I

Je ferme les yeux, je me bouche les oreilles, Mais toujours, j’entends ta voix… qui raconte des mensonges[1]

Quand je chante, je ne déclenche pas les hurlements hystériques de milliers de fans. Pourtant, je me sentis légèrement vexée en voyant mon chien se réfugier dans l’escalier. En général, il apprécie mes trémolos, il est bien le seul, d’ailleurs. À part cela, il a plutôt une bonne ouïe.

John descendait l’escalier. Il interrompit la fuite de César d’un ordre péremptoire… chose dont j’ai toujours été incapable, et s’approcha nonchalamment de moi.

Je ne l’avais pas vu depuis quinze jours, et j’en eus des frissons jusqu’au bout des ongles… Il portait une chemise du même bleu que ses yeux et ceux du siamois qui s’enroulait sur son épaule. D’une main, aux longs doigts aussi délicats que les pattes brunes du félin, il soutenait les épaules de Clara. Au début, Clara n’appréciait pas vraiment John, mais il s’était attaché à conquérir le cœur du chat (pour échapper aux morsures et griffures) et y était parvenu, au prix de nombreux petits morceaux de poulet. Ils offraient un spectacle magnifique, tous les deux. John offrait un spectacle magnifique.

— Toujours là au bon moment, dis-je, grognon. Tu ne peux pas entrer par la porte, comme tout le monde, au lieu de grimper par la fenêtre de ma chambre !

— Ça me rappelle de bons souvenirs.

Les souvenirs d’un temps où il avait Interpol et plusieurs bandes d’escrocs rivales à ses trousses, à la recherche des trésors de l’art qu’il avait subtilisés.

Désormais, c’était un antiquaire respecté, en tout cas si j’en croyais ses dires, ce qui tenait sans doute de la plus haute imprudence… Me raconter des mensonges était l’une de ses activités favorites.

Je repris, sur mes genoux, la pelote de coton blanc souillée, ainsi que le crochet qui y était relié de manière précaire et feignis de l’étudier.

Je la jouais un peu distante, pour ne pas me laisser séduire par le sourire et les yeux bleus enjôleurs. Tout de même, il ne s’était pas pointé depuis deux longues semaines ! Londres est à moins de deux heures de vol de Munich, j’étais bien placée pour le savoir, puisque je faisais le voyage assez souvent. Grâce à un patron indulgent, je pouvais m’éloigner de mon travail au musée plus facilement que John de ses affaires. Du moins, c’est ce qu’il prétendait. Encore un mensonge ?

— Alors, comment vont les affaires ?

Pas de réponse. Un bruit sourd et une plainte de siamois me firent lever les yeux. Clara était à ses pieds, et John ne me regardait pas : il me scrutait avec un air incrédule. Non, en fait, pas moi… l’objet informe que je tenais en main.

— Qu’est-ce que c’est ? coassa-t-il.

— Inutile d’être aussi hargneux, dis-je sur la défensive. C’est un bonnet de bébé. Je ne suis pas très douée, mais je finirai par y arriver !

John chancela vers le fauteuil le plus proche et s’y effondra. Il était blanc comme un linge, bien plus blanc que l’affreux petit bonnet qui avait beaucoup souffert des jeux de Clara.

— Qu’est-ce qui te prend ? Bob, tu sais… sa nouvelle femme attend son premier et je pensais que ce serait gentil de lui…

Il poussa un long soupir et soudain, j’eus un éclair qui me frappa droit à l’estomac.

— Parfois, je suis vraiment lente. C’est à ça que tu pensais ? Oui, c’est bien cela. Non seulement que j’allais devenir maman… attends… ça vient. Que j’étais tombée enceinte pour te forcer à me passer la bague au doigt ! Espèce d’enfoiré ! Je parie que ta mère te met en garde depuis des mois ! Fais attention à cette catin… elle va essayer de…

— Vicky !

John a une voix de ténor mélodieuse, mais il crie plus fort que moi si nécessaire et, croyez-moi, en l’occurrence c’était nécessaire ! Il sauta sur ses pieds et avança. Je lui jetai le bonnet de bébé, avec le crochet, à la figure. Il l’esquiva. La pelote de coton roula sur le divan et Clara se lança à sa poursuite. John m’attrapa par les épaules.

— Cesse de crier et écoute-moi !

— Tu n’y as pas cru, quand même ?

— Cru à quoi ? Que tu étais assez stupide pour me jouer cette vieille scène démodée ? Non, jamais, même en rêve ! Tu dois quand même reconnaître que ma première impression était justifiée, avec les indices que j’avais sous les yeux.

