XIV

On réconforta Ashraf avec un verre de brandy, autorisé sur prescription médicale, avant de l’assaillir de questions.

— Comment ça, pas là ? s’écria Feisal. Il ne peut pas être ailleurs ! Vous n’avez pas bien cherché.

— On a mis la maison sens dessus dessous ! expliqua Ashraf en montrant ses mains poussiéreuses et pleines d’échardes. Pas seulement le bâtiment principal, mais toutes les dépendances. Cette femme… cette saleté de bonne femme a inspecté la maison de Karnak, mais je n’arrive pas à croire qu’ils l’auraient laissé là-bas sans surveillance.

— Effectivement, dit John.

— Où peut-il être ? fit Feisal sur un ton plaintif poignant.

— Eh bien, là est la question, répondit John, froidement. Maîtrisons un peu nos émotions et examinons la situation logiquement.

— Oh, je t’en prie, ne nous fais pas un discours sur le crime et l’esprit criminel !

— Juste sur le crime, ma chérie… J’étais sur le point d’aborder cet aspect lorsque nous avons été interrompus. Si quelqu’un a une meilleure idée ?

Sourcils levés, il balaya son public d’un regard inquisiteur. Ashraf était retombé dans son désespoir morose, Feisal faisait les cent pas, Schmidt regardait John d’un air aimable, plein d’espérance. Même Saida semblait à court d’idées. Le choc nous avait anéantis. Aucun de nous n’avait imaginé que la momie ne serait pas sur place.

Je m’abstins de toute critique supplémentaire. John venait de traverser de dures épreuves, et, comme il le fait souvent remarquer, il a horreur des souffrances physiques. De plus, son amour-propre avait subi un grave revers.

Pour parler crûment, il s’était fourvoyé non une, mais plusieurs fois. Je me contentai donc de croiser les bras et de lui faire un petit signe encourageant. De toute façon, rien ne l’aurait arrêté.

— Cette opération, commença John, a été très onéreuse. Il a fallu de nombreuses personnes pour la mener à bien, dotées de talents particuliers. Cela ne court pas les rues, surtout dans cette région ; ce ne sont pas des terroristes qui agissent pour des mobiles politiques, c’est une organisation criminelle pure et simple, qui ne s’intéresse qu’à l’argent. Après avoir vérifié mes sources, bien avant notre arrivée en Égypte, je suspectais un groupe en particulier. Ils ont plusieurs vols d’antiquités rondement menés à leur actif, dans des entrepôts, et une fois même dans un temple bien gardé.

— Dendérah ! s’exclama Feisal.

— Exact. Le modus operandi était le même que dans l’affaire qui nous occupe. À présent, vous vous demandez peut-être pourquoi je ne vous ai rien dit, puisque j’avais identifié le groupe ? Eh bien, en fait, ce groupe en lui-même n’a que peu d’importance. Ce sont des mercenaires qui obéissent aux ordres. Je voulais le commanditaire, et là, je n’avais encore aucun indice sur son identité. Les mobiles possibles restaient trop nombreux, tout comme les éventuels suspects.

Les gangs ont leurs usages, mais ils ont aussi leurs défauts. Ils sont là pour l’argent. Donc, si quelqu’un leur fait une meilleure offre, ils risquent de changer de bord.

Ou, si les choses tournent mal, ils peuvent tenter de sauver leur peau et de s’enfuir. C’est pourquoi je ne fais jamais appel à eux.

On ne peut pas leur faire confiance. Vicky, tu ne restes pas en place, je t’ennuie ?

— Oui.

— Moi aussi, aboya Feisal. Où est-ce que cela nous mène ?

— J’essaie de vous expliquer, dit John d’un ton aimable, pourquoi je ne vous ai pas mis dans la confidence. Vous étiez tous suspects. Oui, Feisal, même toi ! Tu n’aurais pas demandé mieux que de voir Ashraf disgracié, afin de jouer le rôle du héros qui aurait sauvé Toutankhamon ! Les seules personnes que je ne soupçonnais pas étaient Vicky et Schmidt, cependant toutes deux ont une fâcheuse tendance à prendre les choses, et les armes, dans le cas de Schmidt, en main !

Prenant cette remarque pour un compliment, Schmidt ricana et ouvrit une autre bouteille de bière.

— Je n’avais aucune de tes fichues armes, maugréai-je. Schmidt comment as-tu réussi à te procurer ce pistolet ?

— Le soir où j’ai fait des courses avec Saida et Feisal, expliqua-t-il. Je l’ai acheté à un chauffeur de taxi, après leur départ. On trouve toujours tout ce qu’on veut, si on sait tirer les bonnes ficelles.

Feisal roula les yeux vers le ciel.

— Je ne veux rien savoir, Schmidt, et j’en ai plus qu’assez des théories. Je veux qu’on me dise ce qui est arrivé à Toutankhamon !

— Moi aussi, dit Ashraf. Si vous êtes si malin, Tregarth, répondez donc à la question !

John se dirigea vers le minibar.

— Je ne bois jamais plus que de raison, mais je crois que ce soir, je suis autorisé à approcher ce niveau. (Il se frotta le bras avec une grimace de douleur théâtrale.) Toutankhamon est dans les locaux de la FEPEA, bien entendu.

Ashraf était trop furieux pour prononcer des paroles cohérentes.

Il bredouilla en agitant les bras. Feisal s’exprima de manière éloquente.

— Impossible, nous avons fouillé la maison de fond en comble !

— Vous n’avez pas regardé au bon endroit, insista John.

John refusa d’en dire plus, sous prétexte qu’il se sentait faible et devait se reposer.

— Demain, dit-il, proche de la pâmoison ! Demain, j’en aurai peut-être la force.

— Demain ! Que je sois damné ! J’y retourne ce soir !

— Je te le déconseille vivement, s’énerva John. Tu as laissé des gens sur place pour surveiller l’endroit, je suppose ? Il sera parfaitement en sécurité cette nuit. (Il avait dû monter le ton pour se faire entendre par-dessus les menaces et les jurons.) Vous tenez toujours à avoir l’homme qui a commandité toute l’affaire ? Alors, un peu de patience. L’attente sera grandement récompensée. Faites-moi confiance !

