Tandis que Hullin apprenait le désastre de nos armées, et qu’il s’acheminait lentement, la tête basse, le front soucieux, vers le village des Charmes, tout suivait son train habituel à la ferme du Bois-de-Chênes. On ne songeait plus au récit bizarre de Yégof, on ne pensait pas à la guerre : le vieux Duchêne menait ses bœufs à l’abreuvoir, le pâtre Robin retournait la litière du bétail, Annette et Jeanne écrémaient leurs pots de lait caillé. Catherine Lefèvre seule, sombre et silencieuse, songeait aux temps passés, tout en surveillant d’un visage impassible les allées et venues de son monde. – Elle était trop vieille, trop sérieuse pour oublier d’un jour à l’autre ce qui l’avait si fortement agitée. – La nuit venue, après le repas du soir, elle entra dans la salle voisine, où ses gens l’entendirent tirer le grand registre de l’armoire, et le déposer sur la table pour régler ses comptes comme d’habitude.
On se mit aussitôt à charger la voiture de blé, de légumes et de volaille, car c’était le lendemain marché à Sarrebourg, et Duchêne devait partir au petit jour.
Représentez-vous la grande cuisine et tous ces braves gens en train de finir leur ouvrage, avant d’aller se coucher ; la grosse marmite noire pleine de betteraves et de pommes de terre destinées au bétail, fumant sur un immense feu de sapin en tulipes pourpre et or ; – les plats, les écuelles, les soupières étincelant comme des soleils sur l’étagère ; – les bottes d’ail et d’oignons mordorés suspendues à la file aux poutres brunes du plafond, parmi les jambons et les quartiers de lard ; – Jeanne en cornette bleue et petite jupe coquelicot, remuant le contenu de la marmite de sa grande cuiller de bois ; les cages d’osier où caquettent les poules avec le grand coq roux, qui passe la tête à travers les barreaux et regarde la flamme d’un œil émerveillé, la crête sur l’oreille ; – le dogue Michel, la tête plate, les joues pendantes, en quête d’une écuelle oubliée ; – Dubourg, descendant l’escalier sombre qui crie, à gauche, le dos courbé, un sac sur l’épaule et le poing arc-bouté sur la hanche, – tandis qu’au dehors au milieu de la nuit noire, le vieux Duchêne, debout sur la voiture, lève sa lanterne et crie :
« Ça fait le quinzième, Dubourg, encore deux. »
On voit aussi, pendus contre la muraille, un vieux lièvre roux apporté par le chasseur Heinrich, pour être vendu au marché, et un beau coq de bruyère moiré de vert et roux, l’œil terne, une goutte de sang au bout du bec.
Il était environ sept heures et demie, lorsqu’un bruit de pas se fit entendre à l’entrée de la cour. Le dogue s’avança sur le seuil en grondant. Il écouta, aspira l’air de la nuit, puis revint tranquillement se remettre à lécher son écuelle.
« C’est quelqu’un de la ferme, dit Annette, Michel ne bouge pas. »
Presque aussitôt le vieux Duchêne cria dehors : « Bonne nuit, maître Jean-Claude. C’est vous ?
– Oui, j’arrive de Phalsbourg, et je viens me reposer un instant avant de descendre au village, Catherine est-elle là ? »
Et l’on vit le brave homme apparaître à la vive lumière, son large feutre sur la nuque, et son rouleau de peaux de mouton sur l’épaule.
« Bonne nuit, mes enfants, dit-il, bonne nuit !... toujours à l’ouvrage ?
– Mon Dieu, oui, monsieur Hullin, comme vous voyez, répondit Jeanne en riant. Si l’on n’avait rien à faire, la vie serait bien ennuyeuse !
– C’est vrai, ma jolie fille, c’est vrai, il n’y a que le travail pour nous donner ces fraîches couleurs et ces grands yeux brillants. »
Jeanne allait répondre, quand la porte de la salle s’ouvrit, et Catherine Lefèvre s’avança jetant un regard profond sur Hullin, comme pour deviner d’avance les nouvelles qu’il apportait :
« Eh bien ! Jean-Claude, vous êtes de retour.