— Cesse de t’exprimer comme un juriste ! Ce n’était pas ce que tu as cru, c’était ta réaction ! Tu étais terrifié, rien qu’à l’idée. On aurait dit que tu allais faire une syncope !

— Oui.

J’étais partie pour une bonne bagarre, bien réconfortante, mais cet aveu d’une voix si douce me coupa l’herbe sous le pied. Je fus tout juste capable de prononcer un vague :

— Alors, tu le reconnais ?

— Je mérite peut-être tous tes reproches et largement. Mais je ne suis pas assez arrogant pour être aveugle aux conséquences de mes forfaits. Je suis constamment terrifié Vicky : j’ai beau être le plus grand lâche de toute la terre, j’ai peur pour toi aussi. Il y a pas mal de gens mal intentionnés dans ce bas monde qui nourrissent des rancœurs contre moi.

Les mots coulaient à flots, son visage s’embrasait et ses ongles s’enfonçaient dans ma chair.

— Lorsque nous avons parlé de vivre ensemble, j’ai essayé de t’en dissuader, car je te mets en danger, rien qu’à te fréquenter. Mais comme tu l’as fait remarquer avec tant d’éloquence, tu es adulte et tu as le droit de choisir. Tu m’as convaincu, malgré mes réticences et les derniers lambeaux de ma conscience. Que crois-tu que j’aie ressenti, pendant ce moment de terreur, en imaginant qu’il y aurait peut-être un nouvel otage, une autre victime innocente qui souffrirait de mes péchés ? Les gens dont je parle n’hésiteraient pas à utiliser un enfant pour s’en prendre à moi… et à toi.

J’avais l’impression d’être une petite mouffette déprimée.

— Je suis désolée, murmurai-je. Je me suis emportée sans réfléchir. Et puis, certaines personnes m’en veulent aussi !

— Beaucoup même, dit-il en s’efforçant de sourire.

— Effectivement. Ce n’est pas grave.

— Je suis désolé. Pour… tout.

Je savais de quoi il parlait et je n’osai pas m’aventurer dans cette voie, même en pensée. Le plantant là, les mains sur les genoux, l’air désemparé, pour une fois, je me levai et sauvai les pitoyables résidus de ma tentative de cadeau des griffes de Clara. Lorsque j’eus enfin démêlé la pelote de coton des pattes des tables et des chaises, John préparait des cocktails à la cuisine. Je n’allais pas le lui reprocher. Je jetai la misérable pelote de coton dans la corbeille et acceptai le verre qu’il me tendait.

— Je suis désolée d’avoir proféré ces horreurs sur ta mère.

Par chance, je m’étais trouvée à bout de souffle avant d’arriver aux injures. Jen et moi ne serions jamais les meilleures amies du monde, et, à mon pas si humble avis, elle était trop possessive avec son fils. Mais la grossièreté reste de la grossièreté, même lorsqu’on dit la vérité.

John haussa les épaules.

— C’est à cause d’elle que tu ne m’as pas vu ces derniers temps. J’ai dû me rendre en Cornouailles pour m’occuper d’une petite urgence : quelqu’un s’est introduit dans sa maison.

— C’est affreux ! m’exclamai-je, avec une toute petite dose d’hypocrisie.

J’avais pitié du voleur qui avait osé affronter Jen, à moins qu’il n’ait été armé jusqu’aux dents.

— Elle n’a pas été blessée, elle n’a même pas eu peur, tempéra-t-il. Tu la connais.

— Oh, oui.

— Elle ne s’était même pas aperçue que quelqu’un était entré avant qu’il lui prenne l’envie de faire le ménage et qu’elle s’aventure au grenier.

Ma toute première, et donc la lointaine dernière, visite dans la demeure familiale partait d’une bonne intention de John qui voulait que sa mère s’habitue à ma présence, ou plutôt à l’idée de mon existence. « Tu ne l’aimeras pas, m’avait-il prévenue. Elle ne t’aimera pas non plus. » Pourtant, lors de notre première rencontre, sur ce que l’on pourrait définir comme un territoire neutre, je l’avais trouvée assez amusante et charmante.

C’était avant qu’elle ne découvre qui j’étais, ou plutôt ce que j’étais pour son fils.

Lorsqu’il a proposé de passer quelques jours en Cornouailles, pour donner la chance à Jen de mieux me connaître, j’ai pensé : « Après tout, pourquoi ne pas essayer ? » J’ai essayé, vraiment.

