XII
Saida arriva à la salle de bain juste à temps. Ravalant ma salive, je la suivis et m’assis sur le bord de la baignoire.
— Je suis désolée, dit-elle, livide.
— Ce n’est rien, dis-je en lui tendant un verre d’eau et une poignée de mouchoirs. Vous êtes endurcie lorsqu’il s’agit de momie, et moi non, mais je suppose que je suis plus habituée aux cadavres que vous.
Chancelante, elle se redressa et prit le verre.
— Vicky, ce… ce n’était pas la sienne ?
— Non.
Je n’avais pas eu le moindre doute, pas un instant. Je ne connaissais que trop bien ces longs doigts élégants. Néanmoins, à cette idée, j’en eus l’estomac retourné. Je continuai d’un ton neutre.
— C’était une main de femme. Une petite main brune, avec des traces de henné sur les mains et les ongles.
— Ça va mieux, dit-elle, en élargissant ses minces épaules. Il faut y retourner. Essayer de savoir à qui elle appartenait.
J’avais déjà ma petite idée. Feisal, qui s’était détourné de la scène, allumait une cigarette. Schmidt restait fasciné par le contenu de la boîte.
— C’est une main de femme, dit-il.
— Une femme égyptienne, complétai-je en m’efforçant de la regarder à nouveau. Elle était déjà morte quand on la lui a coupée. Il n’y a pas beaucoup de sang.
Saida soupira et frissonna. Feisal lui passa le bras autour des épaules.
— C’est la femme qu’Ashraf a rencontrée hier soir, dit-il, en exhalant longtemps sa fumée.
— C’est une bonne supposition.
Je regrettai de ne plus fumer lorsque je me souvins que ce n’était pas mon seul vice. Je me dirigeai vers le minibar et pris deux bouteilles, plus ou moins au hasard. Au point où nous en étions, peu importait, tant que c’était de l’alcool.
Schmidt accepta le verre que je lui tendis.
— Vielen Dank, Vicky. Ça va ?
— Aussi bien que les circonstances le permettent. (Le scotch descendit dans mon intérieur fébrile, ce que j’appréciais tout particulièrement.) Que va-t-on en faire ?
— Le signaler à la police, bien sûr, dit Feisal.
Schmidt referma lentement le couvercle.
— Bien sûr que non, mon ami. Pas avant d’avoir regardé ça. Il y a un message.
Le morceau de papier qu’il tenait devait se trouver sous l’horrible chose. En tout cas, il n’était pas visible. Ce bon gros garçon avait plus de courage que nous tous. Levant ses sourcils en broussaille, il nous le tendit. Comme personne ne le prenait, il le lut à voix haute.
— « Vous êtes responsable de sa mort. Le montant de la rançon est passé à quatre millions. Je vous laisse trois jours. » Alors, Feisal, toujours envie de montrer ça à la police ? Même si nous ne parlons pas du mot, la police voudra savoir pourquoi on nous a envoyé cette boîte.
Feisal se passa la main dans les cheveux.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
— Ashraf, dis-je.
Au début, Feisal ne se résignait pas à prévenir son patron.
— Il ne fera qu’empirer les choses. Cela ne se serait jamais produit, s’il n’avait pas essayé de faire le malin.
— Exactement. C’est lui qui nous a mis dans ce pétrin, et je vote pour qu’on lui mette le nez dedans.
— Moi aussi, dit Saida. Schmidt. Oui ? Bon, la majorité est contre toi, Feisal.
Ashraf répondit dès la première sonnerie. Sans divulguer la moindre information, Feisal sut se montrer péremptoire.
— Non, je ne peux pas t’expliquer de quoi il s’agit, mais c’est… grave. Il faut que tu passes. Tout de suite.
Nous l’attendîmes. Il arriva plus tôt que je ne l’espérais. Il devait être inquiet pour réagir si vite, mais l’homme qu’il était ne l’avouerait jamais.
— J’avais un rendez-vous juste dans le coin, dit-il.
Il était sur son trente-et-un, avec une pochette brodée à ses initiales qui dépassait de sa poche, flanquée de l’insigne du Sporting Club du Caire.
— Qu’est-ce qui est si…
Sa phrase se termina dans un sifflement. J’avais entièrement débarrassé la table, pour ne laisser que la boîte, au beau milieu. Je m’écartai avec un geste gracieux de la main. Elle était aussi ostensible qu’une pancarte, même pour celui qui n’avait pas vu la première. Je me sentis un peu coupable en voyant le visage d’Ashraf se vider de son sang. À demi, seulement, ce qu’il craignait surtout, c’était de trouver un autre morceau de momie.
Je me sentis encore beaucoup moins coupable lorsqu’il exprima un soulagement indéniable.
— Je croyais… commença-t-il avant de se tourner vers Feisal. C’est toi qui as manigancé cette mise en scène ? Je sais que tu ne m’apprécies guère mais ce n’est pas une raison pour me torturer ainsi.
— Ce n’est pas de la mise en scène ! protestai-je vigoureusement, et ce n’est pas une saleté de momie toute desséchée morte depuis trois mille ans ! Asseyez-vous et taisez-vous ! Schmidt, donne-lui le mot !
Je lui accordai deux secondes pour le lire avant de reprendre.
— Cela vous est destiné, Ashraf. C’était plus sûr pour eux de le faire livrer ici plutôt que de s’adresser directement à vous, après le coup monté idiot d’hier soir. Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Quatre millions, murmura Ashraf, les yeux rivés sur le papier.
