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On sait maintenant qu’il y avait,

sur le sol et les parois de la cellule…

 

« On sait maintenant qu’il y avait, sur le sol et les parois de la cellule fermée, des résidus d’une pâte similaire à celle trouvée sur le lit et la table de chevet de Madeleine Castinel. » Mancuso tourna une page du document envoyé par l’Identité judiciaire le matin même. « Ils proviendraient de deux applications différentes, l’une plus récente que l’autre… produit moins dégradé ou quelque chose comme ça. Ils ont trouvé un pot dudit produit sur l’une des étagères du Bloc. Deux séries d’empreintes, sur la surface du récipient. Certaines, recouvertes par de la poussière, appartiennent à Paul Grieux, les autres, apparemment moins anciennes, qu’ils auraient également retrouvées sur le verrou de la cellule et la poignée du frigo. Avec des résidus de pâte, là aussi. »

Il sauta un paragraphe. « Par ailleurs, dans la même cellule, il a été procédé à des prélèvements sur des traces d’urine sèches… Ils ont marqué ici que ceux-ci avaient révélé, en vrac, une origine unique, une sursaturation en acide urique, une urée anormalement basse, et cætera, et cætera… Et aussi sur des résidus de fèces très dégradés… Ce n’est pas trop vieux mais la datation précise sera difficile à établir… impossible de confirmer qu’ils émanent de la même source que l’urine et… ils se distinguent par une carence presque totale de particules alimentaires. Il y avait également des traces de bile à divers endroits, ce qui suggère des vomissements.

— Et que concluent-ils de tout ça ? »

Le regard de Mancuso se releva vers Priscille. « Malnutrition. Quelles que soient la ou les personnes qui ont séjourné dans cette tôle. C’est cohérent avec les constatations opérées de visu. Il n’y avait aucun déchet de nourriture dans la cellule.

— Autre chose ? » Marc n’écouta même pas la réponse de son collègue, qui s’était mis à détailler par le menu l’inventaire partiellement identifié des étagères du Bloc. Il ne se rendit pas non plus immédiatement compte que l’exposé était terminé, et ne prit conscience du silence qui régnait dans la pièce que lorsque Thévenet se mit à tousser bruyamment, avant de l’interroger. « À quoi tu penses ?

— Je crois qu’il y avait quelqu’un dans cette cellule… »

Tous les officiers de police se regardèrent d’un air entendu. Une autre porte ouverte venait de mourir.

« Récemment. » Marc les dévisagea chacun à leur tour. « Si vous regardez l’état de chacune de ces… cages », il alla aimanter quelques clichés de l’IJ sur le tableau commun du bureau, « vous verrez que celle-ci est de loin la plus négligée. Les autres, bien que n’étant pas des modèles de propreté, ne comportaient pas autant de traces résiduelles, du moins sur le sol. Comme si elles étaient restées vides depuis plus longtemps. »

Tous s’étaient levés à sa suite, pour venir examiner les images de plus près.

« Si vous faites attention aux photos, vous verrez une gamelle vide, là. » Il montra l’objet du doigt. « Elle était dénuée de tout reste alimentaire, ce qui me fait penser qu’elle devait être remplie d’eau. Enfin, cette cellule est aussi la seule des trois qui était fermée à notre arrivée. »

Tous sauf Mancuso. « Ça ne prouve pas grand-chose. » Toujours aussi sceptique. « S’il y avait eu un occupant dernièrement, nous aurions dû le trouver lorsque nous avons découvert la cave, non ? Comment serait-il, ou plutôt elle… car c’est bien à Madeleine Castinel que tu penses, n’est-ce pas ? »

Pas de réponse. Les deux hommes se défièrent du regard.

« Quoi qu’il en soit, comment serait-elle sortie d’une pièce fermée de l’extérieur ?

— Simple. Paul Grieux avait un complice.

— Dont nous ne trouvons pas la moindre trace pour le moment.

— Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas. Et… le peu que j’ai vu des correspondances électroniques de notre suspect me laisse supposer qu’il était en relation avec tout un tas de gens pour acheter ce dont il avait besoin et vendre ses… productions.

— Les vérifications vont prendre des semaines. » Mancuso n’en démordait pas. « Pendant ce temps-là, la petite Castinel…

— Non. »

Les regards des présents se braquèrent tous sur Marc.

« Parce que je ne crois pas qu’il faille chercher le complice de ce côté-là, de toute façon. J’ai ma petite idée sur son identité. En fait, je crois qu’il y en a plusieurs, au moins deux. J’y pense surtout depuis hier soir et, quel que soit l’angle sous lequel je considère le problème, je retombe toujours sur les mêmes personnes.

— Sa mère et le curé.

— Oui. Mais comment… »

Mancuso coupa la parole à Marc avant qu’il puisse interroger Priscille. « N’est-ce pas vous qui nous avez dit que Paul Grieux n’avait plus aucun contact avec sa mère depuis des années et… »

Vous. Diviser pour mieux régner.

« Que leurs relations étaient tendues ?

— Si. Cependant, cette information nous a été suggérée par Yvette Grieux puis confirmée par le père Cottrau. Ils ont très bien pu nous mentir à dessein, même si j’ai encore du mal à complètement souscrire à cette idée, surtout en ce qui concerne le prêtre. » L’homme d’Église n’avait-il pas essayé de prévenir Marc de se tenir à l’écart de Paul Grieux ? « Mais un fait demeure, une seule personne est venue rendre visite au suspect depuis son accident : sa mère. Hier, j’ai écouté les fichiers du professeur Anjoras qui ont pu être sauvés. Bien sûr, on ne peut pas formellement identifier les voix… mais je suis sûr d’avoir reconnu celle d’Yvette Grieux sur l’un d’eux. Au cours de ce passage — qui a sûrement été pris pendant qu’elle se trouvait dans la chambre, seule avec son fils — elle parle à quelqu’un dont les interventions sont inaudibles. Sans trop d’espoir, j’ai demandé aux gars du labo de travailler sur cet extrait, pour voir s’ils pouvaient obtenir mieux. À mon avis, elle a parlé avec le suspect. Ou plutôt, il lui a dit un truc.

— Et, en quoi aurait-elle pu l’aider ? C’est une vieille femme, en mauvaise santé, si je me souviens bien. »

Marc observa le visage de Youcef. De quel côté était-il ? « Tu as raison. Et en plus, elle n’a pas de permis de conduire. Pourtant, mais je n’ai pas encore d’idée bien arrêtée à ce sujet… » Mieux valait, pour le moment, continuer à exclure toute théorie fantaisiste qui mettrait en jeu des transports magiques. « Je reste persuadé qu’elle a aidé son fils. Au minimum pour le transfert de Madeleine hors de la cave.

— Elle serait revenue après sa visite à l’hosto ? »

Marc regarda les photos fixées sur le tableau avant de répondre à Priscille. « Sans doute, puisque nous l’avons accompagnée dans tous ses déplacements, le jour de sa venue à l’hôpital. Elle a forcément dû revenir. Et il est raisonnable de penser que quelqu’un était avec elle, à ce moment-là. C’est ce qui me fait penser que le père Cottrau est impliqué. Il conduit. Il a un véhicule à sa disposition. Et il y a un lien entre lui et la mère de Paul, qui va au-delà de ce qu’il a bien voulu nous dire. Il sait manifestement des choses. Deux fois au moins, il a essayé de me mettre en garde. Quand je l’ai appelé et quand il a tenté de me joindre, dimanche dernier.

— Cela contredit toute ta théorie alors. S’il était impliqué, il n’aurait aucune raison de t’avertir de quoi que ce soit. » Mancuso revenait à la charge. « Et, en admettant qu’il soit complice de Paul Grieux et de sa mère, pourquoi n’auraient-ils pas décidé, dès le début de toute cette histoire, d’enfermer Madeleine ailleurs, dans ce cas-là ?

— Parce que je suis persuadé qu’au départ, tout cela ne concernait que Paul et Madeleine. Yvette Grieux et le curé ne s’y sont retrouvés mêlés qu’à cause de l’accident de moto. Et pas obligatoirement de leur plein gré. »

 

Le gardien Renaud en avait marre des gardes à l’hôpital. Il ne se passait jamais rien et le personnel médical était débordé, et pas toujours d’une humeur très agréable. Bref, il se sentait plutôt isolé. Et inutile. Plus aucun journaliste pour les déranger et l’autre, enfermé dans sa piaule qui avait tout de la cellule de prison, passait ses journées prostré et silencieux.

Où était Coignard ? Cela faisait plus d’une demi-heure qu’il était parti aux toilettes. Tu parles, il devait encore être en train de brancher une infirmière. Il n’en loupait jamais une, celui-là.

Renaud se leva de sa chaise pliante pour se dégourdir les jambes. Il marcha un peu dans le couloir, pas trop loin de la porte de Paul Grieux, en continuant à s’énerver tout seul contre sa mission et l’absence de son collègue qui se prolongeait.

Il revenait sur ses pas quand il entendit un raclement sourd à l’intérieur de la chambre. Il jeta un œil à travers le judas et ne vit d’abord rien de particulier. La salle de bains, suffisamment illuminée par sa veilleuse, était vide. Il n’y avait aucun mouvement dans le reste de la pièce. Grieux était allongé sur son lit, recouvert des pieds à la tête par un drap qui tombait jusqu’au sol. La fenêtre était toujours intacte, ses barreaux bien alignés.

Il avait dû rêver.

Pourtant, le raclement se fit entendre une seconde fois, juste au moment où Renaud s’éloignait du panneau. Il regarda à nouveau. Toujours rien de suspect. À part ce bruit. Instinctivement, il approcha sa main de l’interrupteur de la gâche électrique, sans le toucher. Ils avaient reçu comme consigne de ne jamais entrer seuls et de prévenir un infirmier en cas de problème.

Il resta ainsi, figé, à observer le lit pendant de longues secondes. Et si l’autre s’était quand même fait la malle ? Cela semblait impossible mais on ne voyait rien sous le drap et celui-ci ne bougeait pas du tout. Il aurait dû au moins monter et descendre un peu, si quelqu’un respirait dessous, non ?