Pour l’occasion, j’avais même acheté une robe. D’un vert tout à fait banal, avec un décolleté pudique et une jupe qui descendait à mi-mollet. J’avais mis du vernis rose sur mes ongles, un rouge à lèvres assorti, et j’étais bien coiffée. Comme John avait été assez maladroit pour me le faire remarquer, je ressemblais à une jeune ingénue dans une comédie musicale des années quarante.

Gardez bien à l’esprit que je ne considérais pas Jen comme une menace. J’avais compris très tôt que John éprouvait pour sa mère un mélange d’exaspération et d’affection tolérante.

Il poursuivrait son chemin, quoi qu’elle en dise ou en pense. Cependant, je ne m’étais pas imaginé que Jen refuserait toujours de l’accepter.

On dit que les Américains sont nuls en ce qui concerne les antiquités. C’est bien possible, car nous n’avons pas beaucoup de maisons remontant à plus de trois siècles. Les montants de porte en stuc irréprochables étaient surmontés de symboles héraldiques d’animaux informes, de lourds portails en fer forgé ouvraient sur une allée sinueuse, bordée d’arbres sinistres, et un carrousel circulaire. La maison en elle-même ressemblait à une caricature de couverture d’un roman gothique. La façade de pierre originale, sans doute élégante autrefois, était désormais couverte de lichens et d’une épaisse couche de lierre. Elle était encadrée par deux tours incongrues, surmontées de créneaux. Il ne manquait qu’un vieil ermite, errant sur les terres !

Il avait bruiné toute la journée, des nuages bas et sombres planaient dans le ciel et des lambeaux de brouillard ceignaient les tours. La porte d’entrée s’ouvrit alors que nous approchions et elle apparut, telle la méchante gouvernante d’un roman d’épouvante : vêtue de noir, elle s’appuyait sur une canne à pommeau d’argent. J’étais certaine que cette canne n’était qu’un accessoire, car Jen s’était montrée aussi alerte qu’un criquet lors de la croisière en Égypte, et je n’avais pas remarqué la moindre robe noire dans sa garde-robe.

Nous prîmes le thé dans le Petit Salon (on entendait les lettres capitales lorsque Jen prononçait ces mots). Je m’attendais à être servie par un antique Serviteur (désolée pour la majuscule, le phénomène est contagieux). Je suppose que Jen n’en avait trouvé aucun à sa convenance, mais la femme de chambre portait un tablier blanc et une crête de dentelles dans les cheveux.

John restait assis, le regard vide, pendant que Jen et moi faisions la conversation. J’avais tellement peur de commettre un impair que je la laissais presque parler toute seule.

Elle me raconta l’histoire de leur merveilleux arbre généalogique et me vanta les mérites de la famille Tregarth. Elle conclut sa tirade en disant :

— Les Tregarth ont toujours été des hommes honnêtes et honorables.

Je faillis en avaler mon biscuit de travers ! Après le thé, Jen me fit faire le tour du propriétaire pour que je comprenne bien qu’il ne s’agissait pas d’une simple maison, mais d’un manoir de famille, qui fleurait bon l’histoire et la tradition… chose qu’une colonialiste américaine ne saurait jamais apprécier à sa juste valeur. Je comprenais parfaitement où elle voulait en venir. Cela ne me plaisait guère, et tandis que nous longions corridor après corridor, que nous grimpions un escalier interminable après l’autre, mon exaspération montait pour une tout autre raison. Cet endroit était l’incarnation de l’anachronisme, un énorme boulet à traîner. Je ne serais pas dans le métier si je ne connaissais pas la valeur des objets historiques, mais il faut bien dresser une frontière quelque part, et dans certains cas, l’ancien doit céder le pas au moderne. Certes, l’endroit ne manquait pas d’un charme désuet, il était pittoresque… et absolument invivable, sur le plan pratique. C’était un puits sans fonds, John dépensant des fortunes pour que la maison ne s’écroule pas sur la tête de Jen. Il avait fait remarquer, lors d’un de ses rares accès de sarcasmes, que s’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait rasé la maison et vendu la propriété depuis longtemps.

— Il y a de nombreuses affaires, dans le grenier, si tu t’en souviens, poursuivit John. Cela lui a fait un choc lorsqu’elle s’est aperçue de ce qui s’était passé : toutes les malles, tous les cartons avaient été ouverts et leur contenu renversé sur le sol. Elle a téléphoné à la police locale pour faire constater les dégâts. On l’a laissée déverser sa rage un moment, mais la police a fini par lui dire qu’elle ne pouvait pas y faire grand-chose. D’ailleurs, il ne manquait rien, en tout cas aucun objet de valeur… puisqu’il n’y en avait pas. Nous ne remisons pas les bijoux de famille dans le grenier !