— Vous pouvez les avoir ?
— Pas en trois jours. Pas sans vendre jusqu’au dernier de mes biens.
— Alors, il me semble que la seule solution, c’est d’informer le ministère.
Ashraf se lança dans une diatribe de protestation.
— Que proposez-vous d’autre ? continuai-je, sans le moindre remords. Laissez-les prendre leurs responsabilités : ou ils payent la rançon, ou ils assument la mauvaise publicité. Les voleurs prendront peut-être la rançon sans jamais rendre la momie. Si cela se trouve, elle est d’ores et déjà détruite, pour ce que l’on en sait.
Ashraf poussa un long soupir. Il rejeta le mot sur la table.
— Nous avons une autre option, dit-il. Les localiser avant l’expiration du délai.
— Des idées ? demandai-je, sarcastique.
— Il faut continuer à chercher. Nous avons trois jours. J’ai autorité pour faire appel à l’aide de la police. Je dirai que nous cherchons un touriste qui risque d’avoir été enlevé.
— Cela vaut la peine d’essayer. Schmidt, vous avez interrogé le concierge ? Il vous a donné une description de l’homme qui a livré le paquet ?
— Il a seulement dit qu’il était bien habillé et qu’il travaillait dans le magasin en question. La dame voulait un objet qui n’était pas en stock, et on lui avait promis de le lui livrer à l’hôtel. Elle leur avait donné une carte avec son nom.
— Mon nom, dis-je.
Tout en observant Ashraf, Schmidt ajouta :
— Nous avons envisagé de prévenir la police, mais nous avons préféré vous prévenir avant, car vous êtes la dernière personne à l’avoir vue vivante.
Le menton d’Ashraf s’affaissa.
— Qu’est-ce que vous insinuez ?
— Je me contente d’exposer les faits, dit Schmidt. Que, si je m’en tenais à mon devoir, je serais obligé de vous signaler à la police. Vous êtes le seul à pouvoir donner une véritable description de la femme.
On était obligé de reconnaître qu’Ashraf savait garder son sang-froid.
Les coups de boutoir de Schmidt l’avaient perturbé, mais il n’était pas assez stupide pour se lancer dans de vaines protestations. Nous lui laissâmes le temps de réfléchir. Après une longue pause, il se redressa et regarda Schmidt.
— Très bien, Herr Doktor, je crois qu’il vaut mieux laisser la police en dehors de ça pour l’instant.
— Ça, répliqua Schmidt, c’est votre opinion. Je sais que nous vous l’avons demandée, mais la décision m’appartient… nous appartient, dirais-je.
Je lui concédai facilement la première personne du singulier, à mon avis, il avait été parfait, jusque-là. John n’aurait pas mieux fait.
— Vous ne niez pas, poursuivit Schmidt, que la main coupée est probablement celle de la femme que vous avez rencontrée à Karnak ?
— Ne m’interrogez pas comme si j’étais un suspect, explosa Ashraf, soudain en colère. Je ne nie pas… c’est possible… probable, même. Néanmoins, je ne suis pas responsable de sa mort. Je ne la connaissais pas, je ne sais pas où elle est allée après notre entrevue. J’ai été assommé, vous vous en souvenez ? Vous feriez mieux de questionner l’homme qui m’a frappé.
— Ce n’était pas John, aboyai-je.
— Oui, c’est normal que vous le pensiez, me dit Ashraf en m’adressant un regard compatissant.
Je lus le même regard sur d’autres visages, ce qui me fit perdre le reste de mon sang-froid.
— Oh, vous n’avez jamais entendu parler de perruques, de teintures de cheveux, de chapeaux et de turbans ? John est bien placé pour savoir que la lumière, même une lumière diffuse, se réfléchit sur les cheveux blonds. S’il était là, et je le soupçonne de s’y être trouvé, il était sûrement déguisé.
— Ah, ah, fit Schmidt, en caressant sa moustache, approbateur.
— Il était là, vous croyez ? reprit Ashraf. Alors, il aurait pu être au courant de la trahison. Ou l’avoir appris plus tard par un de ses complices.
— Ou grâce à une planchette Ouija !
Schmidt et moi échangeâmes des regards complices. Nous étions sur la même longueur d’onde, peut-être parce que nous étions les seuls à ne pas être obsédés par le bien-être de Toutankhamon.
— Bon, d’accord, dis-je. On va faire à votre manière, Ashraf. C’est à vous de décider si vous voulez ou non prévenir le ministère. À partir de maintenant, vous nous informez de vos moindres faits et gestes et de vos moindres pensées. Vous vous êtes pris les pieds dans le tapis en essayant d’agir seul.
— Ils reprendront contact avec vous, ajouta Schmidt. Pour dire quand et où verser la rançon. Vous nous préviendrez immédiatement.
L’expression d’Ashraf montrait à quel point il avait horreur de recevoir des ordres. Mais il n’avait plus le choix. Nous représentions son dernier faible espoir. Je ne pouvais lui reprocher de trouver cette idée déprimante.
Lorsqu’il se leva, je lui proposai de prendre la boîte. Il repoussa mon offre d’un revers de main.
— Elle est à vous, insistai-je. De toute façon, vous êtes mieux placé que nous pour lui trouver un endroit sûr. Le personnel de l’hôtel ne cesse d’entrer et de sortir.
