Jérôme de Saint-Quirin avait opéré sa retraite sur la ferme. Depuis minuit, il en occupait le plateau.
« Qui vive ! crièrent ses sentinelles à l’approche de l’escorte.
– C’est nous, ceux du village des Charmes », répondit Marc Dives de sa voix tonnante.
On vint les reconnaître, puis ils passèrent.
La ferme était silencieuse ; une sentinelle, l’arme au bras, se promenait devant la grange où dormaient sur la paille une trentaine de partisans. Catherine, à la vue de ces grands toits sombres, de ces vieux hangars, de ces étables, de toute cette antique demeure où s’était passée sa jeunesse, où son père, son grand-père avaient écoulé tranquillement leur paisible et laborieuse existence, et qu’elle allait abandonner peut-être pour toujours, Catherine éprouva un serrement de cœur terrible ; mais elle n’en dit rien, et, sautant du traîneau, comme autrefois au retour du marché :
« Allons, Louise, dit-elle, nous voilà chez nous, grâce à Dieu. »
Le vieux Duchêne avait poussé la porte en criant :
« C’est vous, madame Lefèvre ?
– Oui, c’est nous ! Pas de nouvelles de Jean-Claude ?
– Non, madame. »
Alors tout le monde entra dans la grande cuisine. Quelques charbons brillaient encore sur l’âtre, et sous l’immense manteau de la cheminée était assis dans l’ombre Jérôme de Saint-Quirin, avec sa grande capote de bure, sa longue barbe fauve en pointe, le gros bâton de cormier entre les genoux et la carabine appuyée au mur.
« Hé, bonjour, Jérôme ! lui cria la vieille fermière.
– Bonjour, Catherine, répondit le chef grave et solennel du Grosmann. Vous arrivez du Donon ?
– Oui... Ça va mal, mon pauvre Jérôme ! Les kaiserlicks attaquaient la ferme quand nous avons quitté le plateau. On ne voyait que des habits blancs de tous les côtés. Ils commençaient à franchir les abatis...
– Alors vous croyez que Hullin sera forcé d’abandonner la route ?
– Si Piorette ne vient pas à son secours, c’est possible ! »
Les partisans s’étaient rapprochés du feu.
Marc Divès se penchait sur la braise pour allumer sa pipe ; en se relevant, il s’écria :
« Moi, Jérôme, je ne te demande qu’une chose ; je sais d’avance qu’on s’est bien battu où tu commandais...
– On a fait son devoir, répondit le cordonnier ; il y a soixante hommes étendus sur la pente du Grosmann, qui pourront le dire au dernier jugement.
– Oui ; mais qui donc a conduit les Allemands ? ils n’ont pu trouver d’eux-mêmes le passage du Blutfeld.
– C’est Yégof, le fou Yégof, dit Jérôme, dont les yeux gris, entourés de grosses rides et couverts d’épais sourcils blancs parurent s’illuminer dans les ténèbres.
– Ah !... tu en es bien sûr ?
– Les hommes de Labarbe l’ont vu monter ; il conduisait les autres. »
Les partisans se regardèrent avec indignation.
En ce moment, le docteur Lorquin, resté dehors pour dételer le cheval ouvrit la porte en criant :
« La bataille est perdue ! Voici nos hommes du Donon ; je viens d’entendre la corne de Lagarmitte. »
Il est facile de s’imaginer l’émotion des assistants à cette nouvelle. Chacun se prit à songer aux parents, aux amis, qu’on ne reverrait peut-être jamais, et tous, ceux de la cuisine et de la grange, se précipitèrent à la fois sur le plateau. Dans le même instant, Robin et Dubourg, placés en sentinelle au haut du Bois-de-Chênes, crièrent :
« Qui vive !
– France ! » répondit une voix.
Et, malgré la distance, Louise, croyant reconnaître la voix de son père, fut saisie d’une émotion telle, que Catherine dut la soutenir.
Presque aussitôt un grand nombre de pas retentirent sur la neige durcie, et Louise, n’y pouvant tenir, cria d’une voix frémissante :
« Papa Jean-Claude !
– J’arrive, répondit Hullin, j’arrive !
– Mon père ? s’écria Frantz Materne en courant au-devant de Jean-Claude.
– Il est avec nous, Frantz.
– Et Kasper ?
– Il a reçu un petit atout, mais ce n’est rien ; tu vas les voir tous les deux. »
Catherine se jetait au même instant dans les bras de Hullin.
« Oh ! Jean-Claude, quel bonheur de vous revoir !
– Oui, fit le brave homme d’une voix sourde, il y en a beaucoup qui ne verront plus les leurs !