— Je ne savais pas que vous aviez des bijoux de famille, dis-je.

— C’était une métaphore, fit John d’un air chafouin. En fait, il n’y avait rien à voler. Et nous ne disposons d’aucun indice. On ne sait même pas quand cela s’est vraiment passé.

— Quand même, dis-je intéressée, c’est terrifiant de savoir que l’on risque d’être victime de ce genre de « visite ». Comment ce faux cambrioleur est-il entré ?

— Tu connais les lieux. Il y a plus de vingt portes et une centaine de fenêtres, rien qu’au rez-de-chaussée, et trois escaliers indépendants ! Jen dort comme une souche et sa chambre donne sur la façade.

— Cela laisse supposer que l’individu connaissait le plan de la maison, non ? Il n’aurait pas pris le risque de s’aventurer sous ses fenêtres.

— Ne te laisse pas emporter, Sherlock. On ne peut tirer aucune conclusion hâtive. La théorie la plus vraisemblable, c’est qu’un adolescent a fait un pari avec ses amis qui l’ont incité à s’introduire dans la maison sans se faire prendre. C’est stupide, je sais, mais avec les jeunes !… Jen est considérée comme un mélange de châtelaine et de sorcière. Un sacré défi à relever, en d’autres termes.

Il but son verre et je répondis, moralisatrice :

— Je trouve ton attitude bien cavalière pour un fils attentionné. Ta mère ne devrait pas rester toute seule dans cette grande maison isolée.

— J’ai essayé de la convaincre de s’installer à Londres, mais elle ne veut pas en entendre parler. Franchement Vicky, elle ne risque rien : il n’y a pas de tueurs en série dans cette campagne, et les pauvres hères qu’elle pourrait croiser courraient un plus grand danger qu’elle ! Elle garde en permanence sa canne sous son oreiller, et ce pommeau d’argent est lourd comme du plomb !

Je m’approchai de la fenêtre. Tout était gris : un ciel gris, des rues grises, des maisons grises, petites boîtes bien alignées, derrière les plates-bandes de fleurs et autres tentatives de décoration, ternies par le temps. J’ai besoin d’un jardin pour mon gigantesque Doberman, et cette sinistre banlieue de Munich était ce que je pouvais m’offrir de mieux. Qu’importe, mes journées se déroulaient au milieu des trésors du Moyen Âge et de la Renaissance, je pouvais me passer de luxe chez moi.

À peine brisé par le ronronnement de Clara et le souffle lourd de César, le silence se prolongeait. Sans me retourner, je dis brusquement :

— Il s’est passé quelque chose, c’est ça ?

— Je viens de te le dire…

— Non, autre chose.

Il commença à se lever et poussa un petit cri, car Clara lui enfonçait ses griffes dans la cuisse. Je lui pris le verre vide des mains et le remplis de nouveau.

Un autre signe, si j’en avais eu besoin… en général, il ne buvait pas si vite.

— Ta réaction était disproportionnée, dis-je. Bon, d’accord, la mienne aussi. Tu n’aurais pas été pris d’un tel accès de panique si, récemment, quelque chose ne t’avait pas rappelé avec insistance, que, comme tu le dis si bien, des gens mal intentionnés s’intéressent à toi. Alors, qui est à tes trousses ? Qu’est-ce que tu as encore fait ?

— Rien ! Rien d’illégal ! C’est la vérité, que tu le croies ou non.

Je le croyais. Pas à cause de la sincérité de ces yeux couleur de bleuets – on leur aurait donné le bon Dieu sans confession – mais à cause de la note d’indignation dans sa voix. Un peu comme un truand qu’on accuse de cambriolage, alors qu’il dispose d’un parfait alibi, puisqu’il dévalisait une banque au même moment !

— Schmidt vient dîner, annonçai-je. Il sera enchanté de te voir.

Sa réaction fut presque imperceptible : un petit sourcillement et une pause d’une extrême brièveté avant de répondre :

— Oh, c’est fantastique. Je peux aller faire des courses si tu veux.

Je me faisais peut-être des idées. De toute façon, que je poursuive ou non mon interrogatoire, cela ne me mènerait à rien.

— Il apporte des plats de son traiteur préféré. Il y en aura pour un régiment. Tu connais Schmidt.

— Oui, et je l’adore. Qu’est-ce qu’il manigance ce vieux gredin ces derniers temps ?