Lorsque je l’eus replacée dans son sachet d’origine, il l’accepta et la tint à bout de bras, un peu comme je le fais avec les pauvres petits animaux que César arrive parfois à attraper. Par chance, mon chien n’est pas très bon chasseur.
C’était surprenant de constater comme cela nous soulageait de ne plus avoir cette boîte dans la pièce, elle avait envahi l’atmosphère comme un gaz toxique. Schmidt évoqua le service d’étage et nous reconnûmes avoir faim. Saida sortit sa liste.
Avant qu’elle ne se lance dans de nouvelles hypothèses avec Schmidt, je lui demandai :
— Schmidt, je peux t’emprunter ton téléphone ?
— Et le tien ?
— Il est à plat. J’ai oublié de recharger la batterie.
En général, je mens avec aplomb, mais le regard innocent de Schmidt me força à me lancer dans des explications superfétatoires.
— Il faut que j’appelle Karl, pour avoir des nouvelles de César. Je te paierai la communication.
— Ach nein ! Ce n’est pas la peine.
Il me passa son téléphone et j’allai me réfugier dans la chambre. Comme je m’en doutais, le numéro se trouvait dans le répertoire…
Mon second problème, c’était d’échapper à la vigilance de Schmidt. J’envisageais quelques possibilités dont aucune n’était très sympathique et certaines franchement dangereuses.
Enivrer Schmidt, ce n’était pas très gentil et cela présentait quelques inconvénients. Il était enclin à provoquer les gens en duel une fois ivre, et, lorsqu’il s’endormait, on ne pouvait plus le réveiller avant des heures. Je cherchais une solution tout en picorant ma nourriture – finalement, je n’avais pas très faim – et réfléchissais toujours lorsqu’il annonça, d’un ton détendu :
— Je vais faire un petit tour. Restez ici, et fermez la porte à clé.
— Où vas-tu ? demandais-je.
Schmidt ricana. Aucun chérubin d’une toile de Boucher n’aurait pu paraître aussi innocent.
— Je dois acheter des bricoles.
— Lesquelles ?
— Une djellaba et un turban, au cas où j’aurais besoin de me déguiser.
L’explication était plausible, si on connaissait Schmidt aussi bien que moi, et cela tombait à pic.
— Et j’en achèterai pour chacun de vous. Les magasins des arcades sont ouverts très tard. Je ne serai pas long. Feisal et Saida vont m’accompagner.
Si je n’avais pas été aussi préoccupée par la mise au point de mes propres plans, je me serais peut-être aperçue qu’il bavardait inutilement, un peu comme moi plus tôt. Saida indiqua qu’elle était prête à suivre, et ils partirent.
Je lui avais dit que je la rappellerais. Elle attendait mon appel.
Contrairement à certaines héroïnes, je ne suis pas du genre à m’aventurer dans les rues d’une ville inconnue pour rencontrer un individu aux motivations suspectes. Le hall d’accueil de l’Old Winter est assez vaste, avec des fauteuils et des divans dispersés çà et là. Je choisis une place la plus éloignée possible de la porte et des ascenseurs et m’assis. Je tenais un livre devant mon visage et observais par-dessus les pages. Elle ne se fit pas attendre. Je la reconnus dès qu’elle franchit la porte, bien que sa chevelure fût désormais une cascade de cheveux auburn et qu’elle fût maquillée comme une star d’Hollywood : du rouge à lèvres épaississait ses lèvres minces et la couche de mascara faisait croire à des yeux au beurre noir.
Après n’avoir accordé qu’un coup d’œil courtois au contenu de son sac élégant, le vigile lui fit signe de passer. Elle m’avait remarquée et avança droit vers moi.
— C’est un hôtel charmant, n’est-ce pas ? dit-elle.
— Je n’ai pas le temps de papoter, Suzi. Schmidt est lâché dans la nature, mais il devrait revenir bientôt.
Ses lèvres esquissèrent un demi-sourire.
— Très bien. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Savoir tout ce que vous savez. La franchise, ce n’est pas naturel, chez vous. Vous devez pourtant comprendre que nous poursuivons le même but.
— Je n’en suis pas si certaine.
— D’accord, je vais vous expliquer. Je veux qu’on retrouve cette maudite momie et qu’on enferme les coupables avant qu’ils puissent nuire à nouveau.
— Cela me semble raisonnable, dit Suzi.
— À votre tour.
Elle prit un petit miroir à main dans son sac et feignit de revoir son maquillage.
— Je ne veux pas qu’il vous arrive du mal, à vous et à Anton. Je l’aime beaucoup, vous savez.
Plusieurs remarques caustiques me vinrent à l’esprit, je m’en tins cependant à notre sujet.
— Et vous, qu’est-ce que vous voulez ? Ne me dites pas que vos priorités sont identiques aux miennes.
— Franchement, répondit Suzi, en manipulant son miroir, je me moque de la momie. Ils peuvent la mettre en pièces, si ça les amuse. Les gens qui l’ont enlevée ne m’intéressent pas. C’est du menu fretin, des mercenaires. Moi, je veux le commanditaire.
— John ? Pourquoi ? Excusez mon impolitesse, mais vous me semblez un peu obsédée par lui.
Elle reposa son miroir et me regarda dans les yeux.