Nous fîmes sortir Feisal et Ashraf avant qu’ils ne s’en prennent physiquement à John. J’étais tentée de me joindre à eux, mais une idée commençait à germer dans mon esprit. Saida devait y songer, elle aussi. Elle ne s’était pas jointe au concert des protestations.

Le chat fut le premier à nous accueillir. Il arriva au coin de la maison, queue en l’air et fit la fête à Schmidt.

— Elle se souvient de moi, dit-il, tout joyeux, en se penchant pour caresser la tête de l’animal.

— C’est un mâle, précisai-je, de l’autre côté de la bestiole. Sans aucun conteste !

— Je m’inquiétais pour toi, chuchota Schmidt à l’animal. J’aurais dû me douter que tu étais assez malin pour ne pas rester au milieu du vacarme et des coups de feu.

Schmidt nous tint la porte, à moi et au chat. Les autres étaient déjà dans le bureau du directeur. Schmidt s’arrêta et regarda la tache sombre sur le tapis de Boukhara.

— Ne t’inquiète pas, dis-je en lui donnant une petite tape sur le dos, il est encore en vie.

Schmidt soupira.

— Tout juste. C’était nécessaire, je sais, il aurait pu vous tuer, toi ou John.

La tache noire n’était pas le seul signe de violence. Le bureau ressemblait à mon salon, la plupart du temps : chaises renversées, objets divers jonchant le sol, parmi lesquels les deux épées. Les pointes des lames étaient encore tachées de sang.

— Tss, tss, fit Schmidt, des armes magnifiques, aussi maltraitées. Il faudrait les nettoyer et les remettre en place.

— N’y touche pas ! Ashraf, vous feriez mieux d’envoyer quelques hommes réparer les dégâts, avant l’arrivée de l’expédition, sinon vous aurez quelques explications à donner.

— Vous avez sans doute raison, acquiesça Ashraf. (Quelque chose crissa. Il leva son pied et examina la semelle de sa chaussure.) Du verre brisé. D’où vient-il ?

— Dans la folle tentative de sauvetage d’hier, quelqu’un a brisé une vitrine, expliqua John, en regardant dans la bibliothèque.

Il se pencha et sortit délicatement un couteau des éclats de verre.

— Joli poignard.

— Les fondateurs devaient être bien sanguinaires, dis-je.

— La vie était dangereuse à l’époque, précisa John, en admiration devant l’objet.

De plus de vingt centimètres de long, il présentait des signes d’usure évidents.

— Ce n’est pas l’heure de la nostalgie, grommela Feisal. Où est Toutankhamon ?

John revint dans le bureau. Il posa le couteau sur la table.

— Ici.

— Je t’ai dit qu’on avait regardé partout !

— Vous cherchiez un cercueil… une boîte d’un mètre quatre-vingt de long, dit John.

Les mots tombèrent, telles des masses de plomb sur une tête sans défense. Le menton de Feisal s’affaissa, Ashraf s’étouffa.

— C’est ce que je pensais, lâcha calmement Saida.

John alla vers les boîtes empilées dans un coin. En carton solide, carrées, aucune ne mesurait plus de quatre-vingts centimètres, celle du haut, pas plus de trente. Avec les mouvements lents et étudiés d’un magicien qui va sortir un lapin de son chapeau, John souleva le couvercle et quelques papiers d’emballage. La tête de Toutankhamon nous sourit timidement.

— Cabotin ! C’est du cinéma. Tu n’es qu’un charlatan ! m’exclamai-je.

— Ils l’ont mis en pièces ! gémit Ashraf.

— Il l’était déjà, lui rappelai-je.

Saida se pencha sur la boîte, en poussant de petits cris de détresse. Je m’efforçai de la réconforter.

— Ils l’ont emballé très soigneusement dans du coton, ils ont pris des boîtes solides.

Feisal se rua sur les autres boîtes. Deux jambes, un demi-torse, une moitié de bras… il était entier. Ou presque, à l’exception de la main qui avait été envoyée à Ashraf. Les pieds et la deuxième main se trouvaient dans un carton séparé.

Pendant que les autres déballaient Toutankhamon, John restait à l’écart et cajolait son bras, avec des airs supérieurs.

Schmidt s’installa dans le fauteuil directorial et commença à nourrir le chat avec les morceaux de poulet d’un des cartons de déjeuner qu’il avait apporté. Sa moustache frétillait.

Ou il était plongé dans ses pensées, ou il essayait de retenir un fou rire.

Ce qui aurait été inconvenant, mais la situation offrait une bonne dose d’humour noir. J’avais l’impression de me trouver à une veillée funèbre, tant il y avait de pleurs et de grincements de dents.

Ashraf fut le premier à se reprendre. Contrairement à Feisal et Saida, il s’intéressait moins à ce pauvre Toutankhamon qu’à sa propre réputation.

Il attrapa la boîte contenant la tête.

— Il faut le remettre en place. Tout de suite, avant qu’il y ait des fuites ! Feisal, commence à charger les cartons dans la voiture !

Schmidt leva les yeux.

— Maintenant ? Au grand jour ? Avec des touristes et des gardes qui observeront le moindre de vos mouvements ?

— Non, c’est impossible, s’exclama Feisal en arrachant la boîte des mains d’Ashraf. Voyons, fais attention ! Ne le remue pas comme ça !

— Il s’en moque, dis-je. Il est mort.

Feisal me lança un regard haineux. Ashraf frotta son menton fraîchement rasé.

— On doit réfléchir. Réfléchir avant d’agir. Ce soir, lorsque la Vallée sera fermée…

— J’ai peur que cela ne soit pas aussi simple, intervint John. Suivez votre propre conseil et réfléchissez bien. L’identité du commanditaire ne vous intéresse vraiment pas ? Vous devriez personnellement lui en vouloir, c’est lui qui vous a frappé sur la tête, l’autre soir.

— Nous savons tous qui c’était. Votre assistant… je ne sais plus son nom.

— Comme je ne cesse de vous le dire, rien ne presse. Pourquoi ne vous installeriez-vous pas confortablement, que je vous explique.

— Ah, non, pas un autre discours !