Renaud hésita encore quelques secondes avant d’appuyer sur le bouton. Après tout, il ne risquait rien. Il était armé et Grieux était, la plupart du temps, aussi actif qu’un mollusque. Il regarda une dernière fois dans le couloir, au cas où Coignard arriverait, ce qui l’aurait un peu rassuré, puis entra. Sans oublier de bloquer la porte avec sa chaise. Il allait vérifier rapidement que tout était O.K. et personne n’en saurait rien.

La main sur sa tonfa, il jeta par sécurité un rapide coup d’œil dans la salle de bains, avant de s’avancer jusqu’au lit. Bras tendu, en avant, corps de profil, il attrapa l’extrémité supérieure du drap et la souleva légèrement. C’était l’oreiller. Il s’approcha encore, tira un peu loin et vit que la taie était prolongée par le drap de dessous, roulé en boule.

Où était-il, merde ?

Comme il faisait un tour d’horizon à la recherche de Paul Grieux, déjà angoissé à l’idée qu’on puisse lui reprocher d’avoir laissé filer un homme sous sa responsabilité, Renaud ne vit pas immédiatement la masse sombre rouler de sous le lit, à ses pieds.

Il ne prit conscience de sa présence que lorsqu’il sentit le sol se dérober sous lui et tomba en arrière.

 

De retour de sa promenade, Coignard remarqua tout d’abord qu’il n’y avait personne dans le couloir. Pas vraiment alarmé, il ne commença à s’inquiéter que lorsqu’il vit que la chaise avait été déplacée, puis que la porte était ouverte.

Il se précipita vers la chambre, sans réfléchir, et poussa chaise et battant d’un même mouvement. À l’intérieur, il aperçut d’abord Paul Grieux, immobile et couché sur le dos, le visage en sang, et, à côté de lui, Renaud, qui se tenait la gorge et ouvrait compulsivement la bouche, comme s’il voulait crier mais n’y parvenait pas.

Le premier réflexe de l’agent de police fut de foncer vers son équipier pour lui porter secours. Il essaya de lui écarter les mains, pour se rendre compte de la gravité de ses blessures, mais Renaud luttait. Concentré sur les poignets de son collègue, Coignard ne prit conscience de la matraque qui pénétrait dans son champ de vision qu’une fraction de seconde avant de ressentir le choc contre sa tempe.

Il bascula sur le côté, encore lucide, et eut le temps de voir Grieux bondir sur ses appuis, en position accroupie, puis relever un de ses bras, prolongé par une tonfa, pour assener le second coup.

Noir.

 

La réunion, commencée en retard, traînait inutilement.

« Si je suis bien ton raisonnement, tu crois que la petite Castinel est encore en vie, ou en tout cas, l’a été jusqu’à la visite de la mère du suspect à Lyon, ou peu après. Tu crois aussi qu’elle est restée un certain temps enfermée dans la cave de la rue du Bœuf jusqu’à ce qu’Yvette Grieux, une vieille femme, qui n’avait plus eu de contact avec son fils depuis des années, accepte d’aider celui-ci à changer la disparue de place, assistée en cela par un prêtre. Un prêtre qui, par ailleurs, t’aurait mis en garde contre Paul Grieux ? »

Marc écoutait Mancuso démonter sa théorie, sans savoir comment réagir.

« Et bien sûr, ces deux personnes auraient agi contre leur gré et obéi aux ordres d’un légume. Dis-moi, pourquoi auraient-ils fait ça ?

— Parce qu’ils ont peur de lui.

— Peur de quoi, il va finir en HP ? »

Les autres observaient, sans oser prendre parti.

Parfois, Marc surprenait un regard posé sur lui mais celui-ci fuyait bien vite vers le sol. « Il ne te fait pas peur à toi ? Ce qu’il a fait ne te touche pas ?

— Comment peux-tu dire ça ? J’ai des gosses… moi. Pour autant, j’essaie de rester objectif et sensé. Tout ce que tu nous dis ne tient pas debout. Tu n’as pas l’ombre d’une preuve de ce que tu avances. Les excréments dans la cellule. Impossibles à dater. Pour autant que nous le sachions, ils peuvent très bien remonter à l’été dernier. La visite de la mère de Paul, l’implication du prêtre, ce ne sont que des théories et si on n’a que ça, le dossier va se faire démonter.

— On peut déjà essayer de les convoquer, non ? » Youcef intervint, pour tenter de tempérer les débats.

« On va même aller leur rendre visite… Dès aujourd’hui. Et on les placera en garde à vue si nécessaire. Je fonce voir le juge dès que je sortirai d’ici, pour lui faire un compte rendu et le mettre au courant de mes intentions.

— Tes intentions ? Je croyais qu’on était un groupe. Je croyais qu’on était flics, qu’on ne marchait pas qu’à l’instinct. Surtout quand celui-ci… » Mancuso ne termina pas sa phrase.

« Quand celui-ci quoi ? » On y arrivait, finalement. « Si tu me disais ce que tu as sur le cœur. » Marc n’éleva pas la voix, il était trop fatigué pour ça. Trop déçu aussi. Et plus assez sûr de lui. « Si tu penses que je dois lâcher l’affaire, dis-le, et on ira tous les deux chez la taulière tout de suite. » Quelques secondes passèrent. « Alors ?

— Ça suffit, vos conneries ! On est tous à bout, là, alors pas la peine d’en rajouter. »

Tout le monde se tourna vers Priscille.

« Et personnellement, j’en ai rien à branler de vos problèmes à deux balles. » Puisque personne ne réagissait, elle enchaîna : « Marc a raison au moins pour une chose, il existe un lien entre Paul, sa mère adoptive et le père Cottrau. Dans le passé. Ce lien, c’est le vrai père du suspect, Paolo Le Veneur. »

La jeune femme expliqua comment les trois adultes s’étaient retrouvés impliqués dans un projet commun, une sorte de communauté religieuse, œcuménique, que le bûcheron bergamasque avait créée sitôt arrivé en France. « Nous savons que le père de Paul Grieux fuyait un scandale quelconque en Italie. Probablement une histoire de mœurs. Et que fait-il une fois arrivé en Chartreuse ? Il rassemble des bonnes volontés locales et fonde un foyer d’accueil pour des enfants sans famille. Le mec n’est pas clair, mais personne ne le sait et on l’aide à monter son truc. Y compris le curé, que je crois avoir reconnu sur une photo. J’ai vérifié, il exerçait déjà dans la région quand Le Veneur a débarqué avec sa fille — qu’il fait passer pour sa femme d’ailleurs — au début des années soixante.

— C’est tout ? »

Priscille essaya de jauger le ton avec lequel Mancuso lui avait posé la question et décida qu’il pouvait aller se faire foutre s’il cherchait à la piéger. « Réfléchis. On sait que Paul Grieux a essayé de reproduire les exploits de son père avec sa propre fille, se maquer avec, avoir un gosse… »

Ne pas briser la ligne de sang.

« On commence aussi à avoir une petite idée de la manière dont notre suspect occupait son temps libre. Qu’est-ce qui te dit qu’il ne fait pas, là aussi, pareil que papa ?

— Rien. Mais rien ne le prouve non plus.

— Exact, à cela près que j’ai pu retrouver au moins un incident lié à ce foyer, dans les annales du Dauphiné Libéré. La mort accidentelle d’un enfant qui tentait de fuguer. Personne ne s’y est intéressé à l’époque, parce que le foyer semblait avoir une réputation au-dessus de tout soupçon, à la différence du gosse, présenté comme à problèmes. Mais si tu mets ça en perspective avec les décès plus que mystérieux, quelques années plus tard, de Le Veneur et de feu M. Grieux, ça fait beaucoup d’accidents, subitement. Je suis sûre que si on commence à s’intéresser au sort de tous les gamins qui sont passés par ce foyer, on va découvrir qu’ils ont disparu de la circulation.

— Quand sont-ils morts ?

— Qui ? Les enfants ?

— Non, Le Veneur et Grieux.

— Dans la nuit du 31 octobre 1971, le jour des dix ans de Paul.

— C’était longtemps après le premier accident ? »

Marc se désintéressa complètement de la réponse que Priscille donnait à Thévenet. Subitement, de folles pensées lui traversaient l’esprit. Des idées irrationnelles qu’il n’arrivait ni à chasser ni à mettre en ordre. Paolo Le Veneur était mort un 31, en pleine nuit. Paolo Le Veneur était peut-être un sorcier. Mort, en plein sabbat ou juste après. En plein Samhain…

Quand le royaume des morts et celui des vivants étaient censés se chevaucher.

Paolo Le Veneur était mort le jour des dix ans de son fils. Dix, comme dans les codex. Le 10… 1 + 0… 1, le principe premier… Le pouvoir créateur… Le père. 0, le non-être, l’indéterminé… Le fils.

10, l’accomplissement, pour augmenter sa valeur on doit rétrograder à 1, l’unité, et recommencer…

Samhain. Les morts et les vivants qui se rencontrent. Ou qui se séparent.

Rétrograder à 1, l’unité… Le père. Et recommencer…

Dix-sept codex. Ce qui m’ennuie le plus, c’est que tous ces manuscrits semblent avoir été rédigés, plutôt dessinés, par la même personne. Le premier datait du 31 octobre 1289. La dernière année était 1961.

Recommencer… Tous les quarante-deux ans.

Paul Grieux va avoir quarante-deux ans ce soir. Quid exemplaire 1961-2003 ?

« Il se croit immortel. » La réponse était sortie tout doucement de la bouche de Marc, sans qu’il y prenne garde.

Le policier releva le nez vers ses collègues et vit qu’ils le fixaient étrangement.

« Qu’est-ce que tu dis ? » Thévenet.

« Tu ne te sens pas bien ? » Priscille.

« Il a besoin de Madeleine pour lui donner un enfant mâle de son propre sang… » Ne pas briser la ligne de sang. « Elle doit être encore en vie. Et il doit le faire avant ce soir.

— Faire quoi ?

— L’enfant. Quel âge avait Paolo Le Veneur quand son fils est né ? » Marc s’était tourné vers Priscille et ignora le geste de ses autres collègues.

« Attends, je l’ai noté quelque part… Ah, voilà… Il est mort à l’âge de cinquante-trois ans, le 31 octobre 1971. Il avait juste quarante-trois ans à la naissance de son fils.