— Je l’avais soupçonné lors de la croisière, mais je n’étais pas sûre d’avoir raison avant de consulter son dossier et de rassembler quelques pièces du puzzle. Les lois varient, tout comme la durée des prescriptions. J’ai compris qu’il serait difficile de le faire condamner pour ses anciens forfaits. Mais je ne crois pas que le léopard ait changé de taches. Je savais qu’un jour où l’autre, il retournerait à ses anciennes amours et que je le prendrais la main dans le sac.
Ne faites jamais confiance aux gens qui vous regardent dans les yeux !
— Pourquoi ? Pourquoi lui ? Vous devez avoir d’autres chats à fouetter ?
— Je vais vous dire la vérité, Vicky. (Un petit sourire de dérision accompagna le regard candide.) Il est devenu une légende dans ce petit monde, non seulement parce qu’il s’est tiré d’affaires à maintes reprises, mais surtout à cause de la bizarrerie des dites affaires. Le coincer, c’est un peu comme démasquer Jack l’Éventreur. Voyons, Vicky, vous savez qu’il ne cesse de vous mentir depuis le début, à vous et à Anton. Il vous utilise, il trahit votre confiance.
— C’est vrai, il m’a beaucoup menti.
— Et vous ne lui en voulez pas ?
— Oh, si, énormément ! dis-je, sincère.
— Alors, aidez-moi ! S’il est innocent, tant mieux. Je me suis trompée et je le reconnaîtrai. Sinon, vous devriez être aussi impatiente de l’attraper que moi. Ce n’est pas comme si vous le remettiez entre les mains du bourreau. Il purgera une peine de prison bien méritée de quelques années.
— Euh…
— Je sais où il se trouve.
Je m’adossais à mon fauteuil.
— C’est bien ce que je pensais. Vous l’avez suivi, l’autre soir, non ?
— Oui. Le temple était bondé, et beaucoup de gens en suivaient d’autres, la plupart s’intéressant à votre ami Feisal, qui criait à tue-tête, mais je me suis concentrée sur Smythe, ou Tregarth si vous préférez, qui avait suivi la femme que Khifaya venait de rencontrer. J’ai eu peur de le perdre, mais je l’ai retrouvé juste au moment où il la rattrapait, devant une maison, derrière le temple. Ils ont parlé pendant une minute, moins peut-être, ensuite, elle s’est libérée de son étreinte et s’est enfuie. Je me suis laissé distraire pendant un instant, je sais, je n’aurais pas dû. Cela n’a pas duré plus d’une seconde ou deux, et quand je me suis reprise, elle avait disparu. Il avait dû entrer. Il n’est pas ressorti depuis.
Ce n’était pas tout à fait l’histoire qu’elle avait racontée à Schmidt. Elle ne devait pas lui faire totalement confiance, mais elle s’accrochait toujours à lui, au cas où il pourrait lui être utile.
— Pourquoi ne pas l’avoir suivi ?
Elle se tordit les lèvres.
— Malheureusement, nous sommes limités par les lois du pays dans lequel nous opérons. La maison est la propriété d’un Égyptien fortuné, au-dessus de tout soupçon, qui la loue parfois pendant de brèves périodes. Avant de faire une perquisition, j’ai besoin de l’autorisation de la police. Pour des raisons évidentes, je ne veux pas…
— Oups ! Attention, voilà Schmidt !
Suzi s’aplatit jusqu’à ce que seul le haut de sa chevelure dépasse du fauteuil. Je guettai par-dessus mon livre. Schmidt ne regarda pas de notre côté. En plus de nombreux paquets, il avait acheté une canne richement ornementée, avec plusieurs rangs de perles, qu’il balançait joyeusement en passant devant l’ascenseur pour s’engager dans le corridor.
— Tout va bien. Il est allé au bar. Il vaudrait mieux se dépêcher. Que voulez-vous que je fasse ?
— Obligez-le à sortir de la maison. J’ai fait surveiller l’endroit. Il a peut-être repéré certains de mes hommes. Je les éloignerai. En gage de ma bonne foi.
Oui, avec un crucifix sur lequel prêter serment !
— Dites-moi où se trouve cette maison ?
Sa description était suffisamment détaillée.
— Oui, je crois que je pourrais la trouver. Il faudra que j’aille la reconnaître avant.
— Quand ?
— Demain, de jour.
— Et ensuite ?
Les questions venaient par rafales rapides, un peu comme des coups de fouet. Elle était si impatiente qu’elle oubliait de s’en montrer persuasive.
— Ensuite, si tout va bien, j’essayerai demain soir. Avant la tombée de la nuit. Je vous appellerai. À présent, partez.
— Vous ne serez pas en danger, Vicky, je vous le promets.
Il me semblait avoir déjà entendu la chanson.
Nous avions eu chaud ! J’attendais l’ascenseur lorsque Schmidt émergea du bar, en tamponnant délicatement sa moustache avec son mouchoir.
Lorsqu’il me vit, il trottina vers moi et se lança dans une litanie de reproches. Que faisais-je dans le hall ? Pourquoi n’avais-je pas respecté ses ordres ?
— Je m’inquiétais pour toi, dis-je. Tu étais parti depuis si longtemps. Où sont Feisal et Saida ? Tu m’avais promis de rester avec eux ? Tu as passé tout ce temps au bar ? À boire pendant que je me rongeais les sangs ?