— Et ensuite, poursuivit John, dont les narines commençaient à s’agacer, je vous révélerai le nom du véritable instigateur de toute cette affaire. Mesdames, messieurs, je vous en prie, asseyez-vous.

À contrecœur, en maugréant, nous nous installâmes autour de la table. La tête de Toutankhamon que Feisal avait déposée au beau milieu donnait une teneur macabre à notre discussion.

La solennité de la scène était toutefois brisée par Schmidt qui faisait passer les boîtes de cuisses de poulet. (Le chat avait mangé les blancs).

— Si vous permettez, dit Schmidt, j’aimerais prononcer quelques mots.

— Nous sommes tout ouïe, sourit John, en inclinant gracieusement la tête.

— Merci, répondit Schmidt, en l’imitant. Si on se réfère à vos déductions de la nuit dernière, John, il semblerait que vous ayez laissé certains points en suspens. Ce pauvre Alan aurait peut-être été capable de trouver le groupe dont vous nous avez parlé en s’introduisant dans vos fichiers, mais, s’il voulait de l’argent, pourquoi inventer un projet aussi complexe et aussi bizarre ? Pourquoi Toutankhamon et non un objet d’art qu’il aurait pu vendre au marché noir ?

— Je suis heureux que vous posiez la question, dit John.

Ils se congratulèrent à nouveau. Visiblement, ils avaient mis ce scénario au point ensemble. Pour le seul plaisir d’énerver Ashraf, ou pour une autre raison ? John ne cessait de regarder sa montre.

— Oui, pourquoi Toutankhamon ? La seule réponse logique, c’est qu’Alan s’était associé avec quelqu’un… dont la motivation première n’était pas l’argent. Nous ne pourrons pas interroger Alan avant longtemps, si toutefois c’est possible un jour. Voilà comment je vois les choses.

« Alan a été contacté par un individu qui voulait mettre le CSA dans une situation scabreuse, en lui dérobant l’un de ses trésors les plus en vue. Alan l’a convaincu qu’il assumerait personnellement les aspects matériels. Il a également fait remarquer que le groupe de malfaiteurs qui se chargeraient du vol voudrait se faire payer, et chèrement ! Il n’y avait qu’un moyen d’obtenir des sommes colossales : exiger une rançon. »

— Donc, c’est l’autre type qui aurait songé à enlever Toutankhamon ? dis-je. Cela signifie… Cela signifie… mais qui ?

— Vous ne devinez pas ? demanda John avec son sourire suffisant.

Je regardai Ashraf, qui regardait Feisal, qui regardait Saida qui, lèvres légèrement entrouvertes, regardait John.

John regarda sa montre.

— Perlmutter ! Jan Perlmutter ! Qui d’autre ! s’exclama Schmidt, qui, n’y tenant plus, sauta sur ses pieds et indiqua la porte.

L’encadrement de la porte resta désespérément vide. Pas de Jan Perlmutter en vue.

— Ne fais pas l’idiot, Schmidt. Tu as simplement envie que ce soit lui, parce que tu lui en veux toujours.

— Comme d’habitude, dit John, résigné, Schmidt a raison.

Ashraf se leva d’un bond.

— Perlmutter ? Du musée Altes de Berlin ? C’est lui qui est derrière tout cela ? Pourquoi ? Comment ?

— Vous le rendiez fou, répondit John, simplement. Lorsque nous l’avons rencontré à Berlin, Perlmutter avait la bave à la bouche en parlant de la préservation des antiquités. C’était comme s’il était doté d’un droit divin… qu’il devait les défendre contre les barbares… dans son idée. Pour s’exprimer simplement, il a perdu la raison. La plupart des archéologues sont un peu illuminés… Regardez comment vous et Feisal vous conduisez avec cette maudite momie. Une personne saine d’esprit se moquerait totalement de ce qui lui arrive.

— Pourtant, le Doktor Perlmutter y était très attentif, dit Saida.

— Vous confirmez mon interprétation.

John regarda de nouveau sa montre, puis la porte et se renfrogna.

— Il voulait la rendre intacte, poursuivit Saida, on doit le lui accorder.

— On ne lui accorde rien du tout ! s’exclama Ashraf, furibond. Je m’arrangerai pour qu’il le paye cher, et qu’il paye aussi pour ce qu’il m’a fait endurer. Je prends le premier avion pour Berlin demain, dès qu’on aura remis Toutankhamon dans sa tombe.

— Pardonnez-moi de vous rappeler, fit John, que vous devez toujours trouver un moyen d’accomplir cette dernière tâche. Quant à Berlin, inutile de vous y rendre. Perlmutter est là, en personne. Enfin ! ajouta-t-il, exaspéré. Je lui avais dit de venir à dix heures !

Tous les yeux se tournèrent vers la porte.

— J’ai été retenu.

Il avait gâché le scénario savamment élaboré de John en n’arrivant pas au bon moment. Le bon moment était sans doute la question flagorneuse : « Vous ne devinez pas ? »

Pour un criminel qui venait juste d’être démasqué, Jan semblait très content de lui. Ses boucles grises étincelant dans la lumière, il alla s’asseoir.

— Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre la dernière partie de votre conversation, dit-il froidement. Vos accusations tiennent du délire.

Ashraf repoussa sa chaise et sauta sur ses pieds, poings serrés.

— Lâche, tu m’as frappé en traître ! Tu le payeras !

Jan sourit. On entendait presque ce qu’il pensait. Ah, ces Arabes, toujours excités, ils sont trop émotifs pour s’occuper de leurs trésors. J’avais envie de donner un coup à Ashraf pour qu’il se taise, mais j’étais trop loin de lui. Schmidt et John venaient tout juste de commencer. De quelles preuves ils disposaient contre lui, je n’en savais rien, mais j’avais l’impression qu’elles étaient minces. Ils devaient le piéger pour qu’il fasse des aveux compromettants. Les enquêteurs talentueux savent que la violence est contre-productive en la matière et lui donner un coup à l’estomac ne ferait que l’exaspérer et renfoncer son sentiment de supériorité.

Ce fut Schmidt qui rétablit la situation. Son cri fit trembler les murs.

— Asseyez-vous et tenez-vous tranquille !