— Sa femme est donc tombée enceinte pendant sa quarante-deuxième année.

— Mais qu’est-ce que tu… » Le téléphone se mit à sonner à point nommé, réduisant Mancuso au silence.

Tous regardaient Marc comme s’il était fou.

Après plus d’une dizaine de sonneries, comme il semblait évident qu’on ne les laisserait pas tranquille, Youcef attrapa le combiné du poste de son bureau. « Ouais, Boudjema ! » Tendu. Il se mit néanmoins à écouter sans rien dire. « Depuis combien de temps ? » Le ton de sa voix avait changé, il semblait maintenant inquiet. « On s’en occupe. » Il raccrocha sans remercier son interlocuteur. « Paul Grieux s’est taillé de l’hosto. Il a tué un des deux gardiens de la paix qui le surveillaient et gravement blessé l’autre. Ils ne savent pas quand ça s’est passé, ils viennent juste de s’en apercevoir. »

 

« Il n’y a personne ? Nulle part ? » Priscille écouta encore quelques secondes. « Merci, Gorbier, restez sur site et essayez d’être discrets. Je vous rappelle. » Elle raccrocha, rangea son portable et secoua la tête en direction de Marc. « Rien place Tabareau. »

En compagnie de Youcef et de deux patrouilles d’agents en tenue, arrivées les premières sur place, il se tenait devant l’accès extérieur du 32, rue du Bœuf. Il acquiesça et se tourna vers les autres fonctionnaires, pour les dernières consignes. « Voilà notre homme. »

Les policiers s’avancèrent pour regarder une photo de Paul Grieux.

« Il est dangereux… Ce matin, il a tué un collègue en l’égorgeant avec ses dents. Ne prenez pas de risque, au moindre geste hostile, pensez à votre gueule. Attention quand même, l’immeuble n’a pas été évacué. Vous êtes prêts ? »

Tous hochèrent la tête.

« Vous. » Marc désigna deux hommes. « Vous restez ici et vous surveillez l’entrée. Les autres… avec moi. » Il poussa la lourde porte de bois, alluma le couloir d’accès et courut jusqu’à l’escalier qui menait à la cour supérieure. D’un signe de la main, alors qu’il couvrait le haut des marches, il envoya deux gardiens de la paix contrôler les accès du magasin et de la réserve. Fermés à clé. Scellés toujours en place. Par sécurité, Youcef les ouvrit et procéda à une vérification rapide des lieux. Rien.

Ils grimpèrent tous d’un niveau et traversèrent la cour d’un pas rapide, un œil sur les fenêtres de l’appartement. La porte de celui-ci, comme celle de la cave, était toujours verrouillée. Les scellés, intacts ici aussi.

Marc fit signe à Youss’ de commencer par l’habitation de Paul Grieux. Le jeune officier hocha la tête et entra, immédiatement suivi par les deux fonctionnaires en tenue. Trois ou quatre longues minutes plus tard, il ressortit en faisant non de la tête et alla jusqu’à l’entrée de la cave. Après l’avoir ouverte, il dut s’écarter pour laisser passer Priscille qui se précipitait dans l’escalier, l’arme en avant.

Marc jura entre ses dents et s’engagea à sa suite, inquiet.

La première pièce était vide. La jeune femme la traversa en quelques pas et poussa doucement le battant de la porte qui permettait d’accéder à la seconde volée de marches, plongée dans le noir. Là, elle s’arrêta, dos en protection contre un mur, et regarda Marc qui l’avait rejointe. Il lui fit silencieusement signe qu’elle pouvait y aller et elle tendit la main vers l’interrupteur pour allumer.

Cette fois-ci, le policier descendit en premier pour atteindre sans encombre la Bibliothèque. Vide et dénudée, la pièce semblait encore plus terrifiante que la première fois qu’il l’avait découverte. On ne voyait plus que les taches, les traînées et les éclaboussures, avec leurs différentes nuances de sombre, réminiscences picturales de la folie mystique des expériences de Paul Grieux.

Les deux officiers de police ne perdirent pas de temps. Ils prirent soin de se protéger mutuellement et inspectèrent le reste des salles sans trouver le moindre indice d’un passage récent du fuyard. Ils remontaient à la surface quand ils furent rejoints par Youcef. Il apportait des nouvelles de l’hôpital, où Mancuso s’était rendu pour coordonner les recherches. Rien là-bas non plus. Leur suspect s’était volatilisé.

De retour dans la cour, ils virent que leur arrivée intempestive avait attiré l’attention des quelques habitants de l’immeuble présents à l’heure du déjeuner. Certains étaient sortis de chez eux pour venir se renseigner auprès des agents en tenue. Que se passait-il ? Y avait-il du danger ? Quand est-ce que toutes ces allées et venues cesseraient ?

Et pour ma fille…

Parmi eux, Youcef venait de reconnaître Mme Sabillon. Il essaya de se dissimuler derrière son chef de groupe, pour éviter qu’elle ne le voie, la tête pleine de ses interminables conversations. Sans succès. La mère de famille lui fit de grands signes et se rapprocha. « Il fallait que je vous parle. L’autre jour… »

Marc se désintéressa bien vite de ce qu’elle avait à dire. Le portable collé à l’oreille, il attendait que Codaccioni décroche. À côté de lui, Priscille réfléchissait tout haut. « Plus à l’hôpital…

— Il y a une quinzaine de jours… mes courses… » Boudjema écoutait distrait, et jetait des coups d’œil impatients autour de lui.

Au milieu du brouhaha qui résonnait dans la cour, Marc avait du mal à entendre ce que disait sa patronne. Elle parlait du plan Épervier.

« Pas chez lui… Pas chez Madeleine…

— Sortie de là-bas. » La voisine montrait du doigt un point situé derrière Youcef. « Chez M. Grieux… »

Des barrages allaient être déployés dans le Rhône et les départements limitrophes.

« Vous êtes sûre ?

— Aller se cacher…

— Oui… » L’interlocutrice de Youcef se mit à hocher la tête avec conviction. « Elle transportait même un objet assez volumineux… comme un gros livre. »

Quid exemplaire 1961-2003 ?

Marc oublia son téléphone. « Qu’est-ce que vous avez dit ? »

Mme Sabillon se tourna vers lui, surprise par le ton directif de sa voix. « Eh bien… J’avais oublié de dire à votre collègue que…

— Non, après ça !

— J’ai vu une dame aller chez M. Grieux il y a un peu plus de deux semaines… C’est si rare et… »

Le policier lui coupa à nouveau la parole et décrivit brièvement Yvette Grieux.

« Oui, ça pourrait être ça, mais je n’en suis pas sûre… Ce n’est pas grave au moins ?

— Je vous rappelle, patron. » Marc raccrocha et regarda ses deux équipiers.

Priscille, qui avait compris, le dévisageait en retour, anxieuse.

« Toi, tu viens avec moi. Youss’, tu restes ici, au cas où et… » Il hésita. Quelques secondes s’écoulèrent. Puis il se décida. « Tu rappelles le groupement de gendarmerie de Haute-Savoie. Il faut qu’ils foncent chez la vieille Grieux… Qu’ils fassent attention, il y aura peut-être du grabuge. » Une fois sa décision prise, à contrecœur, Marc commença à se diriger vers la rue. Il descendit quelques marches et se retourna une dernière fois vers Youcef. « Préviens-les qu’on arrive. »

 

Pellequer et Calmels étaient à proximité du champ de tir du Pas-de-la-Fosse, à une dizaine de kilomètres au nord-est du Désert d’Entremont, lorsqu’ils reçurent l’appel, si bien qu’il ne leur fallut pas longtemps pour se rendre chez Yvette Grieux.

Comme la veille, la ferme était déserte et semblait plus délabrée encore que dans leur souvenir. Sinistre et grise, à l’image de la région sous le ciel orageux qui les accompagnait depuis le lever du jour.

 

Ils garèrent leur break à la limite de la cour et observèrent les environs.

On leur avait demandé d’interpeller l’occupante des lieux, une mission qui ne s’annonçait pas trop difficile, compte tenu de son âge. Mais les ordres disaient aussi de se méfier. Elle pouvait être accompagnée par son fils — considéré comme extrêmement dangereux — pour lequel le plan Épervier avait été déclenché. D’autres patrouilles convergeaient d’ailleurs vers eux en ce moment même.

Rien n’avait bougé.

Le maréchal des logis-chef Pellequer regarda son subordonné avant d’inspirer un grand coup. Puis il ouvrit sa portière, sans pour autant quitter le véhicule. « On est bien d’accord ? Souple, félin et manœuvrier. »

Le gendarme Calmels, un peu tendu pour sa première interpellation à risque, hocha nerveusement la tête avant de sortir, une main déjà sur l’étui de son arme. Sur un geste de son chef, il resta à côté de la voiture, pour surveiller, pendant que ce dernier inspectait la grange qui jouxtait la maison.

Un crapaud sortit de derrière l’une des roues de leur Renault bleue.

Tout était sombre, à l’intérieur, à cause de la faiblesse de la lumière ambiante, mais des trous, dans la toiture, permirent à Pellequer de voir que le bâtiment annexe était vide, laissé à l’abandon. Les seules choses remarquables étaient les deux traînées parallèles de boue, relativement fraîches, qui pouvaient laisser penser qu’un véhicule avait récemment stationné ici. Quand il ressortit, le maréchal des logis écrasa un objet mou et, lorsqu’il leva le pied pour voir dans quoi il avait marché, il découvrit le cadavre sanguinolent et boueux d’un énorme batracien verdâtre.

Il traversa la cour en jurant entre ses dents et ne prêta guère attention à la remarque que son subordonné murmurait à propos du nombre élevé de crapauds. Ce n’était pas le moment, ils avaient une tâche à accomplir, importante. Dangereuse.

Imité par Calmels, le sous-officier se colla contre le mur extérieur de l’habitation. Positionné entre la porte et la fenêtre, il nota tout d’abord que cette dernière était complètement fermée aujourd’hui. Mme Grieux devait craindre l’orage.