— Feisal et Saida m’ont raccompagné jusqu’à l’hôtel, comme si j’étais un petit garçon, admit Schmidt, indigné. Ensuite, ils sont partis de leur côté. Je n’ai bu qu’une bière au bar, et c’est un lieu historique, où Howard Carter allait souvent lorsqu’il travaillait sur la tombe de Toutankhamon. Tu voudrais…
— Non, merci. Je commence à en avoir plus qu’assez d’Howard Carter. S’il n’avait pas retrouvé la momie, on ne serait pas dans un tel pétrin.
— Et comment va César ? me demanda-t-il dans l’ascenseur.
— Qui ? Oh… (J’avais oublié que j’étais censée demander des nouvelles de mon chien.) Très bien. Où as-tu trouvé ton fouet à mouches ?
— Ce n’est pas un fouet à mouches, c’est un sceptre royal, expliqua Schmidt qui faisait chuinter les rangs de perles.
— Très joli. Et quoi d’autre ?
Me montrer ses emplettes lui prit un certain temps. Schmidt a un faible pour le clinquant. Au lieu de se procurer des djellabas toutes simples, il avait acheté des vêtements tape à l’œil, destinés aux touristes, bordés de parements criards ou métalliques. J’étais sur le point de protester vaguement.
— Je croyais que tu voulais qu’on se déguise ?
— Avec ça ! dit-il en plongeant dans un autre sac.
Les djellabas sont toutes conçues sur le même modèle : des vêtements droits à longues manches qui tombent sur les chevilles. On les passe par-dessus la tête grâce à une ouverture fendue sur le devant. La première que Schmidt sortit était bleu pâle, la deuxième avait de fines rayures brunes et blanches, la troisième était de couleur fauve. Sur ma suggestion, Schmidt les essaya, toutes les trois. Même la plus petite traînait par terre. Soulevant les pans de la robe, Schmidt trottina vers sa chambre et revint avec une paire de ciseaux. Je m’accroupis, coupai trente centimètres de tissu et m’assis pour contempler le résultat.
— Ça ne va pas ! dis-je. Un ourlet bancal, ça passe, mais pas avec un tissu neuf. Et ne me demande pas d’arranger ça, je ne sais même pas recoudre un bouton !
— La gentille dame de la blanchisserie s’en chargera pour nous. Bon, maintenant, le turban…
Nous fîmes plusieurs essais avec les chèches blancs que Schmidt avait achetés. Les extrémités ne cessaient de lui retomber sur les oreilles. Sans se laisser troubler, il sortit un grand carré à carreaux rouges et blancs, qu’il passa sur sa tête et fixa.
On aurait dit un membre du Hamas ou du Hezbollah ! Je m’abstins de tout commentaire, mais je n’avais aucune intention de le laisser sortir dans cette tenue. Ça passait le temps. Schmidt donna la djellaba à une « gentille dame » rayonnante qui allait gagner une semaine de salaire avec une heure de travail, ouvrit une Stella et sortit son téléphone portable.
— Je dois faire mon rapport à Suzi, si je ne veux pas qu’elle pense que je la trahis.
Je ne fus guère surpris qu’elle ne réponde pas. Schmidt écouta ensuite ses messages.
— Heinrich demande ce qu’il doit dire à un type qui voudrait que tu interviennes lors d’une conférence à Zurich.
— Ce mouchard… De quel droit parle-t-il de moi derrière mon dos ?
— Il dit que tu ne communiques pas avec lui.
— Il ne communique pas avec moi non plus. Il veut mon poste, il essaye de me discréditer.
Schmidt ricana.
— C’est ce qu’on appelle la lutte pour le pouvoir ! Ah, Wolfgang a appelé.
J’attendis qu’il écoute la fin du message.
— Celui qu’on a rencontré à Karnak ?
— Oui, il regrette que notre rencontre ait tourné court et me demande de déjeuner avec lui demain à midi.
— Il veut t’extirper des informations à propos du prétendu accident…
— Aber natürlich ! Je ferais la même chose. Tu veux qu’on y aille ?
— Je croyais qu’avec Saida, vous aviez déjà établi l’emploi du temps de demain.
Schmidt tira sur sa moustache.
— Oui, mais je ne suis pas certain qu’elle suive la bonne piste. Comment un objet d’une telle taille pourrait-il être dissimulé dans un endroit toujours bondé ?
— C’est vrai. Pourquoi tu ne laisserais pas tomber Wolfgang ? Nous n’avons pas beaucoup de temps pour les visites de courtoisie. Je crois que Saida et Feisal viennent prendre le petit-déjeuner avec nous, on reverra le programme à ce moment-là.
Schmidt s’en alla avec les paquets et sa bière. Il oublia son sceptre sur un fauteuil. Je le ramassai et essayai de le secouer. Les perles faisaient le bruit d’un hochet. En tant qu’arme, il manquait de poids !
Après m’être lavée, je m’assis au coin du lit et composai un numéro que j’appelai régulièrement depuis plusieurs jours. Comme d’habitude, je n’obtins aucune réponse.
Le lit avait été ouvert, et, à présent, j’avais trois chocolats sous l’oreiller. J’en déballai un. Un apport en sucre stimulerait peut-être ma pensée. Je n’avais pas encore eu le temps de réflechir à ma conversation avec Suzi, ni à ce que j’allais en faire.