Schmidt n’use pas souvent de son autorité, mais lorsqu’il y a recours, il est formidable. Ashraf s’assit aussi soudainement qu’il s’était levé. Si je n’avais pas été assise, mes genoux auraient flageolé.

— Toi aussi ! poursuivit Schmidt, s’adressant à Jan. Tu parleras quand on te le demandera. C’est moi qui dirige l’enquête et je ne tolérerai aucune interruption. Voilà. C’est mieux. Bon, John, vous pouvez continuer…

John n’était toujours pas habitué à ce nouveau Schmidt. Visiblement impressionné, il s’éclaircit la gorge.

— Comme je le disais… Où en étais-je ? Ah…

Que tous les archéologues sont un peu timbrés, l’orienta Schmidt.

— Exact. Voler la momie de Toutankhamon ne pouvait être que l’idée d’un monomaniaque, de quelqu’un qui lui attribuait une valeur peu commune et estimait que ses coreligionnaires partageaient son point de vue. En d’autres termes, un égyptologue psychotique ou une autorité dans le domaine des reliques. Cela excluait d’emblée Alan et les associations de malfaiteurs habituelles. Cela prouvait également que le mobile était d’ordre personnel, et non financier ou politique. Nous avions envisagé cette possibilité parmi d’autres, sans pousser l’idée jusqu’au bout. J’ai perdu pas mal de temps à spéculer sur des rancœurs personnelles contre un individu particulier, Ashraf, Feisal ou moi. Et pourtant, tous, nous menions des vies irréprochables…

C’en était trop pour Jan, de plus en plus excédé par l’utilisation d’adjectifs péjoratifs. Il explosa.

— Irréprochables… Vous, le plus infâme…

— Ah, vous aviez entendu parler de moi ? Très bien. Vicky, prends cela en note.

— Avec quoi ?

— Je m’en charge ! s’écria Saida.

Elle sortit son carnet et se mit à écrire.

— Je savais tout ! dit Jan.

Ses mains accrochées aux bras du fauteuil étaient toutes blanches, néanmoins, il n’était pas encore prêt à reconnaître sa défaite.

— Pendant l’affaire de l’Or de Troie, j’ai parlé à Herr Müller d’un individu mystérieux, un ami de Vicky, qui avait joué un rôle actif. J’avais quelques sources gouvernementales à ma disposition et j’ai pu identifier l’individu en question et suivre ses activités. Par simple précaution au départ. Un escroc de la sorte pourrait devenir dangereux pour le musée, un jour.

— Oui, belle pirouette, fit John, judicieusement. Néanmoins, j’ai désormais la preuve que vous connaissiez très bien mon ancien milieu. Vous avez laissé échapper autre chose lors de notre conversation au musée, à Berlin. Vous avez feint de ne pas avoir connaissance de la tête Amarna. Et pourtant, Alan avait informé tous les grands musées de son existence.

— C’est sa parole contre la mienne.

— Depuis combien de temps es-tu en Égypte ?

Après la longue dissertation sinueuse de John, la brutale question de Schmidt le fit sursauter. Il prit son temps avant de répondre.

— Deux ou trois jours.

— Deux ou trois ? répéta John.

Jan se tourna vers lui.

— Cela ne vous regarde pas.

— En fait, cela fait cinq jours, déclara Schmidt. Cela m’a été confirmé par mon vieil ami Wolfgang, de l’Institut Goethe.

— Vous saviez qu’Alan était prêt à rendre la momie contre une rançon, dit John. Mais vous, vous n’en aviez jamais eu l’intention. Vous étiez déterminé à l’en empêcher, par tous les moyens. Nous savons que vous étiez à Karnak, la nuit de l’exposition.

Jan tournait la tête de droite à gauche, comme le spectateur d’un match de tennis.

Sans lui laisser le temps de répondre, le duo fatal lançait accusation sur accusation.

— Ce n’est qu’après votre arrivée en Égypte que vous avez appris le meurtre d’Ali, et plus tard, celui de la jeune femme, continua John.

Droite, gauche, droite… nous suivions tous le mouvement, à présent. J’avais déjà le torticolis. La seule exception était Saida, qui restait courbée sur ses notes. Jan se pencha sur le côté et se concentra un instant sur elle avant de se retourner vers John.

— Un honnête homme, un homme de courage, un homme intègre aurait immédiatement contacté la police. Vous avez plié. Vous avez passé un accord avec Alan. Il pouvait garder l’argent, tout l’argent, s’il vous laissait la momie. Vous aviez encore assez d’honnêteté intellectuelle pour vouloir qu’elle reste en sécurité. Comme vous voyez, vos plans ont été déjoués.

Avec un geste théâtral de la main, John indiqua la boîte contenant la tête de Toutankhamon.

Quelqu’un se mit à rire. Je n’étais pas la seule à être horrifiée par la boîte. Mais ce n’était pas à cause de Toutankhamon. C’était Jan.

S’il s’était laissé momentanément ébranler par la prestation de John et Schmidt, il avait encore une carte dans sa manche, et c’était un as !

— Faux ! dit-il, en s’adossant au fauteuil et en croisant les mains. Mon plan, comme vous dites, se déroule comme prévu. Je suppose que vous aviez l’intention de remettre la momie en place dans le plus grand secret. Trop tard ! La nuit dernière, la presse du monde entier a appris, d’une source anonyme, que la momie qui était sous la responsabilité du CSA a été volée par une vulgaire bande de malfaiteurs. Les représentants des grands médias ne vont pas tarder à débarquer à Louxor.

Il n’avait pas besoin d’entrer dans les détails. Je voyais déjà le tombeau, cerné par des hordes de journalistes et de cameramen.

On ne pouvait pas leur interdire l’accès à la Vallée des Rois sans la fermer au public, et cette démarche paraîtrait aussitôt suspecte. Certaines personnes, comme les subordonnés jaloux de Feisal, ne seraient que trop heureuses de parler à la presse.

Saida laissa retomber son stylo. Ashraf bondit de sa chaise. Livide, sans voix, Feisal prononça quelques mots silencieux.

— Alors, dit Schmidt, dans un dernier effort désespéré, tu reconnais avoir organisé le vol de la momie pour plonger le Conseil suprême dans l’embarras ?