« Chef, y en a vraiment beaucoup. »

Pellequer, concentré sur ce qui pouvait surgir de la maison, se pencha pour jeter un œil, comme hier, à travers les carreaux de l’entrée. Il ne vit rien et, machinalement, il testa la poignée. Verrouillée. Il se demanda quoi faire. Frapper à la porte et s’annoncer ? La forcer directement ?

Ils pouvaient aussi faire le tour et voir ce qu’il y avait de l’autre côté…

Il se tourna vers son adjoint pour lui faire signe de le suivre et fut surpris par la fixité apeurée de son regard. En suivant la direction de celui-ci, il comprit d’où venait cette angoisse.

La cour était littéralement recouverte d’énormes batraciens qui, par endroits, se chevauchaient les uns les autres sur plusieurs couches. Leur voiture elle-même était submergée par une vague grouillante et brunâtre. Comment étaient-ils arrivés là si vite et sans bruit ?

Pellequer s’aperçut alors que certains crapauds étaient déjà en train de grimper sur ses chaussures. Il eut un réflexe de dégoût et s’appuya un peu plus sur le mur.

Le tintement léger d’un carillon traversa la cour.

Le sous-officier voulut demander à Calmels s’il l’avait entendu, lui aussi, mais les amphibiens ne lui en laissèrent pas le temps. Ils se mirent à sauter dans tous les sens, en déferlantes incessantes dont certaines se brisaient sur eux tels des coups de poing.

Obligé de plier sous l’assaut, le maréchal des logis dut se protéger le visage d’un bras. Les animaux s’écrasaient et explosaient sur lui. Il perdit son képi et une forte odeur de liquides corporels lui emplit violemment les narines. Dans son cou, des matières visqueuses commençaient à dégouliner doucement. Un choc lui fendit l’intérieur de la joue et il sentit le goût du sang dans sa bouche. Quelque chose lui grattait le nez et les lèvres. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit qu’un crapaud s’était coincé entre son avant-bras et son menton, et se débattait furieusement.

Pellequer le balaya d’un revers paniqué. « CALMELS ! » Il hurla en direction de son subordonné, qu’il avait perdu de vue dans le brouillard des corps de batraciens. Malgré le bruit des impacts et des coassements assourdissants, il l’entendit lui répondre et le localisa, deux mètres à peine devant lui, toujours contre le mur.

Ils ne pouvaient pas rester là, il fallait qu’ils s’abritent.

Le sous-officier se rappela alors qu’il était juste à côté de la porte. Fermée. Au diable la procédure, il retira son PAMAS1 de son étui, lutta pour se rapprocher un peu de la serrure et fit feu.

Les étincelles que la balle produisit en heurtant le métal se transformèrent immédiatement en flammèches bleu-vif puis en véritables flammes. Il y eut un flash blanc, qui illumina toute la cuisine d’un seul coup, et la maison explosa.

 

Marc ne put s’engager dans la voie d’accès à la ferme d’Yvette Grieux tant elle était encombrée de véhicules d’intervention. Il se gara donc sur le bord de la route et abandonna là sa voiture, au grand dam d’un pandore en faction et de Bobosse, contraint, une fois de plus, de rester enfermé.

Priscille n’avait pas perdu de temps pendant qu’il manœuvrait, elle s’était présentée au gendarme en charge de la circulation, qui l’avait ensuite renseignée sur le responsable des opérations. Un capitaine…

« Duquez. » L’officier ne put s’empêcher de saluer les deux policiers. « On m’a prévenu que vous arriviez. Vous pouvez m’expliquer ce qui se passe, j’ai deux personnels décédés et…

— Pas d’autre cadavre ?

— Pas pour le moment… mais les pompiers n’ont pas complètement circonscrit le foyer principal… »

Priscille regarda la maison éventrée par l’explosion. L’onde de choc avait dû être très violente. Certains murs des bâtisses voisines n’y avaient pas résisté. Les plus proches avaient même été noircis par le feu. La fumée qui s’échappait encore par endroits était épaisse et sombre.

« Il n’y a pas de cratère, ce n’est donc vraisemblablement pas un engin explosif qui a causé tout ceci. Cependant, ils soupçonnent la présence d’un accélérateur, de l’essence sans doute. »

Des hommes s’activaient encore à l’intérieur des ruines de l’habitation, pour éteindre les dernières flammes. Dans la cour, des gendarmes spécialistes des investigations criminelles avaient commencé le ratissage du sol, à la recherche d’indices.

« Ce ne serait pas un accident ? » demanda Marc.

Duquez se gratta la tête sous son képi avant de répondre au policier. « Nous avons déjà recueilli le témoignage d’un voisin, le paysan qui habite là-bas », il montra une ferme peu éloignée du doigt, « il prétend avoir entendu deux détonations, une petite, comme un coup de feu, et une plus grosse tout de suite après… Probablement celle qui a détruit la maison. »

Les yeux de la jeune femme s’arrêtèrent sur un break de la gendarmerie, complètement recouvert de suie lui aussi, et dont toutes les vitres avaient volé en éclats. Elle repéra alors les petites patates marron noirâtres, qui recouvraient le véhicule. En observant un peu mieux, elle en découvrit d’autres, un peu partout, tout autour d’eux. Il y en avait même à ses pieds.

« Nous avons retrouvé le pistolet de l’un de nos hommes à quelques mètres de son cadavre. Sa main serrait encore la crosse. On a ramassé un étui de 9 mm aussi. Percuté. Bon sang, mais qu’est-ce qui s’est…

— Les crapauds. » Priscille venait de réaliser ce qu’étaient toutes ces boules calcinées. « Il y en a des centaines.

— Ouais, c’est encore autre chose ça… on ne sait pas d’où viennent toutes ces bestioles. A priori, il n’y avait pas d’élevage dans le coin. »

Marc, stupéfait, prit conscience de la quantité de cadavres de batraciens qui jonchaient le sol alentour.

« Bon, est-ce que vous allez enfin m’expliquer pourquoi vous êtes là maintenant ? » Le militaire s’impatientait.

Les deux policiers échangèrent un regard et la jeune femme prit la parole. « Nous recherchons un individu dangereux… Le fils adoptif de la vieille femme qui habite ou habitait ici. Il est soupçonné de l’enlèvement de sa propre fille, de séquestration, d’homicides volontaires multiples et de tortures sur personnes mineures. Voici la photo de cet homme, si vous ne l’avez pas déjà eue. »

L’officier de gendarmerie prit le cliché que son interlocutrice lui tendait et l’examina.

« Il s’est enfui ce matin de l’hôpital Neurologie de Lyon en… » Priscille hésita à expliquer les circonstances de l’évasion de Paul Grieux avant de décider qu’il était inutile de mettre la police en porte à faux pour le moment.

« Il n’était pas surveillé ?

— Si, mais l’infrastructure de l’hôpital lui a permis de tromper la vigilance des fonctionnaires chargés de cette mission. » Les yeux du gendarme montrèrent à Marc tout le bien qu’il pensait de l’efficacité de la police. Qu’il aille se faire foutre.

« Et vous pensez qu’il a pu venir ici, c’est ça ?

— Nous planquons devant tous les endroits où il pourrait essayer de se cacher. Ceux que nous connaissons, en tout cas. Il est possible que notre enquête en révèle d’autres mais, jusqu’à… ceci », la jeune policière désigna la maison d’un geste du bras, « nous pensions qu’il y avait de fortes chances pour qu’il se réfugie chez sa mère et… »

Un adjudant vint les interrompre. « Mon capitaine, je viens de parler avec les pompiers et ils disent avoir découvert les carcasses de plusieurs bonbonnes de gaz disposées à différents points du rez-de-chaussée…

— Ça expliquerait pas mal de choses.

— Ce n’est pas tout. Ils ont trouvé un autre corps, calciné, dans ce qui restait de la cheminée. Il y avait ça dessus. » Le sous-officier tendit un sac translucide à son supérieur. Celui-ci mit quelques secondes à identifier l’objet qu’il contenait, à la différence des deux policiers, qui reconnurent immédiatement le fragment sale de collerette blanche empesée.

« Le père Cottrau », souffla Priscille.

« Quoi ? Comment savez-vous que… » Le capitaine Duquez les fixa tour à tour, surpris et interrogateur.

Marc approuva la déduction de sa collègue. « Il faut aller chez lui.

— Une minute… Personne n’ira nulle part. Comment savez-vous qu’il s’agit du prêtre disparu ?

— Disparu ? Depuis quand ? » Comme le gendarme ne réagissait pas, le policier enchaîna : « Son nom est apparu à plusieurs reprises dans notre procédure. Quand avez-vous été mis au courant de cette disparition ?

— On nous a signalé son absence lundi. Les deux personnels qui sont morts ici cet après-midi enquêtaient aussi sur cette histoire.

— Capitaine, il faut aller chez lui, il est possible que notre fuyard soit caché là-bas. »

Le militaire se raidit. « C’est peu probable. Le père Cottrau habitait en plein village, à côté de l’église. Personne n’aurait pu rentrer chez lui sans attirer l’attention. Qui plus est, il faut d’abord que je termine ici et… »

Marc regarda sa montre. Il était plus de cinq heures. La nuit approchait. La pluie aussi. Tant pis pour les prérogatives des uns et des autres. « Nous y allons, vous n’aurez qu’à nous rejoindre plus tard. » Et il fit demi-tour et entraîna Priscille avec lui.

Derrière eux, ils entendirent Duquez les interpeller sèchement, en invoquant juridiction et compétences territoriales. La seule réponse qu’il obtint de leur part fut d’adresser ses réclamations au juge Terrier, au Parquet de Lyon.

 

Marc réapparut sur le pas de la porte qui menait à la sacristie. « Il n’y a pas âme qui vive dans l’église. »

Dans les deux petites pièces spartiates qui servaient de logement au prêtre, Priscille achevait une inspection sommaire. « Personne n’est venu ici depuis plusieurs jours. Il y a un peu de vaisselle sale dans l’évier et une fine couche de poussière partout… Ça ne cadre pas avec l’ordre qui règne par ailleurs. Tiens, regarde ça. Il semble que notre cher padre ait récemment été pris d’un élan de nostalgie. Il s’est replongé dans les vieux souvenirs. » Elle ouvrit précautionneusement un dossier posé sur le plateau déplié d’un vieux secrétaire. Il contenait une série de lettres à l’en-tête du diocèse, dont le papier avait jauni.