– Oui, Catherine. Il y a du bon et du mauvais. »
Ils entrèrent dans la salle, haute et vaste pièce boisée jusqu’au plafond, avec ses armoires de vieux chêne à ferrures brillantes, son poêle de fonte en pyramide s’ouvrant dans la cuisine, sa vieille horloge marquant les secondes dans son étui de noyer, et son grand fauteuil de cuir à crémaillère, usé par dix générations de vieillards. – Jean-Claude n’entrait jamais dans cette salle sans se rappeler le grand-père de Catherine, qu’il lui semblait voir encore avec sa tête blanche, assis dans l’ombre derrière le fourneau.
« Eh bien ? demanda la fermière en présentant un siège au sabotier, qui venait de déposer son rouleau sur la table.
– Eh bien, de Gaspard, les nouvelles sont bonnes : le garçon se porte bien. Il en a vu de dures !... Tant mieux, cela forme la jeunesse !... Mais quant au reste, Catherine, ça va mal : la guerre ! la guerre !... »
Il hocha la tête, et la vieille, les lèvres serrées, s’assit en face de lui, droite dans son fauteuil, les yeux fixes, attentifs.
« Ainsi ça va mal... décidément... nous allons avoir la guerre chez nous ?
– Oui, Catherine, du jour au lendemain il faut nous attendre à voir les alliés dans nos montagnes.
– Je m’en doutais... j’en étais sûre ; mais parlez, Jean-Claude. »
Hullin alors, les coudes en avant, ses grosses oreilles rouges entre les mains et baissant la voix, se mit à raconter tout ce qu’il avait vu : les abatages autour de la ville, l’organisation des batteries sur les remparts, la publication de l’état de siège, les charrettes de blessés sur la place d’armes, sa rencontre avec le vieux sergent chez Wittmann et le résumé de la campagne. De temps en temps, il faisait une pause, et la vieille fermière clignait des yeux lentement, comme pour graver les faits dans sa mémoire. Quand Jean-Claude en vint aux blessés, la brave femme murmura tout bas : « Gaspard en est réchappé ! »
Puis, à la fin de cette lugubre histoire, il y eut un long silence, et tous deux se regardèrent sans prononcer une parole. Que de réflexions, que de sentiments amers se pressaient dans leur âme !
Au bout de quelques instants, la vieille se remettant de ces terribles pensées :
« Vous le voyez, Jean-Claude, dit-elle d’un ton grave, Yégof n’avait pas tort ?
– Sans doute, sans doute, il n’avait pas tort, répondit Hullin ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Un fou qui va de village en village, qui descend en Alsace, qui remonte la Lorraine, qui vague à droite, à gauche, ce serait bien étonnant s’il ne voyait rien, s’il ne disait pas de temps en temps une vérité parmi ses folies. Tout s’embrouille dans sa tête, et les autres croient comprendre ce qu’il ne comprend pas lui-même. Mais il ne s’agit pas de ces histoires de fou, Catherine. Les Autrichiens arrivent. Il s’agit de savoir si nous les laisserons passer, ou si nous aurons le courage de nous défendre.
– De nous défendre ! s’écria la vieille, dont les joues pâles frémirent ; si nous aurons le courage de nous défendre ! Ce n’est pas à moi, Hullin, que vous croyez parler. Comment !... mais est-ce que nous valons moins que nos anciens ? Est-ce qu’ils ne se sont pas défendus, eux ?... Est-ce qu’il n’a pas fallu les exterminer, hommes, femmes et enfants ?
– Alors, vous êtes pour la défense, Catherine !
– Oui... oui... tant qu’il me restera un morceau de chair sur les os ! Qu’ils arrivent ! qu’ils arrivent ! La vieille des vieilles est toujours là ! ».