— Je ne reconnais rien du tout ! se défendit Jan, menton en avant. Je viens tout juste d’être informé du vol et je considérais comme de mon devoir d’en avertir le public. Vous ne pouvez rien prouver. Et si vous essayez de me séquestrer, dit-il en repoussant sa chaise, vous le regretterez.

Ashraf contourna la table et se jeta sur Jan. Je hurlai pour qu’il arrête, tout comme Saida, mais il était trop furieux pour nous entendre.

Jan attrapa le couteau que John avait posé sur la table et recula.

— Ne me touchez pas ! cria-t-il, hystérique. N’essayez pas de me retenir !

Ashraf trébucha sur le pied que John avait tendu et tomba à plat vendre.

— Faites comme bon vous semble. Partez ou restez, cela ne changera rien.

Les yeux exorbités, Jan recula vers la porte. John passa la main dans le col d’Ashraf, le redressa et lui donna une élégante claque sur la joue.

La claque n’était pas nécessaire, avoir le souffle coupé suffit généralement à faire baisser le niveau d’agressivité. Ashraf agrippa son col et John entonna : — Une agression contre un opposant par le chef du Conseil suprême, c’est ça que vous voulez lire demain dans la presse, Ashraf ?

Jan se retourna et courut. Il ne ralentit même pas pour ôter la poussière de sa veste.

— Laissez-le partir ! ordonna John, en tenant fermement Ashraf.

— Nous sommes morts ! dit Feisal d’une voix creuse. Va en enfer, Johnny, tu t’y attendais…

— Pas toi ? répliqua John qui avait laissé une touche d’exaspération filtrer dans sa voix. Tu n’as donc rien écouté ? C’est justement ce que cherche Perlmutter, la publicité. Il n’aurait pas osé mettre un pied ici sans avoir déjà pris des mesures.

— Alors, pourquoi tout ce cinéma ? Pourquoi Schmidt et toi avez-vous perdu tout ce temps à l’interroger, si vous saviez qu’il avait déjà gagné ?

John baissa les yeux. Ses longs cils, un de ses plus beaux traits, scintillèrent dans la lumière.

— C’était amusant, avoua-t-il.

— Il va se faire du mouron pendant un moment, dit Schmidt en gloussant.

— Il n’a pas l’air inquiet pour l’instant, grommela Feisal, la tête dans les mains. Nous sommes morts !

— Pas nécessairement.

De manière touchante, une lueur d’espoir éclaira certains visages. Pas celui d’Ashraf, cependant.

— Que peut-on faire ? demanda-t-il, la cravate de travers, les cheveux ébouriffés. Ce fumier a raison, nous ne pouvons pas débarquer dans la Vallée et décharger Toutankhamon, morceau par morceau, sous le nez de la presse. Même si nous pouvions barrer l’entrée du tombeau et tenir les journalistes à distance, quelqu’un verrait ce qu’on fait. Un reporter audacieux soudoierait un garde pour qu’il le laisse passer. Un seul photographe suffirait…

— Vous réfléchissez, dit John. C’est excellent. Néanmoins, vous suivez une mauvaise piste. Il me semble qu’il n’existe qu’un moyen de sortir de votre dilemme.

La limousine était assez spacieuse pour nous tous, même si nous dûmes nous serrer un peu, tant le septième passager prenait de place.

Ashraf avait insisté pour ranger les cartons dans l’ordre, sur une seule couche, pour ne pas qu’ils soient ballottés. John était assis à une extrémité de la rangée et Feisal à l’autre.

J’avais regardé trop d’images de la momie nue, je n’avais pas besoin de beaucoup d’imagination pour la voir, côte à côte avec John et Feisal, tel un sinistre gisant royal de la basilique Saint-Denis, vous voyez ce que je veux dire… un roi allongé et couronné dans toute sa splendeur, à côté d’un corps en putréfaction. « Et poussière, tu retourneras… »

Lorsque John avait exposé son idée, Ashraf avait éclaté d’un rire, outragé et incrédule. Sans se laisser perturber, John avait poursuivi.

— Il y a environ six cents kilomètres pour rejoindre Le Caire. Votre limousine devrait pouvoir y arriver avant l’aube, si nous prenons la route maintenant.

À demi convaincu, à demi hébété, Ashraf avait demandé.

— Et ensuite ?

— Si vous n’avez pas autorité pour pénétrer à l’intérieur du musée en dehors des heures d’ouverture, personne ne l’a. Une fois qu’il sera au musée, qui avouera qu’il n’est pas là depuis le début ? Qui aurait le pouvoir de vous traiter de menteur si vous prétendez qu’il a été transféré ici dès le début ?

Feisal s’était levé et avait commencé à faire les cent pas.

— C’est vrai, avait-il dit, tout excité. Ça expliquerait tout ! Le camion était un véhicule officiel, que tu avais envoyé…

— Pour sauver le pharaon de son environnement insalubre, ajouta Schmidt.

— Comme je l’avais exigé, compléta Saida, l’œil pétillant.

— Et comme Ashraf avait pensé qu’il était juste et sage de le faire, poursuivi John, d’un ton égal. Vous vouliez réserver une merveilleuse surprise aux détracteurs, passés et à venir, tout en faisant une jolie campagne publicitaire. Perlmutter vous a rendu un service fantastique avec ses accusations pitoyables. Laissez-les bourgeonner et fleurir ! Lorsque vous montrerez la momie, tous les médias sans exception vous supplieront de leur accorder une interview et Perlmutter aura l’air d’un imbécile jaloux.

Le visage d’Ashraf avait pris l’expression d’une personne qu’on avait forcée à se mettre au régime et à laquelle on présentait un immense gâteau au chocolat.

— Mais comment… Savez-vous combien coûte une vitrine à température constante de la salle des momies royales et combien de temps il faut pour en fabriquer une ? Nous n’en avons aucune de disponible. Je ne peux pas présenter Toutankhamon dans une vulgaire caisse en bois.

— Déplacez l’un des autres rois temporairement, suggérai-je. Thoutmose III par exemple. Il avait l’air d’avoir le sens de l’humour.

Cette touche de légèreté avait recueilli le succès qu’elle méritait : aucun !