– Frantz, criait alors le vieux Materne, hé ! par ici ! »
Et, de tous côtés, dans l’ombre, on ne voyait que des gens se chercher, se serrer la main et s’embrasser. D’autres appelaient : « Niclau ! Saphéri ! » mais plus d’un ne répondit pas.
Alors les voix devenaient rauques, comme étranglées, et finissaient par se taire. La joie des uns et la consternation des autres donnaient une sorte d’épouvante. Louise était dans les bras de Hullin, et pleurait à chaudes larmes.
« Ah ! Jean-Claude, disait la mère Lefèvre, vous en apprendrez sur cette enfant-là. Maintenant je ne vous dirai rien, mais nous avons été attaqués...
– Oui... nous causerons de cela plus tard... le temps presse, dit Hullin ; la route du Donon est perdue, les Cosaques peuvent être ici au petit jour, et nous avons encore bien des choses à faire. »
Il tourna le coin et entra dans la ferme ; tout le monde le suivit ; Duchêne venait de jeter un fagot sur le feu. Toutes ces figures noires de poudre, encore animées par le combat, les habits déchirés de coups de baïonnette, quelques-unes sanglantes, s’avançant des ténèbres en pleine lumière, offraient un spectacle étrange. Kasper, le front bandé de son mouchoir, avait reçu un coup de sabre ; sa baïonnette, ses buffleteries et ses hautes guêtres de toile bleue étaient tachées de sang. Le vieux Materne, lui, grâce à sa présence d’esprit imperturbable, revenait sain et sauf de la bagarre. Les débris des deux troupes de Jérôme et de Hullin se trouvaient ainsi réunis.
C’étaient les mêmes physionomies sauvages, animées de la même énergie et du même esprit de vengeance ; seulement les derniers, harassés de fatigue, s’asseyaient à droite, à gauche, sur les fagots, sur la pierre de l’évier, sur la dalle basse de l’âtre, la tête entre les mains, les coudes aux genoux. Les autres regardaient en tous sens, et, ne pouvant se convaincre de la disparition de Hans, de Joson, de Daniel, échangeaient des questions que suivaient de longs silences. Les deux fils de Materne se tenaient par le bras, comme s’ils avaient eu peur de se perdre, et leur père derrière eux, appuyé contre le mur sur sa carabine, les regardait d’un œil satisfait. « Ils sont là, je les vois, semblait-il se dire ; ce sont de fameux gaillards ! ils ont sauvé leur peau tous les deux ! » Et le brave homme toussait dans sa main. Quelqu’un venait-il lui parler de Pierre, de Jacques, de Nicolas, de son fils ou de son frère, il répondait au hasard : « Oui, oui, il y en a beaucoup là-bas sur le dos... Que voulez-vous ? c’est la guerre... Votre Nicolas a fait son devoir... il faut se consoler. » En attendant il pensait : « Les miens sont hors de la nasse, voilà le principal ! »
Catherine dressait la table avec Louise. Bientôt Duchêne, remontant de la cave une tonne de vin sur l’épaule, la déposa sur le buffet ; il en fit sauter la bonde, et chaque partisan vint présenter son verre, son pot ou sa cruche, à la gerbe pourpre qui miroitait aux reflets du foyer.
« Mangez et buvez ! leur criait la vieille fermière ; tout n’est pas fini, vous aurez encore besoin de force. Hé ! Frantz, décroche-moi donc ces jambons ! Voici le pain, les couteaux. Asseyez-vous, mes enfants. »
Frantz, avec sa baïonnette, embrochait les jambons dans la cheminée.
On avançait les bancs, on s’asseyait, et, malgré le chagrin, on mangeait de ce vigoureux appétit que ni les douleurs présentes, ni les préoccupations de l’avenir ne peuvent faire oublier aux montagnards. Tout cela n’empêchait pas une tristesse poignante de serrer la gorge de ces braves gens, et tantôt l’un, tantôt l’autre, s’arrêtant tout à coup, laissait tomber sa fourchette et s’en allait de table disant : « J’en ai assez ! »
Pendant que les partisans réparaient ainsi leurs forces, les chefs s’étaient réunis dans la salle voisine, pour prendre les dernières résolutions de la défense. Ils étaient assis autour de la table, éclairée par une lampe de fer blanc, le docteur Lorquin, son grand chien Pluton le nez en l’air près de lui, Jérôme dans l’angle d’une fenêtre à droite, Hullin à gauche, tout pâle. Marc Divès, le coude sur la table, la joue dans la main, tournait ses larges épaules à la porte ; il ne montrait que son profil brun et l’un des coins de sa longue moustache. Materne seul restait debout, selon son habitude, contre le mur, derrière la chaise de Lorquin, la carabine au pied. Dans la cuisine bourdonnait le tumulte.
