vous qui avez passé la commande. Elle vient d’arriver à la réception.
Schmidt prit le sac et donna le pourboire.
— C’est peut-être un présent, dit-il en fermant la porte. Regardons la carte.
En fait, sous une couche de papier se trouvait une boîte incrustée de nacre, le genre de boîte que l’on trouve dans toutes les échoppes du souk.
— Oh, mon Dieu ! m’exclamai-je.
Mon cri attira Saida et Feisal. Installés autour de la table, nous observions l’objet. Je ne me résignai pas à l’ouvrir.
— C’est joli, dit Saida poliment en tendant la main vers la boîte.
Le teint pâle et grisâtre, Feisal lui attrapa le poignet et la retint.
— Laisse-moi faire ! fit-il, la voix rauque.
Elle n’avait pas vu la première boîte, mais cette réaction et le regard fixe de Schmidt suffirent à raviver ses souvenirs. Elle recula d’un pas et mit la main devant sa bouche.
— Oh, non, pas une autre…
La fermeture était raide. Feisal ouvrit et ôta une couche de coton hydrophile.
C’était bien une main, mais pas une main de momie. En apparence, le corps auquel elle avait été rattachée l’avait perdue au cours des dernières vingt-quatre heures.