— Cela pourrait marcher, fit Feisal.

— C’est génial ! s’était exclamé Saida. Ça va marcher !

Nous étions en route moins de deux heures plus tard. Ashraf avait congédié son chauffeur avec un billet d’avion pour Le Caire.

Ce n’était pas la première fois qu’il lui prenait l’envie de conduire lui-même.

Nous prîmes nos bagages à l’hôtel et Schmidt chargea le véhicule de nourriture, de boissons et d’autres éléments de confort que je n’avais pas remarqués avant de monter en voiture.

Je ne sais pas comment il s’y était pris pour sortir les couvertures et les oreillers discrètement, mais j’étais certaine qu’il avait laissé de quoi les payer au centuple. Contaminée par l’agitation générale, j’allais et venais sans grande efficacité.

À un moment, je me retrouvai dans l’ascenseur avec le sachet contenant ma djellaba, objet dont j’espérais ne pas avoir besoin.

La seule personne à ne pas se joindre à ce capharnaüm fut John, bien entendu. Appuyé contre la limousine, il se contentait de faire quelques rares suggestions.

Ashraf s’installa au volant, sortit une paire de gants en cuir fin, tout en se conduisant comme un capitaine sur le pont de dunette, si c’est bien là qu’un capitaine doit se tenir. Schmidt était assis à l’avant, à côté de lui, moi et Saida étions à l’arrière, avec les garçons, vivants ou morts.

— Attachez vos ceintures ! lança Ashraf.

« Nous allons décoller dans un instant », ajoutai-je mentalement. J’obéis aussitôt. Connaissant maintenant un peu mieux Ashraf, je savais que le trajet ne serait pas de tout repos.

Tandis que nous nous éloignions de l’hôtel, un autre véhicule vint se placer devant nous, une voiture noire, qui, malgré l’absence de logo officiel, n’avait rien de banalisé.

— Qu’est-ce qu’elle fait là ? Je croyais que nous devions voyager incognito.

— Ashraf ne se déplace jamais sans escorte, murmura Feisal.

— Nous devons passer les postes de contrôle sans être retardés, ajouta John. Je suppose que vous les avez déjà tous prévenus ?

— Bien sûr, bien sûr, assura Schmidt, qui avait le téléphone à l’oreille. Ils savent que nous devons passer.

Tout le monde avait été prévenu de notre arrivée. Le véhicule d’escorte commença à klaxonner. Les policiers arrêtaient la circulation aux carrefours. Les voitures et les chariots s’écartaient sur le côté, avec succès parfois, parfois beaucoup moins efficacement. Notre caravane les contournait.

Du moins, c’est ce que je croyais. Nous n’entendions aucun cri. Schmidt babillait toujours au téléphone et Ashraf pestait contre la maladresse des autres conducteurs. J’essayai de fermer les yeux, sans y parvenir. Les colonnes du temple de Louxor étaient déjà loin derrière nous.

Les pylônes de Karnak apparurent pour disparaître presque aussitôt. Nous traversâmes le pont du Nil dans un souffle et bientôt nous avions quitté Louxor, en direction du nord.

Dix heures de route. À condition qu’il ne se passe rien, pas de pneu crevé, pas de panne d’essence ni de chameau au milieu du chemin.

Je devrais sans doute expliquer à ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Égypte que les chameaux n’étaient pas les seuls dangers.

La route de Louxor au Caire ne possède que deux voies sur la plus grande partie du trajet.

Mal entretenue, elle est pleine de nids-de-poule et d’ornières, et les camions et les bus ne tiennent pas leur droite. Le plus gros risque est sans doute le conducteur égyptien.

En général, il double selon son bon plaisir, même si un autre véhicule arrive en sens inverse.

La plupart du temps, il y a assez de place sur le bas-côté pour que les voitures qui occupent leur espace légitime puissent s’écarter pour laisser le passage. En général.

Tous mes souvenirs me revenaient. J’aurais préféré le contraire.

— De bons souvenirs ? me demanda doucement John qui ne sait que trop bien lire dans mon esprit.

— Pas vraiment.

— Bon, vois les aspects positifs. Au lieu de voyager dans un antique véhicule qui tient à coup de bouts de ficelle, tu es dans une limousine confortable. Au lieu de tout tenter pour éviter les contrôles, et ceux qui te poursuivent, nous roulons droit sur Le Caire… Soudain Ashraf vira sur le bas-côté pour éviter un camion qui doublait un taxi dans le sens inverse.

— Tu me le paieras, cria Feisal, de l’autre côté de la momie.

Il avait l’air joyeux, sans doute parce qu’ils étaient tendrement enlacés avec Saida.

— C’est sympathique, tout ce monde autour de soi, dit John. Tiens, prends donc un oreiller.

— Ou une botte de paille. C’est agréable, lorsqu’on se sent un peu faible.

J’essayai de suivre ses conseils et de me concentrer sur les bons côtés, mais ces horribles souvenirs ne cessaient de me hanter.

La dernière fois, il n’y avait que John, Feisal et moi, mais John était incapable de réagir après le traitement qu’il avait subi, Feisal était aussi agité qu’une jeune vierge et nous ignorions où se trouvait Schmidt, ce qui était une autre source d’inquiétude.

Cette fois, la situation se présentait beaucoup mieux.

Il faisait encore jour lorsque nous arrivâmes à Nag Hammadi et traversâmes le pont pour rejoindre la rive gauche.

Je me souvenais de cet endroit ! Nous n’étions jamais parvenus à traverser le fleuve et nous avions dû nous lancer dans une course folle le long de la rive droite et au milieu des oasis du désert.

— Nous allons faire le plein ici, annonça Ashraf. Vous pouvez en profiter pour vous rendre aux toilettes, mesdames, mais ne perdez pas de temps à vous refaire une beauté.

— Comment ça va ? me demanda Saida en passant son bras sous le mien.

— Je ne sais pas, répondis-je sincère. Tout s’est passé si vite. C’est un peu de la folie.

— C’est excitant, s’enthousiasma Saida. Votre John est étonnant. Il a toujours autant d’imagination ?

— Si l’on peut dire.

— Pas Feisal. (Saida se regarda dans un miroir douteux et sortit son rouge à lèvres.) Mais je l’aime comme il est.