Lorsqu’il les regarda de plus près, Marc vit qu’elles dataient de la fin des années soixante, début des années soixante-dix. Il parcourut la première de la pile. L’auteur y déplorait la fin tragique de la communauté d’Aiguenoire tout en se réjouissant de la conclusion opportune que ce regrettable accident donnait à la délicate affaire dont ils avaient eu l’occasion de parler.

Rien ne vint plus l’éclairer sur ladite affaire dans le reste de la missive. Mais il trouva de quoi satisfaire sa curiosité dans une seconde correspondance du même auteur.

À grand renfort de mon très cher ami, celui-ci déclarait ne plus être en mesure de faire taire plus longtemps les rumeurs qui entachaient la réputation du foyer d’Aiguenoire et de son initiateur, le douteux Paolo Le Veneur. L’implication d’un homme d’Église dans cette entreprise malheureuse allait le contraindre à déclencher lui-même une enquête si jamais il n’était pas immédiatement mis un terme aux agissements reprochés à la communauté. Il n’était pas question que la probité du diocèse puisse souffrir du moindre préjudice si lui, l’auteur, pouvait l’empêcher.

Marc releva le nez vers sa collègue mais elle n’était plus à côté de lui. Il éleva la voix en l’entendant se déplacer dans la pièce voisine. « Ainsi, l’aventure caritative de Paolo Le Veneur a pris fin juste à temps. Un peu plus et on aurait commencé à s’intéresser officiellement à son foyer d’un peu trop près. Mais comme ses activités se sont interrompues d’elles-mêmes, il n’était plus nécessaire de remuer la merde.

— Ça a quand même duré dix ans. Jette un œil là-dessus. » Priscille, tout juste ressortie de la salle de bains, posa une plaquette de médicaments sur le plateau du secrétaire.

Le nom seul suffit à indiquer au policier tout ce qu’il avait besoin de savoir : Androcur. Un produit anti-androgène, utilisé par beaucoup de personnes âgées mais aussi parfois comme camisole chimique pour lutter contre l’appétence sexuelle. Mise en perspective avec tout ce qu’ils savaient déjà, sa présence dans l’armoire à pharmacie du curé confirmait certains de leurs soupçons à propos de l’implication de celui-ci.

Priscille attrapa une carte IGN de la Chartreuse Nord posée à côté des lettres. Elle la déplia. « C’était sur le dossier quand je l’ai trouvée. » Elle attrapa un stylo rouge qu’elle montra à Marc. « Avec ça… La carte n’est pas vieille, regarde l’étiquette du prix. En euros. Et là… » Elle montra du doigt plusieurs croix écarlates qui suivaient, vers le sud-est, une ligne irrégulière dont l’origine était le Désert d’Entremont. « Tu vois, on dirait presque un itinéraire. Ce bled là, au bout, Corbel… il était mentionné dans certains des articles que j’ai lus. La communauté était là-bas.

— Mais elle a été détruite, non ?

— Ouais, toujours est-il que… Tu vois cet autre nom, là ? »

Le policier se pencha sur la carte. À un kilomètre au nord de Corbel se trouvait un lieu-dit la Vieille Fourche et, encore un peu plus loin, en pleine forêt, un autre, Aiguenoire. Sous le nom, une petite patate bleue indiquait la présence d’un lac. Un point d’eau. La mention Rnes accompagnée d’un petit carré noir signalait aussi la présence de ruines.

Ils se regardèrent et hochèrent la tête.

« Le Paul Grieux que nous connaissons est né là-bas, le soir de ses dix ans. La nuit où son père est mort… Attrape le plan. » Marc fit mouvement vers la porte.

Priscille prit la carte et sortit derrière lui. Elle monta en voiture. « Et les gendarmes ? »

Le policier hésita avant de démarrer. « Pour le moment, je ne suis pas persuadé qu’ils écouteront ce que nous avons à dire et je n’ai pas envie de passer pour un con si on se plante. Alors on va d’abord aller voir et si, une fois sur place, ça craint, on les appellera. »

 

Il s’était mis à pleuvoir depuis quelques minutes lorsqu’ils se présentèrent à l’entrée du chemin de la vieille scierie. La nuit était tombée depuis plus d’une heure et, du fait des conditions atmosphériques, les vieux phares de la Volvo peinaient pour éclairer les environs.

Marc les éteignit, par souci de discrétion, et autour d’eux, le monde devint opaque et ténébreux. Ils commencèrent à remonter la voie d’accès boueuse et bordée d’arbres aux troncs noirs. Très lentement. Le policier se méfiait des ornières et plus encore d’un dérapage dans le thalweg abrupt qu’il devinait sur sa gauche. Après presque une minute passée à remonter cette piste incertaine, ils devinèrent un espace ouvert au-delà du rideau d’eau qui s’abattait sur la forêt.

Marc stoppa juste avant d’arriver à découvert.

« Tu as vu quelque chose ? » Priscille avait parlé doucement mais sa voix, pourtant éraillée par la tension et l’inquiétude, déchira le silence. Elle n’obtint pas de réponse.

Les ruines de l’ancienne communauté se trouvaient dans une clairière d’une centaine de mètres de diamètre, taillée à flanc de montagne. Des pentes boisées la cernaient de toutes parts. L’espace était organisé autour des carcasses d’une maison, d’un long atelier et, en face, d’une espèce de grange vide, tous trois arrangés en cercle. Il ne restait que des maçonneries de pierre et de brique, rehaussées de quelques morceaux de charpentes métalliques, que le feu et le temps n’avaient pas encore complètement jetées à terre.

Ils restèrent ainsi un temps indéterminé, à observer ce qu’ils distinguaient des environs. Les gouttes de pluie tombaient sur le toit. Les essuie-glaces balayaient le pare-brise. La voiture ronronnait, au ralenti.

« On devrait commencer par là. » Marc montra l’atelier. Il était situé à une trentaine de mètres devant eux, légèrement sur leur droite.

Hochement de tête muet.

Le moteur s’arrêta.

« Baisse un peu ta vitre. »

Priscille regarda son collègue, surprise.

« Pour le chien. Je veux l’entendre, s’il aboie. » Le policier sortit et faillit glisser dans le ravin lorsqu’il empêcha Bobosse de s’échapper. Il jura entre ses dents, claqua sa portière puis rejoignit son coffre. Là, il s’équipa d’une lampe torche et en tendit une à sa collègue. « Ton arme. » Il avait dégainé son pistolet et faisait remonter une balle dans la chambre. « Tu fais comme moi. »

La tête rentrée dans les épaules à cause de la violence de l’averse, Marc traversa la clairière et s’approcha de l’un des murs de l’atelier, qu’il se mit à longer aussitôt, courbé en avant. Priscille le suivait à deux ou trois pas de distance et surveillait les alentours. Ils s’arrêtèrent à proximité d’une ouverture assez large et, alors seulement, allumèrent leurs torches, l’un après l’autre.

Le policier éclaira rapidement l’intérieur du bâtiment une première fois, puis une seconde, avant d’entrer et de s’accroupir immédiatement de l’autre côté du mur. L’intérieur de la construction était encombré de masses sombres, dont la lampe avait partiellement révélé la nature : tapis roulants, scies circulaires et autres machineries, qui servaient autrefois au travail du bois.

Priscille vint prendre position de l’autre côté de l’embrasure.

Ils attendirent et écoutèrent la nuit pluvieuse. Mais le vacarme de l’eau qui, en l’absence de toit, s’écrasait autour d’eux et sur eux, couvrait tous les autres bruits.

Juste devant eux se trouvait une masse noire recouverte d’une bâche agricole sombre. Elle avait tout de suite attiré l’attention de Marc. À présent rassuré, il s’en approcha, pour commencer l’exploration de l’atelier. Il souleva la toile de plastique et éclaira brièvement ce qu’elle protégeait. Une carrosserie. Grise. Du coin de l’œil, il vit Priscille acquiescer pour indiquer qu’elle avait compris. C’était la 4L du père Cottrau.

Sans perdre de temps, ils poursuivirent leur inspection. Celle-ci ne révéla rien de plus qu’un accès à une seconde pièce, plus petite, à l’extrémité sud du bâtiment. Elle était encore abritée par un morceau de plafond.

Des gens avaient occupé ce site, à différentes époques, probablement à la recherche d’un refuge ou d’une cachette. Derrière eux, ils avaient laissé de vieux matelas, des couvertures, des emballages alimentaires. Toutes sortes de possessions désuètes accumulées par désespoir et abandonnées par dépit. Les murs eux aussi portaient les stigmates de ces migrations successives. Entaillés, graphités, mutilés, ils témoignaient des identités, des malheurs et des aspirations bafouées de tous les occupants temporaires qui s’étaient succédé ici.

Les deux officiers de police ne s’attardèrent pas sur toutes ces traces de passage. À peine entrés dans la pièce, ils avaient remarqué qu’un coin de sol avait été dégagé et, dès qu’ils l’examinèrent, leurs torches mirent au jour une trappe, ouverte sur un escalier de bois qui descendait trois mètres plus bas.

Marc se tourna vers Priscille. « Je vais aller jeter un œil… seul. Toi, tu te planques et tu couvres la salle. Je n’ai pas envie qu’on se fasse piéger tous les deux là-dessous comme des cons. Voilà les clés de la voiture, au cas où. » Il lui tendit son trousseau. « Je ne serai pas long. »

Sans plus attendre, il descendit.

La jeune femme se recula contre un mur, dans un coin, et le vit disparaître dans les ténèbres.

 

En bas des escaliers, Marc découvrit un premier cellier assez vaste et désert, dont les murs poussiéreux étaient garnis de vieilles étagères vides. Le faisceau de sa lampe lui révéla ensuite un couloir obscur, dans le fond de la pièce. Il fit un premier pas dans cette direction mais s’arrêta aussitôt. Ici, le tumulte de la pluie était atténué et il avait cru entendre quelque chose. Immobile, il écouta pendant une dizaine de secondes. Rien. Il prit juste conscience que ses oreilles sifflaient un peu, un phénomène qu’il attribua au changement d’altitude.