En fait, cela faisait plusieurs semaines que je n’avais pas vu mon patron. Il me manquait. Le Herr Doktor Anton Z. Schmidt, directeur du Musée national de Munich, est l’un des hommes les plus compétents dans son domaine.

Mais ce qui le rend si drôle, ce sont ses hobbies, comme la musique country, qu’il chantonne avec une voix de baryton totalement fausse et un horrible accent, et sa dernière passion pour les produits dérivés du Seigneur des anneaux.

Il possède tous les personnages, toutes les épées, de la hache de Gimli à l’Anneau qu’il arbore, attaché à une chaîne autour de son cou grassouillet.

Il se berce aussi de l’illusion d’être un grand détective et me prend pour son fidèle bras droit. Ensemble, prétend Schmidt, nous avons résolu de nombreuses affaires et confié d’innombrables criminels aux mains de la justice. Malgré ses emphases coutumières, cette affirmation n’est pas dénuée de vérité. En dépit de mes efforts, j’ai été incapable de l’écarter de certaines de mes rencontres liées à l’univers criminel (parmi lesquelles figure John, je dois bien l’avouer).

— Il revient de vacances.

— Il est parti où ?

— Je ne sais pas. Il est resté très mystérieux sur le sujet, petits rires et plaisanteries… Cela pourrait tout aussi bien être la Nouvelle-Zélande, pour rejouer tout seul la bataille de Pelennor Fields, le Grand Ole Opry à Nashville ou le musée de l’espionnage à Washington… tu connais son goût pour les espions…

— Mmmm.

Clara décida de pardonner John et alla s’affaler sur son élégant costume de tweed. César bavait sur ses genoux, attendant les petites gâteries qui accompagnent souvent les verres remplis de liquide.

— Quand doit-il arriver ?

— Pas avant quelques heures.

— Dans ce cas…

Il se dégagea de Clara, griffe par griffe et s’approcha de moi.

— Oh, non ! dis-je en reculant. Je refuse de me laisser distraire.

— C’est le dernier euphémisme à la mode ? Très chic !

Il me souleva et se dirigea vers l’escalier. Je suis presque aussi grande que lui et, malgré sa constitution athlétique, il dut s’arrêter au milieu de l’escalier. Il me lâcha et s’effondra sur la marche à côté de moi, haletant. On éclata de rire, tous les deux et, soudain, le désir de distraction m’engloutit comme une tornade. Cela faisait deux longues semaines.

Sous le regard observateur de John, je tapais dans les coussins du salon et essayais d’enlever les poils de Clara du divan.

— À quoi doit-on ce soudain accès de folie ménagère ? Schmidt va mettre des cendres de cigare et renverser de la bière partout, à peine arrivé.

— Il amène de la compagnie.

Une autre pause, aussi brève qu’éloquente.

— Ah ? Qui ?

— Il ne me l’a pas précisé. D’après ses ricanements, j’en conclus que c’est une dame. Une femme, en tout cas.

Je m’arrêtai pour me regarder dans le miroir, au-dessus du divan.

Certains de mes amis se plaignent qu’il soit si haut, mais je mesure près d’un mètre quatre-vingt, et à qui est destiné ce miroir, je vous le demande ? En fait, j’ai horreur d’être si grande.

C’est parfait pour un mannequin ou une joueuse de basket, mais être une grande blonde bien modelée (comme je me plais à le dire) est nuisible aux carrières intellectuelles.

Certaines personnes continuent à penser qu’une femme avec des formes est incapable d’avoir un esprit en état de marche.

Je fis rentrer quelques mèches folles dans mon chignon sur la nuque, vérifiai mon maquillage et grimaçai face à mon reflet. Pour qui me faisais-je belle ? Pour la présumée amie de Schmidt ?

John regarda incidemment sa montre.

— Je crois que je vais emmener César faire une rapide promenade avant qu’ils n’arrivent.

— Il pleut toujours.

— Il bruine. C’est un temps normal, là d’où je viens !

De son pas faussement décontracté, il était déjà devant la porte lorsque je le rattrapai.

— Bon, ça suffit ! Assieds-toi et dis-moi ce qui se passe !

César se mit à aboyer, indigné. Bien que pas très intelligent, il est quand même assez malin pour comprendre que quelqu’un allait l’emmener se promener et que quelqu’un d’autre l’en avait empêché.

Le volume de ses protestations faillit couvrir un autre bruit. La sonnette.

— Cela ne peut pas être déjà Schmidt ! Il est toujours en retard !

La sonnette continuait à retentir, elle semblait aussi furieuse que César. John se prit la tête dans les mains.