Comme elle ne semblait pas pressée, je m’appuyai contre le mur et la regardai pendant qu’elle se remaquillait.

Me refaire une beauté était le dernier de mes soucis, pour l’instant.

— J’espère que vous ne l’avez pas pris pour vous lorsque John a dit que tous les archéologues étaient fous. Il voulait déstabiliser Perlmutter.

— Non, non, il le pense vraiment, dit Saida, très calme. Il manque d’esprit scientifique. Il est très important de préserver le corps de Toutankhamon. Sans corps, le roi n’atteindra jamais l’immortalité.

— J’avais l’impression qu’une statue, une peinture ou même un nom, suffisaient comme substitut du corps. Si c’est le cas, Toutankhamon a plus de chances d’être immortalisé que n’importe qui. Il y a des milliers d’images de sa momie et des dizaines de milliers de reproductions de son cercueil, de son masque et de ses statues, dans le monde entier.

— Oui, c’est vrai, reconnut Saida. (Elle rangea son rouge à lèvres et sortit un pinceau d’eye-liner.) Je ne suis pas certaine que cela compte vraiment.

Pendant que je réfléchissais à sa remarque et que je me demandais si elle était sérieuse, un poing tapa à la porte.

— Sortez de là ! cria Feisal. Nous sommes prêts.

Saida me fit un clin d’œil.

— Il adore jouer les chefs. Cela ne fait pas de mal de laisser croire aux hommes qu’ils contrôlent tout, tant que nous décidons des choses importantes !

Nous nous entassâmes à nouveau dans la limousine et remîmes Tout en place.

Les dernières lueurs s’évaporaient tandis que nous repartions vers le nord.

Schmidt commença à ouvrir diverses boîtes de nourriture qui étaient bien entendu à l’avant avec lui. Il nous passa du poulet, des œufs, des oranges et ainsi de suite.

— Je n’ai pas faim, dis-je, livide.

Je ne me rappelais que trop bien ce qu’était la conduite en Égypte, la nuit. Les gens n’allument pas leurs phares, sauf lorsqu’ils croisent une autre voiture. Ce soudain éclair de lumière est très énervant, jusqu’à ce qu’on s’y habitue. Je ne m’y étais pas habituée.

— Mange, insista Schmidt. Tu auras besoin de forces.

— J’espère bien que non.

Le gros disque rouge du soleil descendait avec une lenteur solennelle, et des nuages mauves soulignaient l’horizon à l’ouest.

Les premières étoiles scintillaient timidement dans le ciel nocturne. Nous roulions à une bonne allure, doublant bus et camions. Ashraf mangeait une patte de poulet et téléphonait.

Si je comptais bien, cela ne laissait aucune main pour le volant !

— Ashraf, dis-je, tout en sachant que je perdais mon temps, pourquoi ne laissez-vous pas Schmidt prendre vos appels ?

— Je téléphone à mes subordonnées, répondit Ashraf, d’un ton sévère. Je leur ordonne de me rejoindre au musée. Même le grand Herr Doktor Schmidt ne peut pas le faire à ma place.

John laissa échapper un rire qui tinta à mes oreilles.

— Schmidt, la meilleure lame de toute l’Europe ! Il faudra un moment avant qu’Ashraf s’en remette.

Nous passâmes un autre poste de contrôle en douceur, en ralentissant juste assez pour qu’Ashraf sorte sa tête par la vitre et aboie un ordre aux gardes avant de reprendre de la vitesse. Schmidt me proposa une orange.

L’obscurité était totale à présent et Ashraf conduisait comme un pilote de stock-car, se faufilant au milieu d’une circulation à demi invisible, en chantant un de ses airs orientaux qui montent et descendent l’octave.

Je laissai tomber mes pelures d’orange sur le sol. Je vais salir la belle voiture d’Ashraf, pensai-je et quand on arrivera au Caire, je le tuerai !

Lorsque je me réveillai, nous étions à une autre station-service.

— Où sommes-nous ? demandai-je, en regardant les lumières.

— Minya, dit Feisal. On est dans les temps.

— Dernier arrêt avant Le Caire, annonça Saida en se libérant de l’étreinte de Feisal et en sortant de la voiture avec grâce. Je la suivis, sans aucune grâce. Au Caire, je la tuerai, elle aussi ! J’étais raide comme une vieille momie !

L’arrêt fut bref. Le trajet interminable se poursuivit. Je ne parvenais pas à rester éveillée, mais je ne pouvais pas non plus dormir. Des éclairs de lumières des véhicules qui nous croisaient se braquaient vers des trains de marchandises et des dragons cracheurs de flammes.

Quelqu’un riait. Pas les dragons, ni les pharaons. Je reconnus les gloussements de Schmidt. Il devait raconter des blagues. Il rit toujours plus fort que quiconque à ses propres plaisanteries.

Je repris totalement conscience lorsque des lumières différentes s’imprimèrent sur mes paupières. J’avais la tête appuyée sur l’épaule de John et il avait passé son bras derrière moi.

— J’ai le bras tout engourdi, dit-il lorsque je bougeai enfin.

— Moi, c’est surtout mon derrière. Enlève ton bras…

— Dès que tu auras ôté ta jolie tête, ma chérie.

Je me redressai et regardai par la fenêtre.

— Nous y sommes ! Nous sommes au Caire !

— Ah ! fit Schmidt, en tournant la tête aussi vite qu’il en était capable. Tu es réveillée.

— Nous y sommes ! On a réussi !

Les grandes villes ne dorment jamais. Le long de la corniche, toutes les lumières étaient allumées et bien que la circulation ne soit pas aussi intense qu’en plein jour, il y avait encore des gens dehors, qui rentraient chez eux après une nuit de fête ou partaient déjà au travail, à cette heure indue.

La façade du musée du Caire étincelait, telle une glace à la framboise.

Ashraf se dirigea droit vers le lourd portail de fer forgé. Les battants s’ouvrirent lentement.