Lorsque Catherine, mandée par Jean-Claude, entra, elle entendit une sorte de gémissement qui la fit tressaillir ; c’était Hullin qui parlait.
« Tous ces braves enfants, tous ces pères de famille qui tombaient les uns après les autres, cria-t-il d’une voix déchirante, croyez-vous que cela ne me prenait pas au cœur ? Croyez-vous que je n’aurais pas mieux aimé mille fois être massacré moi-même ? Ah ! vous ne savez pas ce que j’ai souffert ! Perdre la vie, ce n’est rien ; mais porter seul une responsabilité pareille !...
Il se tut ; le frémissement de ses lèvres, une larme qui coulait lentement sur sa joue, son attitude, tout montrait les scrupules de l’honnête homme, en face d’une de ces situations où la conscience elle-même hésite et cherche de nouveaux appuis. Catherine alla tout doucement s’asseoir dans le grand fauteuil à gauche. Au bout de quelques secondes, Hullin ajouta d’un ton plus calme :
« Entre onze heures et minuit, Zimmer arrive en criant : « Nous sommes tournés ! Les Allemands descendent du Grosmann ; Labarbe est écrasé ; Jérôme ne peut plus tenir ! » Et puis il ne dit plus rien. Que faire ?... Est-ce que je pouvais battre en retraite ? est-ce que je pouvais abandonner une position qui nous avait coûté tant de sang, la route du Donon, le chemin de Paris ? Si je l’avais fait, est-ce que je n’aurais pas été un misérable ? Mais je n’avais que trois cents hommes contre quatre mille à Grandfontaine, et je ne sais combien qui descendaient de la montagne ! Eh bien coûte que coûte, je me décide à tenir ; c’était notre devoir. Je me dis : « La vie n’est rien sans l’honneur... nous mourrons tous ; mais on ne dira pas que nous avons livré le chemin de la France. Non, non, on ne le dira pas ! »
En ce moment, la voix de Hullin reprit son timbre frémissant ; ses yeux se gonflèrent de larmes, et il ajouta :
« Nous avons tenu ; mes braves enfants ont tenu jusqu’à deux heures, je les voyais tomber. Ils tombaient en criant : « Vive la France ! ! ! » Dès le commencement de l’action, j’avais fait prévenir Piorette. Il arriva au pas de course, avec une cinquantaine d’hommes solides. Il était déjà trop tard ! L’ennemi nous débordait à droite et à gauche ; il tenait les trois quarts du plateau, et nous avait refoulés dans les sapinières du côté de Blanru ; son feu plongeait sur nous. Tout ce que je pus faire, ce fut de réunir mes blessés, ceux qui se traînaient encore, et de les mettre sous l’escorte de Piorette ; une centaine de mes hommes se joignirent à lui. Moi, je n’en gardai que cinquante pour aller occuper le Falkenstein. Nous avons passé sur le ventre des Allemands qui voulaient nous couper la retraite. Heureusement, la nuit était noire ; sans cela, pas un seul d’entre nous n’aurait réchappé. Voilà donc où nous en sommes ; tout est perdu ! Le Falkenstein seul nous reste, et nous sommes réduits à trois cents hommes. Maintenant il s’agit de savoir si nous voulons aller jusqu’au bout. Moi, je vous l’ai dit, je souffre de porter seul une responsabilité si grande. Tant qu’il a été question de défendre la route du Donon, il ne pouvait y avoir aucun doute : chacun se doit à la patrie ; mais cette route est perdue ; il nous faudrait dix mille hommes pour la reprendre, et, dans ce moment, l’ennemi entre en Lorraine... Voyons, que faut-il faire ?
– Il faut aller jusqu’au bout, dit Jérôme.
– Oui, oui ! crièrent les autres.
– Est-ce votre avis, Catherine ?
– Certainement ! » s’écria la vieille fermière, dont les traits exprimaient une ténacité inflexible.