Ses grands cheveux gris s’agitaient sur sa tête, ses joues pâles et rigides frémissaient, et ses yeux lançaient des éclairs. Elle était belle à voir, belle comme cette vieille Margareth dont avait parlé Yégof. Hullin lui tendit la main en silence ; il souriait d’un air enthousiaste.
« À la bonne heure, fit-il, à la bonne heure !... Nous sommes toujours les mêmes dans la famille. Je vous reconnais, Catherine : vous voilà debout ; mais un peu de calme, écoutez-moi. Nous allons nous battre, et par quels moyens ?
– Par tous les moyens ; tous sont bons, les haches, les faux, les fourches...
– Sans doute, mais les meilleurs sont les fusils et les balles. Nous avons des fusils : chaque montagnard garde le sien au-dessus de sa porte ; malheureusement la poudre et les balles nous manquent. »
La vieille fermière s’était calmée tout à coup ; elle fourrait ses cheveux sous son bonnet, regardant devant elle comme au hasard, l’œil pensif.
« Oui, reprit-elle d’un ton brusque, la poudre et les balles nous manquent, c’est vrai, mais nous en aurons. Marc Divès, le contrebandier, en a. Vous irez le voir demain de ma part. Vous lui direz que Catherine Lefèvre achète toute sa poudre et toutes ses balles, qu’elle paye ; qu’elle vendra son bétail, sa ferme, ses terres, tout... tout... pour en avoir. Comprenez-vous, Hullin ?
– Je comprends ; c’est beau ce que vous faites là, Catherine.
– Bah ! c’est beau... c’est beau ! répliqua la vieille, c’est tout simple : je veux me venger ! Ces Autrichiens, ces Prussiens, ces hommes roux qui nous ont déjà exterminés, eh bien ! je leur en veux... je les exècre de père en fils... Voilà ! – Vous achèterez la poudre, et ce gueux de fou verra si nous rebâtissons ses châteaux !
Hullin s’aperçut alors qu’elle songeait toujours à l’histoire de Yégof ; mais voyant combien elle était exaspérée, et que d’ailleurs son idée contribuait à la défense du pays, il ne fit aucune observation à ce sujet, et dit simplement :
« Ainsi, Catherine, c’est entendu, je vais chez Marc Divès demain ?
– Oui ; vous achèterez toute sa poudre et son plomb. Il faudrait aussi faire un tour dans les villages de la montagne, prévenir les gens de ce qui se passe, et convenir avec eux d’un signal pour se réunir en cas d’attaque.
– Soyez tranquille, dit Jean-Claude, je m’en charge. »
Tous deux s’étaient levés et se dirigeaient vers la porte. Depuis une demi-heure, le bruit avait cessé dans la cuisine : les gens de la ferme étaient allés se coucher. La vieille déposa sa lampe au coin de l’âtre et tira les verrous. Au dehors, le froid était vif, l’air calme et limpide. Toutes les cimes d’alentour et les sapins du Jaegerthâl se détachaient sur le ciel, par masses sombres ou lumineuses. Au loin, bien loin derrière la côte, un renard à la chasse glapissait dans la vallée du Blanru.
« Bonne nuit, Hullin, dit la mère Lefèvre.
– Bonne nuit, Catherine. »
Jean-Claude s’éloigna rapidement sur la pente des bruyères, et la fermière, après l’avoir suivi des yeux une seconde, referma sa porte.
Je vous laisse à penser la joie de Louise, lorsqu’elle apprit que Gaspard était sain et sauf. La pauvre enfant, depuis deux mois, ne vivait plus. Hullin se garda bien de lui montrer le nuage sombre qui s’avançait à l’horizon. Toute la nuit, il l’entendit caqueter dans sa petite chambre, se parler à elle-même comme pour se féliciter, murmurer le nom de Gaspard, et ouvrir ses tiroirs, ses boîtes, sans doute afin d’y trouver quelques souvenirs et leur parler d’amour.
Ainsi la fauvette inondée par l’orage, tout en grelottant se met à chanter et à sautiller de branche en branche, au premier rayon de soleil.