Au moment où la voiture s’arrêta, les portes du bâtiment s’ouvrirent aussi. Plusieurs hommes sortirent et se dirigèrent vers la voiture. Ils parlaient en arabe, mais le sens de leur propos était clair. « Qu’est-ce qui se passe, grands dieux ? »

Quoi qu’ait dit Ashraf, il s’était exprimé avec suffisamment d’autorité pour tous les renvoyer à l’intérieur des murs.

— Déchargez-le et rentrez-le, nous ordonna Ashraf.

Il prit les commandes en prenant une des boîtes (le demi-torse, je crois). Feisal et Schmidt suivirent, tout comme Saida qui tenait tendrement le carton contenant la tête dans ses bras. Ashraf montra les deux dernières boîtes en disant : — Prenez les jambes !

— Tu ne viens pas ? me demanda John.

J’allongeai mes propres jambes sur la banquette.

— Je vais faire une petite sieste. Réveille-moi lorsque tout sera terminé.

C’était merveilleux de pouvoir s’allonger. Je me débarrassai de mes chaussures et tortillai mes doigts de pieds avec délice.

Au lieu de m’assoupir, je contemplai la façade du musée, rêveuse. Je m’étais souvent retrouvée au milieu d’imbroglios invraisemblables, mais celui-ci valait son pesant d’or.

Que faisais-je ici, me demandai-je, à quatre heures du matin, devant le musée du Caire avec un trio d’égyptologues à demi fous qui reconstituaient un vieux pharaon démembré. Qu’était Toutankhamon pour moi ? Pourquoi m’y intéressai-je ? Car je m’y intéressais. J’avais changé de pronom, je n’y pensais plus comme à la momie, je disais « lui », désormais, et non plus « elle ».

L’aventure avait eu du bon : John était blanchi et nous étions débarrassés de Suzi. Schmidt lui avait tourné le dos lorsqu’elle lui avait offert sa main et des excuses. Feisal et Saida étaient en route pour l’autel ; Jan Perlmutter allait recevoir une bonne leçon bien méritée. On pourrait même peut-être le soudoyer pour qu’il rende Néfertiti !

Je l’imaginais empaillé, exposé sur un piédestal dans son propre musée avec une pancarte qui disait : « L’homme qui a perdu Néfertiti. »

Le ciel commençait à s’éclaircir. Le lever de soleil n’était pas spectaculaire, la pollution forme un brouillard trop épais, au Caire. Une tête apparut par la vitre.

— Réveillez-vous, Vicky, il ne faut pas rater ça ! C’est une image que vous n’oublierez jamais. Vous serez parmi les premières à la voir.

L’éclairage de la salle des momies royales était tamisé, en dehors d’un projecteur braqué sur une des vitrines de verre.

Des hommes en tenue de laboratoire blanche, avec des masques chirurgicaux qui couvraient le visage opéraient les derniers ajustements.

Les masques semblaient superflus, après ce qu’avait enduré Toutankhamon, mais cela faisait plus professionnel. Un peu plus loin, Schmidt, John et Feisal observaient.

— Tu as bien dormi ? demanda John en me prenant par la taille.

— Je ne dormais pas.

Thoutmose III grimaçait toujours. On avait dû déplacer un roi moins important pour faire de la place à Toutankhamon.

Les techniciens s’écartèrent. Il reposait, l’air paisible. Comme les autres momies, il était décemment couvert du menton aux chevilles d’un vieux tissu brunâtre. Saida nous avait expliqué que le musée avait utilisé des lins anciens. Sous les plis du tissu, il était impossible de voir que la tête n’était plus attachée au corps.

— Voilà ! dit l’un des techniciens.

Par respect pour les ignorants qui étaient présents dans la salle, il avait parlé anglais et la conversation se poursuivit dans cette langue.

Ashraf s’approcha de la vitrine.

— C’est correct, dit-il. Maintenant, écoutez-moi et écoutez-moi bien ! J’ai convoqué une conférence de presse, ici, au musée, à dix heures. J’y annoncerai que le pharaon est au musée depuis plus d’une semaine, au laboratoire, où on l’a préparé pour l’exposer. Dans quelques jours, il retournera dans son tombeau, dans une vitrine conçue sur le même modèle que celle-ci. Vous éviterez les journalistes par tous les moyens. Si on vous interroge, vous vous en tiendrez à ce que je viens de vous dire. Je n’ai pas besoin de vous expliquer quelles seraient les conséquences si vous vous écartiez de cette ligne. C’est bien compris ?

Des hochements de têtes et des murmures de sycophantes signifièrent leur accord. Ashraf n’en attendait pas moins.

D’un geste régalien, il congédia les techniciens.

— Donc, dit-il, en se frottant les mains, tout est en ordre !

— À part l’autre main, dis-je, en réprimant un bâillement.

— On la remettra en place à la première occasion. Autre chose ?

Il voulait demander s’il n’avait rien oublié d’important. Il adressa un regard interrogateur à Schmidt.

— Je ne crois pas, fit-il.

J’adressai un dernier regard attendri à Toutankhamon, et nous sortîmes du musée, le laissant à la garde de plusieurs vigiles, à qui, je suppose, on avait promis le même sort qu’aux techniciens au cas où ils seraient tentés de cracher le morceau.

Ashraf eut la bonté de nous raccompagner à notre hôtel.

— On a une chambre ? demandai-je, pleine d’espérance, sans trop y croire.

Aber natürlich, dit Schmidt, j’ai téléphoné hier soir.

— Des nouvelles de la Vallée des Rois ? demanda John.

Ashraf éclata d’un rire fielleux.

— Les journalistes ont été prévenus que je donnerai une conférence de presse aujourd’hui. Certains n’arriveront pas au Caire à temps. Ils se feront griller, comme on dit, par les autres.

La chambre de Schmidt était prête, mais le directeur nous informa, tête baissée, que la nôtre ne le serait pas avant midi.

— Peu importe, dit Schmidt, personne n’a envie de dormir.

— Parle pour toi !

— Nous devons aller à la conférence !

— Pas moi, j’en ai assez de Toutankhamon pour le reste de ma vie.

Laissant les autres se congratuler devant un café, je me jetai sur le grand lit douillet de Schmidt et m’endormis aussitôt.

Lorsque je me réveillai, le soleil inondait la pièce et Jan Perlmutter se tenait dans l’encadrement de la porte.