La djellaba bleu pâle que Schmidt avait achetée pour moi se trouvait sur le dos d’une chaise. Elle me serait à peu près aussi utile qu’un costume de danseuse du ventre ! (D’ailleurs, Schmidt m’en avait sans doute acheté un aussi.) Je ne pouvais pas me faire passer pour un homme sans, au minimum, un turban correctement mis, et quelque chose pour me foncer le visage et les mains. Ce qu’il me fallait, c’était un niqab et un hijab noirs qui dissimuleraient mon visage autant que mon corps. On n’en vendait pas au souk. Je réfléchis aux différentes possibilités en déballant le deuxième chocolat.
La « gentille dame » de la blanchisserie pourrait peut-être m’en procurer, mais lui en parler en présence de Schmidt ne serait pas facile. Je ne voulais pas non plus mettre Saida dans le secret.
Il ne restait plus qu’une option. Je mangeai le dernier chocolat et allai me coucher.
— Ce doit être la maison dont on m’a parlé, dis-je, en la montrant du doigt. C’est la seule qui corresponde à la description. Tu la connais, Feisal ?
Feisal se pencha pour regarder par la vitre latérale du taxi. Nous avions fait appel à un des véhicules banalisés qui attendent en permanence devant l’hôtel.
— Oui. Quand vas-tu nous dire qui t’a parlé de cet endroit et ce qu’il a de si important ?
Saida feuilleta son carnet.
— Est-ce qu’il est sur ma liste ?
— Comment veux-tu que je le sache ? demanda Feisal. Vicky…
— Plus tard. Contente-toi de regarder !
On aurait pu raisonnablement se demander ce qu’il y avait à voir, car la maison était entourée d’un haut mur blanchi à la chaux. Seuls le sommet des arbres et le faîte du toit étaient visibles. Le portail de bois à double battant, assez large pour laisser le passage à un camion, était fermé. En djellaba et tarbouche, un homme assis sur une chaise droite, juste à côté du portail, regarda le taxi d’un œil distrait. Non loin de lui, deux femmes vêtues de noir tiraient un enfant qui protestait bruyamment ; une silhouette recroquevillée semblait assoupie sous un palmier poussiéreux ; un homme conduisait un chariot de légumes tiré par un mulet.
Le chauffeur de taxi s’adressa à Schmidt, qui était assis à l’avant.
— C’est là que vous voulez aller ? Je m’arrête ?
— Non ! Non ! criai-je avec emphase. Continuez à rouler. Lentement.
J’écartai Feisal de la fenêtre et me tordis le cou pour mieux voir. C’était l’arrière de la maison qui m’intéressait. Je ne distinguais pas grand-chose.
Le côté droit du mur se prolongeait longuement. Il était aussi blanc et aussi peu révélateur que le mur de devant.
— L’effendi n’est pas là, dit le chauffeur. Il vit au Caire la plupart du temps.
— Qui habite ici ? demandai-je.
Le collier de perles bleues, accroché au rétroviseur, tinta musicalement lorsque le taxi bifurqua vers une route qui nous éloignait de la maison.
— Des étrangers. Des gens du Caire, peut-être. Ils ont des voitures. Ils sont arrivés il y a un mois environ. Ils ne sont pas très accueillants. Ils ne vont jamais au marché.
— Et les serviteurs ? demandai-je. Ils ont embauché des gens.
— Non, dit-il, avec un haussement d’épaules expressif.
J’étais désolée de l’apprendre, même si cela ne m’étonnait pas.
— Où va-t-on, à présent ? me demanda le chauffeur qui avait apparemment compris que c’était moi qui commandais.
— Un café, dit Schmidt, promptement. Le plus proche d’ici.
Un silence pesant s’ensuivit, à peine brisé par les regards hostiles de Feisal.
Mes collègues avaient compris qu’ils n’obtiendraient aucune information en présence du chauffeur qui comprenait notre langue.
Il nous conduisit dans un endroit, sans doute tenu par un cousin, dans l’une des rues de la ville, à l’écart de la corniche. Il proposa de nous attendre.
— C’est charmant, dit Schmidt en s’installant à une table.
Charmant et vide ! Nous étions les seuls clients. Feisal frétillait comme une anguille tandis que Schmidt parlait nourriture avec le serveur. Lorsque ce dernier se fut retiré dans sa cuisine, Feisal se pencha en avant, poussa un vase qui contenait deux boutons de rose et planta ses coudes sur la table.
— Bon, Vicky, on t’a suivie pour cette expédition, sans poser de questions comme tu l’avais demandé, maintenant, il est temps de nous expliquer.
— Je vais tout vous raconter.
— Ah ! s’exclama Schmidt.
Je leur dis tout, enfin presque. Schmidt plissait et écarquillait les yeux, écarquillait et plissait les yeux pendant que je relatais ma conversation avec Suzi. Feisal fronçait les sourcils. Souriante, Saida sortit son carnet et son stylo.
Je me tus lorsque le serveur arriva avec nos cafés. En l’absence de café turc, on vous sert du Nescafé et un broc d’eau chaude.
J’étais ravie, cela évitait le marc.
Personne ne m’interrompit. Ils étaient trop occupés à enregistrer le flot d’informations que je leur déversais. Saida fut la première à réagir.
— Je m’y attendais ! C’est une femme qui a fait la première découverte intéressante !
— C’est une piste possible, répondis-je, modeste. Elle pourrait nous égarer volontairement. Je n’ai rien vu de suspect.
— C’est normal, si c’est effectivement le quartier général du gang ! s’exclama Saida.
— Humm, grogna Feisal.
— Et toi, Schmidt, qu’en penses-tu ?