Parvenu à l’entrée du corridor, il remarqua que celui-ci s’enfonçait sur une dizaine de mètres. Tout au fond, il distingua un espace plus vaste, encombré de quelques meubles. Une seconde salle.

Marc s’engagea dans le boyau, l’arme et la torche braquées devant lui. Il progressait doucement et jetait de temps à autre un rapide coup d’œil de sécurité derrière lui. À mi-chemin, un long grognement faible et inhumain le fit stopper net. Cette fois-ci, il n’avait pas rêvé. Cela ressemblait à s’y méprendre aux plaintes qu’il avait entendues dans certains enregistrements du professeur Anjoras.

Paul Grieux était ici, en bas, avec lui. Devant lui.

Silence. Il n’y avait plus que lui, les geignements faibles et ce sifflement, dans sa tête. Conscient des battements accélérés de son cœur, Marc assura sa prise sur la crosse de son Sig et se remit en route. La Maglite jeta bientôt sa lumière sur un décor qui n’était pas sans lui rappeler le Bloc de la rue du Bœuf. Il ne manquait que la table métallique, au centre, et des traces de sang plus récentes pour compléter le tableau.

Ils avaient vu juste. À Lyon, Paul Grieux n’avait fait que marcher sur les pas de son père. Un nouveau râle lui fit braquer sa lumière sur sa gauche d’un geste vif. Tout d’abord, il ne vit rien, aucun mouvement. Puis il remarqua un tas de couvertures posées à même le sol qui bougeait très légèrement, au rythme d’une respiration difficile.

Il venait de retrouver le père de Madeleine. Encore convalescent et affaibli, celui-ci avait dû s’effondrer dans un coin. Mais il restait dangereux. Le policier regarda derrière lui, dans la direction de l’escalier et de Priscille, puis se ravisa. Par sécurité, il promena une fois de plus sa lampe dans la pièce, pour éviter la moindre surprise désagréable, et commença à s’avancer vers le fuyard.

Un pas. Grieux toussa sous le tas de vieux plaids. Avance encore. La torche et l’arme étaient pointées sur les couvertures. Plus que deux mètres. Le monticule se souleva, remua un peu, retomba.

Marc s’était figé, prêt à tirer, surexcité par l’adrénaline.

Quelques secondes s’écoulèrent, silencieuses, avant qu’il ne franchisse la distance qui le séparait encore de sa cible. Au moment décisif, il hésita sur la main qu’il devait utiliser pour retirer les couches de tissu. C’était comme si, subitement, il avait oublié tout ce qu’il avait appris. Un grand blanc. La peur. Dans sa tête, Paul Grieux n’était plus humain depuis longtemps. Il le terrifiait.

Le policier faillit presque renoncer, mais utilisa finalement sa main armée pour écarter les couvertures d’un geste brusque, juste avant de se reculer d’un bond.

Quand le faisceau de sa lampe accrocha une longue chevelure blonde, qui couvrait le visage et les épaules d’un corps féminin dénudé, amaigri et sale, il comprit qu’il avait fait fausse route. Il ressentit un profond soulagement. Il avait réussi. Elle vivait.

Marc se précipita vers Madeleine et la positionna doucement sur le côté. Il contrôla son pouls, très lent, et ses pupilles, mais n’enregistra pas la moindre réaction à sa présence ou à la lumière. Puis il entreprit de vérifier qu’elle n’était pas blessée.

Il retirait délicatement les couvertures lorsqu’il aperçut la poupée rouge, posée contre le pubis de la jeune femme. Un rire enfantin monta dans la pièce.

 

La voiture sous sa bâche.

Depuis combien de temps Priscille attendait-elle, accroupie dans un angle de la petite pièce ? Elle ne savait plus et n’osait pas éclairer sa montre. Ne pas bouger. Elle avait mal aux jambes mais s’efforçait de se concentrer sur sa respiration pour ignorer la douleur. Surtout, ne pas révéler sa position.

La scie circulaire.

Son revolver et sa lampe étaient posés sur ses genoux et elle observait devant elle. Il ne faut pas qu’on me voie. Seuls ses yeux n’étaient pas immobiles. Elle appliquait ce que son père lui avait appris il y a longtemps, lorsqu’ils partaient camper tous les deux.

Le tapis roulant.

Il disait que dans le noir il ne fallait jamais fixer un point mais sans cesse balayer l’environnement du regard. Sinon, on finissait par voir des mouvements là où il n’y avait que des objets inertes.

Et c’est ce qu’elle faisait à présent. Elle passait d’une ombre à l’autre pour repérer la moindre anomalie. La voiture sous sa bâche. Que faisait Marc ? La scie circulaire. Devait-elle descendre ? Le tonneau. Il avait dit de l’attendre ici. Jusqu’à quand ? Le tapis roulant. Il fallait pourtant qu’elle s’assure qu’il allait bien.

Pourquoi était-elle ici ? Pourquoi n’était-elle pas avec ses parents ?

Le tonneau.

Elle allait compter jusqu’à cent et puis elle descendrait voir. Elle n’aimait pas cet endroit et elle voulait partir.

Le tonneau s’était-il déplacé ? Elle n’en était pas certaine. Pas plus qu’elle n’était sûre d’avoir aperçu deux points jaunes s’illuminer brièvement sur la partie supérieure de l’objet. Imperceptiblement, le canon de son arme se releva. Elle observa le fût un long moment sans que rien ne se passe et finit par reprendre son cycle de surveillance.

La voiture.

La scie.

Le tapis… Elle posa à nouveau son regard sur le tonneau. Il avait disparu.

Subitement, malgré la pluie, Priscille entendit un bruit de chute, dehors, juste sur sa droite. Cela venait de la cour. Elle se redressa en position de tir et braqua le faisceau de sa lampe sur l’entrée de la pièce. Puis elle se dit que c’était peut-être Marc et elle éclaira la trappe de la cave. Non. C’était à l’extérieur.

Et le tonneau n’était plus là.

La jeune femme longea un mur jusqu’au seuil de l’atelier et, parvenue à destination, prit le temps de bien examiner les environs avec sa torche. Il n’y avait rien. On n’entendait plus que la pluie. Elle éteignit sa torche et attendit quelques secondes que ses yeux s’habituent une nouvelle fois à l’obscurité.

Marc ne revenait toujours pas. Était-il préférable de l’attendre ou devait-elle aller voir dehors si quelqu’un ne s’apprêtait pas à les surprendre ? Elle ne savait pas quoi faire et, inconsciemment, se rapprocha tout doucement de l’ouverture par laquelle ils avaient pénétré dans l’atelier.

Priscille venait à peine de s’arrêter sur le seuil du bâtiment quand elle repéra une ombre, massive et basse, qui s’enfuyait dans la direction de leur voiture. Une ou deux secondes plus tard, elle crut percevoir des aboiements puis des hurlements. Bobosse. Elle hésita, regarda en arrière, puis se précipita sous l’eau.

L’une des portières de la Volvo était ouverte, côté conducteur. Ce fut la première chose qu’elle vit quand elle rejoignit l’entrée du chemin. L’habitacle était éclairé par les plafonniers. La jeune femme leva son arme et s’avança sans allumer sa torche.

Rien ne bougeait.

Elle s’arrêta à quelques pas du véhicule et c’est alors qu’elle prit conscience du sang sur les vitres. Il ne coulait pas. L’eau ne le nettoyait pas. Il était à l’intérieur. Qui avait perdu autant de sang ? Placée comme elle l’était, elle ne pouvait pas voir à qui il appartenait.

Priscille avala sa salive, jeta un coup d’œil alentour et s’approcha encore. Mal à l’aise, elle se pencha enfin vers la vitre passager. Rien, juste un peu plus d’hémoglobine sur les sièges et le tableau de bord. Pas de cadavre.

Une idée saugrenue lui traversa l’esprit et elle imagina la colère que piquerait Marc lorsqu’il découvrirait l’étendue des dégâts. Mais cette pensée disparut aussi vite qu’elle était apparue. La jeune femme commença à faire le tour de la voiture par l’arrière, lentement. À bonne distance, pour éviter de se faire piéger par une personne dissimulée par la carrosserie.

 

Elle était magnifique. Elle lui souriait et l’appelait à elle. Elle voulait qu’il la prenne, qu’il la serre contre lui. Marc fixait la poupée. Avec des gestes lents et mécaniques, il posa sa lampe et son pistolet, puis fit mine d’attraper le jouet. Au dernier moment, juste avant de le saisir, il hésita. Un dégoût, une répugnance à toucher cet objet à l’apparence pourtant si inoffensive montèrent en lui.

Un souvenir confus mais pénible. Le policier examina sa main bandée, indécis.

Madeleine bougea et le fit sursauter. D’un seul coup, une peur irrépressible de perdre la poupée s’empara de lui. Il ne fallait pas qu’elle la vole. Impossible ! Il ne pouvait pas le permettre.

D’un geste machinal, il empoigna le cou de la jeune femme et se mit à serrer.

Au début, rien ne se passa. Puis le corps de Madeleine s’agita. En dépit de son état, elle luttait pour sa survie. Désespérée, affaiblie, elle saisit les poignets de Marc, essaya piteusement de les écarter et, comme elle n’y parvenait pas, commença à les griffer.

Le policier renforça son étreinte, insensible aux agressions de la jeune femme jusqu’à ce que celle-ci réussisse à arracher le pansement qui couvrait sa main droite. Et à rouvrir sa coupure. Il cria et lâcha prise.

Soudain, l’impression de déjà-vu devint plus forte et, incrédule, Marc regarda d’abord la jeune femme couchée devant lui qui respirait avec peine, puis la poupée. Il attrapa cette dernière et caressa sa petite tête de chiffon. Si innocente. Passa le pouce sur le petit ventre de tissu. Si belle. Il sentit comme des petits cailloux sous son doigt. Ce n’était pas la première fois. Ce n’étaient pas des cailloux. Si monstrueuse.

Le policier arracha la tête de la poupée d’un geste sec et jeta les deux morceaux derrière lui. Aussitôt, il se sentit libéré et ne tarda pas à se pencher vers Madeleine. Elle avait sombré à nouveau. Il rangea son arme et sa lampe puis la couvrit rapidement avant de la soulever pour l’emporter loin de cet endroit.