— Trop tard ! gémit-il.

— Qui est-ce ? criai-je, dans la cacophonie. (Une longue liste de noms inquiétants défilait dans mon esprit.) Max ? Blenkiron ? Interpol ? Scotland Yard ?

— Pire, dit John, d’une voix de mauvais augure. César, tais-toi !

César obéit. Dans le silence relatif, le bruit de la sonnette fut remplacé par des coups tambourinés sur la porte.

John se leva et alla ouvrir.

L’ampoule de quarante watts du porche illumina vaguement la silhouette d’un homme aux cheveux noirs, luisant d’humidité.

Les ombres obscurcissaient son visage, mais j’en voyais assez pour le reconnaître. Le soulagement me laissa toute chose.

— Feisal ? C’est toi ? Pourquoi John ne m’a-t-il pas dit que tu venais ?

Et pourquoi, pensai-je, était-il si terrifié à l’idée que tu allais débarquer ? Feisal n’était pas un ennemi, c’était un ami, un véritable ami, qui avait risqué sa vie, une jambe et sa réputation pour moi, lors de notre dernière escapade en Égypte.

John attrapa César par son collier et l’écarta du chemin pour laisser entrer Feisal.

À présent que je distinguai clairement son visage, je comprenais qu’il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie, d’une petite surprise pour cette chère Vicky.

Il est très beau : des traits de faucon du visage arabe classique, de longs cils recourbés, et un teint couleur café-crème (plus crème que café, ce jour-là…)

Les rides autour de la bouche semblaient avoir été creusées au couteau.

Je ne posai pas de questions : pourquoi me donner cette peine, je n’aurais de toute façon pas obtenu de réponses. Sans un mot, je lui fis signe de s’asseoir.

— Je t’offrirais bien un verre, dis-je, m’accrochant au cliché habituel, mais tu ne bois pas. Pas d’alcool en tout cas.

— Moi, si, dit John. Grâce à Dieu !

Il remplit trois verres, vodka tonic pour nous deux, et un simple tonic pour Feisal.

— Allez, raconte, dit-il, sèchement.

— Parce que tu ne sais pas de quoi il s’agit non plus ?

— Non. Je n’ai que de vagues indices. Il a exigé de me voir. Le plus tôt possible et même avant. Alors, dépêche-toi, Feisal ! Schmidt ne va pas tarder à arriver.

— Schmidt !

Galvanisé, Feisal se redressa sur ses pieds.

— Non, pas lui ! Pourquoi tu ne m’as pas dit qu’il allait venir ? Il faut que je parte tout de suite…

— Je ne le savais pas, je viens de l’apprendre. Tu disposes de trois quarts d’heure pour nous briefer avant de filer… ou bien de te reprendre et de te comporter comme un invité normal. J’aurais préféré t’éviter cela, mais, hélas, ça n’a pas été possible. Tu veux mettre Vicky dans le coup ?

— Elle y est déjà ! dis-je, en croisant les bras d’un air décidé.

Feisal hocha la tête, morose.

— Est-ce que je peux fumer ?

Je poussai un cendrier vers lui.

— Je croyais que tu avais arrêté ?

— Oui, jusqu’à avant-hier…

— Allez…

— Je vais essayer de vous raconter l’histoire, telle que me l’a rapportée l’homme qui était sur le terrain. Je n’étais, pour ma part, pas sur place. En tant qu’inspecteur des Antiquités de la haute Égypte, j’ai un grand territoire à couvrir, je manque de personnel et…

— On sait tout cela, dit John, impatient. Ne te cherche pas d’excuse avant de nous avoir dit de quoi tu es accusé.

Ali leva les yeux vers le ciel et jeta un coup d’œil à sa montre pour vérifier. Il soupira.

Encore une heure avant qu’il puisse, avec l’aide de son collègue, chasser les touristes de la Vallée des Rois et rentrer chez lui. Il dévissa le bouchon de sa bouteille d’eau et but. C’était une journée banale : chaleur, sécheresse et poussière.

Les fabuleuses sépultures des pharaons de l’ancienne Égypte n’avaient aucun charme pour lui. Il ne s’agissait que d’un boulot, un poste qu’il occupait depuis plus de dix ans.

La foule des visiteurs s’amenuisait un peu, mais ils étaient encore des centaines à encombrer les chemins, soulever de la poussière et bavarder dans une dizaine de langues.

Un groupe de Japonais passa devant lui, serré autour du drapeau que tenait leur guide (des petits poussins qui avaient peur de s’éloigner de leur maman, pensa Ali).