Il commençait à m’inquiéter. Il avait à peine prononcé une parole depuis que je l’avais frappé avec l’équivalent d’une chaussette pleine de sable.
— Je crois, dit Schmidt, que tu es sournoise et dangereuse. Et encore plus intelligente que je ne le pensais. Enfin, tu as au moins eu le bon sens de nous prévenir au lieu de partir en reconnaissance toute seule.
— Oui, tu as raison pour tout. Toi aussi tu es sournois et dangereux, alors, inutile de me faire la leçon.
— Je ne le ferai pas, parce que je sais pourquoi tu agis ainsi. Ne parlons pas de ça. Nous sommes tous d’accord, n’est-ce pas, pour penser que la maison est louche ? Des étrangers arrivés il y a tout juste un mois, qui ne se mêlent pas à la population locale, qui vivent derrière de hauts murs et font monter la garde devant le portail ? Suzi n’avait aucune raison de te mentir. Elle a besoin de ton aide.
— Et elle est parfaitement capable de se servir de toi comme chèvre, ajouta Feisal. Laisse tomber, Vicky, même pour retrouver Toutankhamon, je n’accepterai jamais ça.
— Oh, c’est vraiment trop gentil de ta part.
— Tu es insupportable, lâcha Feisal, sans aucune rancœur. On ne peut pas te manifester la moindre affection sans que tu tournes tout en dérision !
— Non, les véritables émotions lui font peur, expliqua Schmidt. Ceux qui l’aiment la prennent comme elle est.
— Ah, ça suffit, Schmidt, je t’en prie !
Schmidt me caressa la main.
— On en parlera une autre fois, si tu veux. Si Suzi dit la vérité, cette maison est peut-être effectivement le quartier général de la bande. Dans ce cas, Toutan… euh, il est peut-être là.
— Oui, c’est forcé ! intervint Saida, les yeux brillants. Et c’est Vicky qui a découvert l’indice clé ! Une femme !
Les nerfs étaient à fleur de peau. Feisal se tourna vers sa bien-aimée, vexé.
— Et apparemment, tu n’as pas été si bien inspirée. Il n’est pas sur la rive gauche. Tu t’es trompée.
— Pas du tout, répondit Saida, sereine. Ce n’était qu’une hypothèse parmi d’autres.
— La première partie du scénario reste exacte, dit Schmidt avant qu’éclate une jolie querelle d’amoureux. Ils ont modifié l’apparence du camion sur la rive gauche, ou ont transféré leur butin dans un autre véhicule, moins ostentatoire. Personne n’aurait prêté attention à une camionnette sur le pont ou dans les rues de Louxor. La maison est isolée, ils ont pu directement entrer dans la cour. C’est un endroit idéal. Il doit être là. On y va ce soir, nicht wahr ?
Sa moustache frétillait.
— Si tu penses débouler avec armes et bagages, c’est non ! Il faut préparer notre intervention.
— Exactement, approuva Feisal qui lui adressa un regard sévère.
Nous discutâmes pendant un moment. Feisal ne cessait de répéter à Schmidt que nous ne pourrions pas faire appel à la police sans obtenir de mandat de perquisition en bonne et due forme, que nous n’avions aucun moyen de justifier. Ashraf monterait sur ses grands chevaux à cette simple idée. La suggestion la plus judicieuse vint de Saida.
— Vicky et moi, on s’approchera du garde du portail arrière. Oui, oui, Feisal, il y a forcément une entrée à l’arrière. Il sera décontenancé à la vue de deux femmes inoffensives. Nous le persuaderons de nous laisser passer. Et aussitôt, nous appellerons au secours ! Cela vous donnera une excuse pour entrer.
— Non, c’est trop risqué, dit Schmidt. C’est moi qui approcherai le garde, je porterai un voile et une…
— Je ne voudrais pas mettre en cause tes pouvoirs de séduction, Schmidt, mais…
— Et puis quoi, encore ? C’est la solution la plus absurde que j’aie jamais entendue, s’énerva Feisal, et si vous imaginez une seconde que je vais…
L’apparition du serveur, qui s’interrogeait sur l’origine de tous ces cris, mit un terme à la dispute. Schmidt commanda un autre café et je profitai du calme relatif.
— D’accord. Voilà le plan. J’appelle Suzi et je lui fais mon rapport. Feisal tu t’arranges pour rencontrer Ashraf. Sur les deux, il y en aura bien un qui aura une idée.
— Ce n’est pas un plan, s’offusqua Schmidt, c’est un moyen de tergiverser ! Si on doit y aller ce soir…
— Nous n’irons pas ce soir. Il nous faut du temps pour réfléchir et prendre des dispositions.
— Le temps presse, entonna Schmidt.
— Tais-toi, Schmidt !
Pour prouver ma bonne foi, j’appelai Suzi et les laissai écouter la conversation. Déjà informée de notre expédition matinale, elle me reprocha de m’être fait accompagner. Je répondis en lui faisant de plates excuses larmoyantes, qui, si elle avait eu deux sous de bon sens, l’auraient incitée à se méfier. Elle répondit par un soupir exaspéré lorsque je lui expliquai que je ne serais pas prête à intervenir le soir même.
— Retrouvez-moi dans le hall, même endroit, même heure, ordonna-t-elle, sèchement. J’aurai élaboré un plan.
— C’est une ensorceleuse, d’accord, avouai-je, en raccrochant.