Alors Hullin, d’un ton plus ferme, exposa son plan :
« Le Falkenstein est notre point de retraite. C’est notre arsenal, c’est là que nous avons nos munitions, l’ennemi le sait, il va tenter un coup de main de ce côté. Il faut que nous tous, ici présents, nous y allions pour le défendre ; il faut que tout le pays nous voie, qu’on se dise : « Catherine Lefèvre, Jérôme, Materne et ses garçons, Hullin, le docteur Lorquin sont là. Ils ne veulent pas déposer les armes ! » Cette idée ranimera le courage de tous les gens de cœur. En outre, Piorette tiendra dans les bois ; sa troupe se grossira de jour en jour. Le pays va se couvrir de Cosaques, de pillards de toute espèce ; lorsque l’armée ennemie sera entrée en Lorraine, je ferai un signe à Piorette ; il se jettera entre le Donon et la route, et tous les traînards éparpillés dans la montagne seront pris comme dans un épervier. Nous pourrons aussi profiter des chances favorables pour enlever les convois des Allemands, inquiéter leurs réserves, et, si le bonheur veut, comme il faut l’espérer, que tous ces kaiserlicks soient battus en Lorraine par notre armée, alors nous leurs couperons la retraite. »
Tout le monde se leva, et Hullin, entrant dans la cuisine, fit aux montagnards cette simple allocution :
« Mes amis, nous venons de décider que l’on pousserait la résistance jusqu’au bout. Cependant chacun est libre de faire ce qu’il voudra, de déposer les armes, de retourner à son village ; mais que ceux qui veulent se venger se réunissent à nous ! ils partageront notre dernier morceau de pain et notre dernière cartouche. »
Le vieux flotteur Colon se leva et dit :
« Hullin, nous sommes tous avec toi ; nous avons commencé à nous battre tous ensemble, nous finirons tous ensemble.
– Oui, oui ! s’écrièrent les autres.
– Vous êtes tous décidés ? Eh bien ! écoutez-moi. Le frère de Jérôme va prendre le commandement.
– Mon frère est mort, interrompit Jérôme ; il est resté sur la côte du Grosmann. »
Il y eut un instant de silence ; puis, d’une voix forte, Hullin poursuivit :
« Colon, tu vas prendre le commandement de tous ceux qui restent, à l’exception des hommes qui formaient l’escorte de Catherine Lefèvre, et que je retiens avec moi. Tu iras rejoindre Piorette dans la vallée du Blanru, en passant par les Deux-Rivières.
– Et les munitions ? s’écria Marc Divès.
– J’ai ramené mon fourgon, dit Jérôme ; Colon pourra s’en servir.
– Qu’on attelle aussi le traîneau, s’écria Catherine ; les Cosaques arrivent, ils pilleront tout. Il ne faut pas que nos gens partent les mains vides ; qu’ils emmènent les bœufs, les vaches et les chèvres ; qu’ils emportent tout : c’est autant de gagné sur l’ennemi. »
Cinq minutes après, la ferme était au pillage ; on chargeait le traîneau de jambons, de viandes fumées, de pain ; on faisait sortir le bétail des écuries, on attelait les chevaux à la grande voiture, et bientôt le convoi se mit en marche, Robin en tête, soufflant dans sa grande trompe d’écorce, et les partisans derrière poussant aux roues. Lorsqu’il eut disparu dans le bois, et que le silence succéda subitement à tout ce bruit, Catherine, en se retournant, vit Hullin derrière elle pâle comme un mort.
« Eh bien, Catherine, lui dit-il, tout est fini !... Nous allons monter là-haut ! »
Frantz, Kasper et ceux de l’escorte, Marc Divès, Materne ; tous, l’arme au pied dans la cuisine, attendaient.
« Duchêne, dit la brave femme, descendez au village ; il ne faut pas que l’ennemi vous maltraite à cause de moi. »
Le vieux serviteur, secouant alors sa tête blanche, les yeux pleins de larmes, répondit :
« Autant que je meure ici, madame Lefèvre. Voilà bientôt cinquante ans que je suis arrivé à la ferme... ne me forcez pas de m’en aller : ce serait ma mort.
– Comme vous voudrez, mon pauvre Duchêne, répondit Catherine attendrie ; voici les clefs de la maison. »
Et le pauvre vieux alla s’asseoir au fond de l’âtre, sur un escabeau, les yeux fixes, la bouche entrouverte, comme perdu dans une immense et douloureuse rêverie.
On se mit en route pour le Falkenstein. Marc Divès, à cheval, sa grande latte pendue au poing, formait l’arrière-garde. Frantz et Hullin, à gauche, observaient le plateau ; Kasper et Jérôme, à droite, la vallée ; Materne et les hommes de l’escorte entouraient les femmes. Chose bizarre ! devant les chaumières du village des Charmes, sur le seuil des maisonnettes, aux lucarnes, aux fenêtres, apparaissaient des figures jeunes et vieilles, regardant d’un œil curieux cette fuite de la mère Lefèvre, et les mauvaises langues ne l’épargnaient pas : « Ah ! les voilà dénichés ! criait-on ; mêlez-vous donc de ce qui ne vous regarde pas ! »
D’autres faisaient la réflexion, tout haut, que Catherine avait été riche assez longtemps, et que c’était à chacun son tour de traîner la semelle. Quant aux travaux, à la sagesse, à la bonté de cœur, à toutes les vertus de la vieille fermière, au patriotisme de Jean-Claude, au courage de Jérôme et des trois Materne, au désintéressement du docteur Lorquin, au dévouement de Marc Divès, personne n’en disait rien : – ils étaient vaincus !