Il ne savait pas lesquels étaient les pires, les poussins ou les Allemands qui ne cessaient d’aller fouiner dans des endroits où ils n’étaient pas autorisés, ou encore les Français qui exhibaient leurs jambes poilues et leur corps de manière indécente.

Il n’en détestait aucun, mais il ne les aimait pas non plus, ni les uns ni les autres.

Les Américains, au moins, donnaient de bons pourboires. Plus que les Britanniques, qui lésinaient sur la moindre livre.

Le tombeau qu’il surveillait était fermé, comme souvent, mais cela n’avait pas empêché les gens d’essayer de le soudoyer pour qu’il les laisse entrer. Un Américain au visage bouffi lui avait proposé cent livres égyptiennes, l’équivalent de deux mois de salaire pour lui ou d’un dîner bon marché pour l’Américain.

Dieu savait qu’il aurait eu bien besoin de cet argent, mais enfreindre les règles lui aurait coûté son poste, surtout pour ce tombeau ! Il était trop en vue, juste là, au cœur de la nécropole, la tombe la plus célèbre de toute la Vallée.

Un 4x4 noir approcha, faisant fuir les piétons à grands coups de klaxon. Cela ne pouvait être qu’une voiture officielle, aucune autre n’était autorisée dans la Vallée.

Il était suivi de deux berlines et d’un véhicule qui lui fit écarquiller les yeux. Il était aussi gros qu’un car de touristes, mais ce n’était pas un bus, c’était un camion peint en blanc et couvert d’inscriptions dans une autre langue que l’arabe.

Des souvenirs lui revinrent à l’esprit, et Ali invoqua son dieu. Il avait déjà vu un tel véhicule. Que faisait-il ici, pourquoi ne l’avait-on pas prévenu ?

La caravane s’arrêta devant la tombe. Des hommes en uniforme noir sortirent des berlines et se dispersèrent, formant un cordon tout autour de l’entrée.

Les portes du 4x4 s’ouvrirent. Un homme en descendit et s’approcha brusquement d’Ali. Barbu, il portait des lunettes en écaille.

Un autre, plus jeune, le suivit, un attaché-case usagé à la main.

— C’est vous le responsable ? demanda le barbu. Allez, vite, ouvrez-moi cette porte ! Nous n’avons pas de temps à perdre.

— Mais… bredouilla Ali.

— Nom d’un chien ! On ne vous a pas prévenu de notre arrivée ?

Le regard vide d’Ali était assez éloquent. L’homme se tourna vers le plus jeune et lui murmura quelque chose à voix basse.

Ali comprit les mots « incompétence égyptienne typique ».

— Je suis le docteur Henry Manchester, du British Institute of Technoarcheology. Je suppose que vous voulez voir mon laissez-passer ? Oui, oui, c’est normal.

Il claqua des doigts. Le jeune homme fouilla dans l’attaché-case et en sortit une feuille qu’il tendit à Manchester, qui, à son tour, la donna à Ali.

— J’imagine que si vous ne comprenez pas l’anglais, vous devriez reconnaître la signature.

Ali s’enorgueillissait de sa connaissance de la langue anglaise, mais il était trop avisé pour exprimer sa rancœur.

L’en-tête était impressionnant : le Conseil suprême des antiquités égyptiennes, bureau du secrétariat général.

La signature était celle du Numéro Un. Ce n’est pas qu’Ali eût déjà reçu de lettre du Grand Homme en personne, mais il avait eu l’occasion de le rencontrer, juste après avoir été nommé à ce poste, un jour où il avait fait la tournée des sites. « Rencontrer » était un bien grand mot, le Numéro Un ayant fait un simple petit signe de tête en sa direction.

— Je vois, dit Ali, lentement, mais je ne peux pas…

— Appelle le Conseil suprême, alors, dit l’Anglais, impatient. Fais vite surtout.

C’est ça, pensa Ali, téléphone donc au Conseil suprême. C’est moi, Ali, vous vous souvenez, le gardien de la Vallée des Rois ? Passez-moi le Dr Khifaya, et en vitesse !

— Non, répondit-il, les documents sont en règle.

— Évidemment ! Bon, inutile de nous retarder plus longtemps, on nous attend au pont et nous manquons de temps. Ne vous inquiétez pas pour la clé, j’ai la mienne.

Il poussa Ali et descendit l’escalier.

À partir de là, les événements s’enchaînèrent si vite qu’Ali n’aurait pas pu intervenir, même s’il l’avait voulu. Les portes arrière du camion s’ouvrirent, laissant voir un enchevêtrement de câbles, tubes, objets en plastique et en métal.