— À toi, Feisal. Dis à Ashraf que nous le rencontrerons plus tard, quelque part sur la rive gauche. Deir el Bahri, peut-être.
Personne ne me demanda pourquoi j’avais choisi la rive gauche. Ce fut un soulagement, car je ne voulais pas donner d’explications.
Le taxi eut du mal à nous abandonner, mais nous ne pouvions converser librement devant quelqu’un qui parlait aussi bien anglais. Une fois à l’hôtel, Schmidt proposa d’aller déjeuner. Malgré ses protestations et celles de Feisal – nous n’avions pas rendez-vous avec Ashraf avant trois heures – je réussis à tous les embarquer sur un bateau en leur disant bêtement la vérité.
— Je veux aller voir Umm Ali. Je ne voudrais pas qu’elle s’imagine que nous oublions son fils.
Nous prîmes un taxi sur l’autre rive pour nous rendre au village.
Je me demandai si les enfants montaient toujours la garde. Ils se ruèrent sur nous, telle une horde de paparazzi autour d’un chanteur rock. Je reconnus un visage familier.
— Hé, Ahman, je suis désolé pour ton oncle.
Le sourire malicieux s’évapora, la main tendue retomba le long du corps.
— Ne t’inquiète pas… je voulais juste savoir…
Il s’éclipsa. Je ne le poursuivis pas. J’avais simplement tenté le coup, néanmoins sa réaction renforça mon intuition. Si jeune fût-il, il avait retenu la leçon de ses aînés sur l’exploitation et l’adversité : ne réponds pas aux questions, ne manifeste pas tes émotions devant les étrangers, si bien intentionnés soient-ils. Ils ne sont pas des nôtres. Ils ne comprennent pas.
Assis dans la cour, les hommes fumaient. Je me sentis soulagée, je n’aurais pas à affronter toute la famille. J’employai avec eux la méthode qui m’avait parfaitement réussi jusque-là : dire la vérité.
— Restez ici, demandai-je aux autres. Je veux lui parler seule à seule.
— Tu ne parles pas arabe, protesta Feisal.
— Ne t’inquiète pas, je saurais me faire comprendre.
Elle avait été prévenue assez tôt pour se composer une attitude. Elle m’attendait, assise sur le divan, bien droite, aussi digne qu’une gravure. Plusieurs femmes étaient présentes également, dont la femme voilée aux yeux gris, que j’avais remarquée plus tôt. Après avoir échangé les salutations d’usage, je m’adressai à la femme aux yeux gris.
— Vous parlez anglais ?
— Un peu, seulement.
J’avais élaboré plusieurs théories à son sujet. Je m’étais trompée sur toute la ligne.
Le visage qu’elle découvrit en ôtant son voile était celui d’une jeune Égyptienne, aux joues lisses, qui ne m’était pas familier.
— Dites à Umm Ali que je crois savoir qui a tué son fils. Dites-lui que j’ai besoin de son aide.
Une autre manifestation de mon racisme inconscient me fit honte lorsqu’un murmure s’éleva dans la pièce. Par politesse, les plus jeunes étaient restées silencieuses en présence de la matriarche, pourtant, j’aurais dû me douter que plusieurs d’entre elles comprenaient l’anglais.
Je leur expliquai ce que j’attendais d’elles.
Lorsque je ressortis en plissant les yeux sous le soleil, mon sac à dos était bien renflé, mais pas assez pour attirer des commentaires. Jusque-là, tout allait bien. Une étape après l’autre. Néanmoins, la suivante constituerait un pas de géant.
Personne n’avait faim, en dehors de Schmidt qui a tout le temps faim. Comme nous avions du temps devant nous, nous lui trouvâmes un restaurant.
— Maintenant, nous devons mettre au point ce que nous allons raconter à Ashraf, décida Saida, en plongeant un morceau de pain dans un bol de houmous .
— La vérité, dis-je distraitement. Ça a l’air de fonctionner.
Feisal ne tint pas compte de cette remarque. Comme d’habitude, il se disputa avec Saida pour savoir qui dirait quoi à qui et pourquoi.
Schmidt mangeait, buvait de la bière et m’observait. Il me connaît trop bien, ce Schmidt ! La vérité, toute la vérité, rien que la vérité… C’était la seule solution.
Je n’eus ma chance qu’à la toute fin du repas, lorsque Schmidt alla aux toilettes.
— Moi aussi, je dois y aller, dis-je en lui emboîtant le pas.
La pièce en question se trouvait tout au fond de l’établissement. Poliment, Schmidt s’écarta et m’invita à le précéder.
— Schmidt, dis-je, doucement, je compte sur toi comme jamais, et cela veut dire énormément. Promets-moi de faire exactement ce que je dirai, sans discuter, et sans poser de questions ?
— Oui.
J’avais envie de le prendre dans mes bras. Lorsque j’eus fini de détailler mon plan, il me répondit simplement :
— Et comment tu vas te débarrasser de Feisal et Saida ?
— Je n’ai pas encore trouvé la solution.
— Je ferai diversion.
— Je te revaudrai ça, Schmidt.
— Bon, alors, toi, promets-moi de faire exactement ce que tu as dit, et si je n’ai pas de tes nouvelles avant cinq heures, je vole à ton secours.
— Ça me va. Cela pourrait être une chasse au dahu, Schmidt.
— Pour ton bien, j’espère que ce sera le cas. Fais attention à toi.
Très digne, il entra dans les toilettes et ferma la porte.