Inutile de rester plus longtemps. D’autres se chargeraient de Paul Grieux.

 

Quand elle parvint de l’autre côté de la voiture, Priscille comprit enfin pourquoi Bobosse ne s’était plus manifesté. Il gisait dans la boue, sur le dos, juste devant la portière ouverte du conducteur. Elle se rapprocha un peu et réalisa rapidement qu’il n’y avait aucun espoir. L’agresseur avait fait du sale boulot. L’animal avait été éventré et ses entrailles se répandaient sur le sol.

Elle pensa subitement à Marc, le cœur serré. Comment allait-il réagir ? Il était tout seul à présent. Tout seul… Dans l’atelier. Plus personne ne couvrait la sortie de la cave. Elle devait retourner là-bas pour l’attendre.

La jeune femme enjamba le chien et s’apprêtait à refermer la portière pour passer lorsqu’elle perçut un mouvement à la périphérie de son champ de vision. Dans un ultime réflexe elle pencha la tête à gauche, le plus loin possible du danger, et ressentit un grand choc sur le trapèze droit, juste à l’endroit où Paul Grieux l’avait mordue.

Priscille hurla de douleur et partit en arrière. Elle lâcha tout ce qu’elle tenait, voulut se rattraper à la portière mais ses mains glissèrent. Déséquilibrée, elle trébucha sur le cadavre de Bobosse et se vit tomber dans le thalweg, très lentement, comme si elle était spectatrice de sa propre chute. Elle aperçut la crosse d’un fusil qui passait au ralenti au-dessus de son visage et pensa, presque réjouie, raté puis ce n’est pas un coup de couteau. Elle vit aussi une silhouette sombre recouverte d’un poncho ou d’un K-way.

La collision avec le sol, dur, l’étourdit un peu plus après le premier coup sur sa morsure. Et tout ce dont elle se souvint par la suite, juste avant le grand plongeon dans les ténèbres, fut qu’elle glissait sur le dos, très vite. De plus en plus vite.

 

Marc appela Priscille quand il arriva au pied de l’escalier. Personne ne lui répondit. Il essaya à nouveau, un peu plus fort. Inquiet de l’absence de réponse, il déposa Madeleine sur le sol et monta, l’arme à la main. Il ne lui fallut pas longtemps pour constater que sa collègue n’était plus là.

Pourquoi était-elle partie ?

D’abord remonté contre la jeune femme, il ne put, bientôt, s’empêcher d’envisager le pire et pesta contre lui-même. Jamais il n’aurait dû la laisser toute seule ici. C’était une connerie. Tout comme il avait été idiot de venir ici sans renfort. Enfin, pas tant que ça. Que serait-il arrivé à la fille de Paul Grieux s’ils avaient attendu ?

Il fallait juste limiter les dégâts maintenant. Tout d’abord, éloigner la victime, puis appeler pour faire venir du monde au plus vite. Enfin, partir à la recherche de Priscille. Marc redescendit rapidement les marches. Il voulait conserver l’usage de sa main droite, pour son pistolet, et il ne pouvait plus prendre de gants. Il chargea donc Madeleine sur son épaule et repartit vers la surface.

Il inspecta rapidement le haut des escaliers, sans sa torche, puis, relativement rassuré, il marcha jusqu’à l’atelier, son arme plus ou moins pointée devant lui. C’est au moment où il s’apprêtait à sortir dans la cour que le premier coup le cueillit, sur le poignet, et lui fit lâcher son Sig. Il cria lorsque ses os se brisèrent.

Une ombre se détacha du mur d’enceinte. Un homme, nu, sous la pluie. Le policier reconnut immédiatement l’objet qu’il tenait et avec lequel il l’avait frappé : une tonfa.

À cause de Madeleine, Marc ne put esquiver la seconde attaque, rapide, percutante. La jeune femme le ralentissait et il hésita une seconde de trop à la lâcher pour se défendre. Il ressentit brusquement une profonde douleur au niveau du foie et se plia en avant. Le troisième coup, tel un uppercut, le heurta sous la mâchoire. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’effondra sur le sol, sous la jeune femme.

J’ai échoué, finalement fut sa dernière pensée consciente.

 

Marc émergea une première fois du néant lorsqu’il heurta le sol. Dans son esprit embrumé, il recevait à peine le coup, dans la cour de la scierie. Il fallait réagir.

Il ne vit aucun bâtiment, juste des jambes nues qui passaient devant lui. Puis des pieds chaussés de bottes. Liquide qui s’écoule. Normal, il pleut. Bruits métalliques. Non, pas la pluie. Elle s’est arrêtée. Odeur d’essence.

Soudain, il ressentit une grande chaleur derrière lui et tous les environs furent éclairés en orange. Il aperçut une étendue d’eau, noire, huileuse, devant lui. Un étang. Ses poignets lui faisaient mal, surtout le droit, et ils étaient collés l’un à l’autre, très serré. Il ne pouvait pas les écarter. Il essaya de bouger, ce qui ne fit qu’aiguiser la douleur, et gémit.

Les jambes nues arrivèrent alors devant son nez et un pied vint le frapper au visage. « Ferme ta… »

Noir.

 

Quand il se réveilla à nouveau, Marc avait perdu toute notion du temps. Il avait chaud dans le dos mais froid sur tout le côté au contact du sol humide. Il avait horriblement mal au visage et aux deux avant-bras. Il peina pour remuer ses doigts.

Il devait prendre son temps, ne pas ouvrir immédiatement les yeux. Il fallait qu’il évalue son état et qu’il recouvre complètement ses esprits.

Souffle.

Il contracta tout doucement les muscles de ses cuisses, bougea très légèrement les pieds, respira profondément pour contracter et relâcher son ventre, pivota imperceptiblement la tête.

Halètements. Quelqu’un marmonnait aussi.

Tout semblait fonctionner normalement à l’exception de ses bras, entravés au niveau des poignets. Ils ne lui avaient pas attaché les jambes, il pourrait donc frapper et courir.

Râles.

Maintenant, il pouvait ouvrir les yeux pour juger de la qualité de ses liens. À peine. De la corde. Parfait. S’il avait raison, il y avait un feu dans son dos. Proche. C’était une solution.

Gémissements féminins. Et c’était un homme qui fredonnait cette espèce de mélodie bizarre, entrecoupée de mots.

Marc réalisa enfin complètement que l’on chantait à côté de lui. Que se passait-il ? Qui était là ? Madeleine ? Il regarda autour de lui. Il était couché sur le flanc, au pied d’un amas de rochers arrangés comme une sorte de profond trône naturel. Il lui sembla apercevoir, assise parmi les rocs et parfaitement immobile, une silhouette sombre à la tête anormalement pointue. Impossible de distinguer les traits d’un visage. Peut-être n’était-ce qu’un tas de pierres de plus ?

Les plaintes étaient devenues cris. Des cris accompagnés de grognements musicaux maintenant. Marc tourna la tête, pour mieux voir, et… hurla : « Laisse-la… Lâche-la tout de suite ! »

La chanson s’arrêta. Mais pas les gémissements. Madeleine souffrait, mais elle ne luttait plus. Comment aurait-elle pu ? Le policier vit Paul Grieux s’arrêter de bouger, redressé sur ses bras tendus, l’espace de quatre ou cinq respirations, comme s’il réfléchissait. Enfin, il tourna la tête vers lui et, très calmement, déclara : « Ne t’inquiète pas, flic, je vais m’occuper de toi. Mais d’abord, il faut que je finisse ce que j’ai commencé… Avant la conclusion du cycle. »

Le sorcier reprit son va-et-vient entre les hanches de sa fille qui, les yeux fermés, ne réagissait plus. Elle s’était probablement évanouie. Son corps tressautait au rythme des pénétrations de son père. Il avait recommencé à chantonner.

Marc essaya de se lever mais dut renoncer aussitôt. Le canon d’un fusil de chasse venait de se poser sur sa tempe. La silhouette sur le trône, cachée sous un poncho. Elle ne dit rien.

Le viol se prolongea pendant une longue minute, au rythme de cette mélodie morbide, jusqu’à ce que Paul Grieux se raidisse dans un ultime spasme dénué de plaisir. Il se tut et se retira après quelques secondes, avant de s’essuyer sur un bout de couverture. Puis il s’approcha du feu.

Au passage, il avait ramassé un vieux couteau, dont la lame était noircie par l’usage. Accroupi devant Marc, il en posa la pointe sur sa gorge. Ses yeux vides, morts, examinèrent longuement le policier. Il se pencha pour le renifler. « Tu pues la peur, flic. »

D’un seul coup, le regard de Paul Grieux changea et se fit plus doux, désespéré. La lame s’écarta et retomba le long du corps du sorcier. Il sembla émerger d’un sommeil profond, dévisagea Marc, puis la longue silhouette armée qui les toisait tous les deux.

Mais cette métamorphose ne dura pas, le sorcier reprit rapidement le dessus et ses pupilles redevinrent opaques. « Il est trop tard. Il a perdu et il le sait. Je vais le chasser. Et après… je te mangerai. »

Le policier eut juste le temps de voir le geste du menton.

Noir.

 

Le capitaine Duquez, appuyé contre une fourgonnette de gendarmerie, réprima un bâillement. Il était presque vingt-trois heures trente, la journée avait été longue. Il regardait les techniciens en investigation criminelle entrer et sortir de l’église.

Il secoua la tête, pour se réveiller, puis relut l’une des lettres du curé, qu’il avait en main, tout en s’efforçant de garder son calme. Comment avait-on pu taire une telle chose ?

Il avait presque terminé cette seconde lecture lorsqu’un gendarme en combinaison blanche se présenta devant lui. « Mon capitaine… On a fini.

— Rien de plus ?

— Non, mon capitaine.

— Et vous confirmez que quelqu’un est passé ici avant nous ?