Plusieurs hommes, en combinaison de coton blanc immaculée, sortirent et suivirent les deux Anglais dans l’escalier. Une petite troupe de touristes et quelques-uns de ses collègues observaient la scène, intrigués, et ils étaient maintenus à l’écart par un cordon en uniforme noir.

Un instant plus tard, Ali descendit l’escalier et longea le corridor qui donnait dans la chambre funéraire. Il poussa un petit cri de protestation en s’apercevant que la plaque de verre qui protégeait habituellement le sarcophage avait été déplacée et que les hommes en blanc étaient déjà en train de soulever le couvercle du cercueil doré, à l’intérieur du sarcophage de pierre.

Ils en sortirent une longue plate-forme couverte d’un tissu poussiéreux. Avec des gestes rapides mais délicats, ils transportèrent leur fardeau dans l’espace exigu et l’emmenèrent hors de la pièce.

À cet instant, l’intérêt et la curiosité avaient remplacé l’inquiétude chez Ali. Oui, c’était exactement comme la dernière fois, se dit-il.

Le camion n’était pas tout à fait identique, l’autre était encore plus gros, mais d’après ce qu’il avait vu à l’intérieur, son équipement était similaire.

Simplement, cette fois, il n’y avait ni journalistes ni équipe de tournage.

Il s’était vu à la télévision lorsqu’on avait diffusé le reportage… quelques images, pas plus, mais il avait enregistré l’émission et se la repassait sans cesse. Quelque chose avait peut-être mal tourné la première fois et ils étaient venus faire de nouvelles prises.

Cela semblait logique. Ils préféraient ne pas avouer leur erreur et s’étaient donc arrangés pour attirer le moins d’attention possible.

Seul dans la chambre funéraire, il longea le corridor et remonta l’escalier.

Ils avaient placé le brancard et son contenu dans le camion et avaient refermé les portes. Une machinerie ronronnait et crachait.

On entendait des bips et des bruits de conversation. Ali s’assit, alluma une cigarette et pensa à… lui. Aimerait-il être arraché à ce qu’il avait espéré être le lieu de son dernier repos, pour être observé par des étrangers impies qui faisaient des commentaires, comme s’ils examinaient un vulgaire morceau de bois ?

Le pharaon était peut-être un infidèle, un mécréant, mais il avait été un être humain, fidèle à ses propres dieux en son temps.

Le soleil restait suspendu bas sur les falaises, lorsque les portes du camion se rouvrirent. La forme emballée fut ramenée dans la tombe.

— Merci, votre aide nous a été précieuse, dit l’Anglais en souriant pour la première fois, laissant apercevoir un éclair d’or sur un plombage ou une couronne. Je le signalerai au Dr Khifaya. Tenez.

Ali prit le papier plié sans le regarder avant que les hommes ne soient tous remontés dans leur véhicule. Il déplia le billet. Il fit la moue. Dix misérables livres égyptiennes.

Ces Angliches !

— Je ne comprends pas, dis-je. Pourquoi tant d’étonnement ? Personne ne t’avait prévenu, mais c’était peut-être une décision de dernière minute. Ils n’ont peut-être pas pu te contacter parce que tu étais dans le désert ou alors…

Ma voix retomba. Les deux hommes me regardaient fixement.

— Oh, mon Dieu ! dis-je.

— Elle est un peu lente de la comprenette ce soir, expliqua John. Sois patient, Feisal. Qu’est-ce que tu as fait, quand Ali t’a informé de la visite ?

— Je suis allé voir la tombe. (Feisal sortit un mouchoir blanc tout froissé de sa poche et se tamponna le front.) À première vue, tout semblait normal, mais j’avais un mauvais pressentiment… C’était peu plausible, voire impossible, que je n’aie pas été prévenu. J’aurais bien aimé demander à Ali de me laisser, seulement je ne pouvais pas soulever la plaque de verre tout seul, elle est trop lourde. Nous avons réussi à la dégager juste assez pour jeter un coup d’œil à l’intérieur du sarcophage. Le pauvre diable a été complètement disloqué, vous savez, les différentes parties sont disposées sur un lit de sable, entourées de laine de coton et couvertes d’une sorte de tissu épais. Tout avait l’air normal, mais quand j’ai replié la couverture au niveau de la tête, j’ai vu qu’il n’y avait plus rien. Il avait disparu. Il ne reste même pas un os.

— Toutankhamon ? On a volé Toutankhamon ?