— Aucun doute. Déjà, la serrure a été forcée… Sans précaution. Et le patron du bar d’en face a déclaré avoir vu une voiture ancienne garée devant l’église en fin d’après-midi. Elle n’est pas restée longtemps. »

Duquez était prêt à parier que c’était celle des deux policiers. Étaient-ils rentrés chez eux ? Probablement. Peut-être pas. Il hésitait néanmoins à contacter l’Hôtel de Police de Lyon pour s’en assurer. Il était en colère. Ces deux petits poulets de merde avaient pollué sa scène de crime. Peut-être même pris des choses, sans lui en parler. Sans l’attendre. Il était chez lui, ici.

L’adjudant qui commandait la brigade de recherche dont dépendait le Désert d’Entremont remonta l’allée de l’église. Il salua Duquez. « Mon capitaine, on a reçu un appel du PC. Le SRPJ de Lyon a perdu le contact avec deux de ses officiers depuis plusieurs heures. Ils veulent savoir si vous les avez vus. »

Ils n’étaient pas repartis. Instinctivement, Duquez sut qu’ils n’étaient pas allés faire du tourisme dans le coin. Où avaient-ils donc bien pu aller ? Et qu’avaient-ils découvert chez le père Cottrau ?

Duquez regarda la lettre qu’il tenait toujours. Ses subordonnés l’avaient trouvée, dans la maison de l’homme d’Église, au milieu d’autres courriers étalés sur le plateau d’un secrétaire. Même incompétents, il était impossible que les deux flics n’aient pas remarqué cette abondante correspondance. Et il n’y était question que d’une seule chose : les activités très singulières d’une ancienne communauté œcuménique. À Corbel. Corbel… Ce n’était pas loin.

L’officier de gendarmerie observa son dispositif. Seraient-ils allés là-bas sans rien dire ? Sans précaution ?

Duquez se tourna vers l’adjudant qui attendait sa réponse. « Trouvez-moi cinq personnels solides, je vais faire un tour à Corbel. Vous, vous restez ici pour superviser la fin des opérations. »

 

Priscille reprit connaissance sans savoir où elle était. Depuis combien de temps dormait-elle ? Elle était trempée. Elle sentait une forte odeur de sous-bois autour d’elle. Elle entendait les bruits de la nature. Des branches d’arbres qui craquent, des oiseaux de nuit. Des gouttes d’eau qui s’écrasent, rares et aléatoires, sur la végétation.

La pluie avait cessé.

Elle se rappela sa chute, ouvrit les yeux — elle avait la tête en bas —, essaya de se lever. Trop vite. Prise de vertige, elle dut se rallonger. Tout le côté droit de son cou, jusqu’à la naissance de son épaule, était douloureux. Elle ramena sa main gauche tout doucement et la passa sous son coupe-vent. Son pull était trempé. Lorsqu’elle examina ses doigts, elle vit qu’ils étaient couverts d’une matière sombre et visqueuse. Du sang. Sa blessure s’était rouverte.

Elle avait froid et ses dents s’étaient mises à claquer. Elle avait mal. Et peur. Il ne fallait pas qu’elle reste là. Elle se redressa à nouveau, plus lentement cette fois. Il fallait appeler du secours. Dans sa poche, elle récupéra son portable, qui fonctionnait toujours, mais déchanta très vite. Pas de réseau.

Marc n’était pas venu la chercher. Savait-il où elle était ? Était-il seulement en vie ?

Priscille commença à remonter péniblement la pente du thalweg et déboucha bientôt, essoufflée et tremblante, sur le chemin de la scierie, une dizaine de mètres derrière la voiture. Les plafonniers étaient toujours allumés, la portière encore ouverte.

Elle s’approcha prudemment. Il n’y avait plus personne.

Par terre, à côté de la Volvo, elle retrouva sa torche mais pas son .38. Elle alla donc jusqu’au coffre et l’inspecta sans pouvoir rien trouver qui l’aiderait à se défendre. Sa Maglite restait sa meilleure arme.

Elle hésita sur la marche à suivre. Elle avait les clés de la voiture et la sagesse aurait voulu qu’elle fiche le camp au plus vite pour prévenir les gendarmes. Cela impliquait d’abandonner Marc derrière elle. S’il n’était pas déjà mort.

Priscille regarda en direction de la scierie. Elle jeta un coup d’œil dans l’habitacle taché de brun du véhicule. Puis elle referma la portière et rejoignit la cour aussi vite qu’elle le pouvait, sans allumer sa lampe.

Dissimulée entre les troncs d’arbres, elle resta un long moment à observer les bâtiments. Le ciel était à présent un peu dégagé et offrait une meilleure visibilité. Rien ne bougeait. Il n’y avait presque aucun bruit, comme si la montagne retenait son souffle.

Après une longue minute de surveillance, elle s’aperçut que le relief qui dominait la scierie, à l’opposé de l’endroit où elle se tenait, se découpait plus nettement sur le ciel nocturne. Une luminosité étrange, vaguement jaune, révélait les cimes des arbres plantés sur la partie supérieure de ce versant de la montagne.

Rapidement, elle tenta de se remémorer le tracé de la carte IGN qu’ils avaient utilisée pour arriver jusqu’ici. Comme c’était elle qui avait servi de guide, elle s’en souvenait assez bien. De ce côté-là, sur un point haut, il y avait un petit lac naturel. Marc pensait que c’était important. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils étaient venus ici. Il disait que si quelque chose devait se passer ce soir, ce serait près du point d’eau.

Priscille se releva, fit la grimace à cause de la douleur qui augmentait à chaque nouveau mouvement — elle sentait le haut de son bras droit s’ankyloser peu à peu — et, toujours abritée par les arbres, fit le tour de la scierie en direction du lac et des lumières.

Il lui fallut un bon quart d’heure pour arriver à destination. Elle avait progressé doucement, tant à cause du danger qui pouvait surgir de nulle part que de son état. Le terrain était difficile aussi.

Une fois sur place, elle se cacha derrière un tronc pour observer et se faire une idée plus précise de la situation. Ce qu’elle vit ne la rassura pas. Devant elle, une bande de terre dégagée d’une trentaine de mètres de largeur formait la rive sud de la pièce d’eau. Un grand brasier se trouvait entre celle-ci et la lisière de la forêt. Ses flammes, hautes de plusieurs mètres, déchiraient l’obscurité et jetaient avec insolence leur lumière alentour.

Derrière ce feu presque surnaturel, on distinguait un amoncellement de roches dont l’assemblage avait l’allure d’un grand fauteuil. Quelqu’un y était assis, immobile. L’agresseur au poncho. Juste à ses pieds, elle reconnut la silhouette de Marc, avachie en position assise, le menton sur la poitrine. Ses mains étaient posées devant lui, apparemment entravées. Il ne bougeait pas. À côté de son collègue, Priscille distingua vaguement une chevelure claire, qui sortait de sous un tas de couvertures.

Était-ce Madeleine ?

Elle n’eut pas le temps de s’interroger sur ce point. Paul Grieux, invisible jusqu’alors, bondit subitement de derrière les flammes et commença une gigue endiablée autour du feu. Il hurlait dans la nuit, comme s’il commandait à des puissances invisibles, dans une langue qu’elle ne parvenait pas à identifier. Il tenait un énorme couteau avec lequel il fendait l’air en tous sens, au rythme des ondulations de son corps dénudé.

La jeune policière frissonna de froid et de peur devant la brutalité de ce spectacle sauvage. Elle était désemparée. Que pouvait-elle faire, seule, dans son état, face à deux adversaires armés ?

Il fallait pourtant qu’elle intervienne rapidement, elle le savait. Elle le sentait. Marc ne survivrait pas à la fin de cette danse. Elle reporta son attention sur la haute silhouette immobile. Qui était-ce ? Le vrai père de Paul revenu d’entre les morts ? C’est alors qu’elle remarqua le fusil de chasse. Il était posé, debout, contre la partie gauche du trône.

De son côté à elle.

La ligne des arbres touchait presque les rochers. À peine deux mètres à parcourir à découvert. À l’arrière du fauteuil, hors de vue de l’homme au poncho. C’était jouable. Quel autre choix avait-elle, à part rebrousser chemin et foutre le camp ?

Priscille s’éloigna de la lisière et suivit une trajectoire parallèle à celle-ci pour s’arrêter à la hauteur des pierres. Personne ne l’avait remarquée jusque-là. Ils ne faisaient pas attention à elle. C’était maintenant que tout allait se jouer. Il fallait qu’elle cale sa traversée de la bande de terrain nu sur les déplacements erratiques de Paul Grieux. Lui seul pouvait la voir. Elle ne s’inquiétait pas trop du bruit. Le crépitement des flammes et les hurlements couvriraient ses déplacements.

Elle s’avança au plus près de la clairière, tendue. Paul tournoyait devant l’individu au poncho. Sa lame frappait des adversaires impalpables. Il disparut derrière les rochers sur un dernier cri et Priscille se releva pour courir. Elle allait sortir de sa cachette lorsqu’il réapparut brusquement, la tête et les bras levés vers le ciel. Il s’était subitement arrêté de danser et de crier. Il demeura ainsi quelques secondes puis se détendit et, lentement, repassa derrière le trône.

Plus de temps à perdre. La jeune policière bondit hors de la ligne d’arbres et plongea parmi les rochers. Lorsqu’elle se plaqua derrière l’un d’eux, elle fit s’ébouler un petit tas de galets qui roulèrent avec fracas sur une pierre plate plus grosse.

Priscille s’immobilisa, se mordit la lèvre pour oublier sa douleur à l’épaule et retint sa respiration. Elle n’entendit que les bruits du feu pendant quelques secondes, puis Paul Grieux commença à réciter une sorte de prière en latin. Elle se redressa doucement pour regarder par-dessus le sommet de son abri de fortune et repéra la silhouette en poncho trois mètres devant elle. Elle avait bougé et semblait fouiller les arbres du regard. Juste à l’endroit où la jeune femme se tenait encore quelques secondes auparavant.

Les incantations redoublèrent de force et son agresseur sembla se désintéresser de la forêt. Il reporta son attention sur le spectacle offert par le sorcier.

Priscille respirait fort à présent. Elle n’avait plus froid, juste mal partout. Et elle était terrorisée. Le fusil était là, à portée de main. Elle l’observa un instant, pour retrouver un peu de courage. Elle n’aurait pas deux chances et surtout pas beaucoup de temps. C’était une arme de chasse trapue, à canons superposés. Pas de cran de sûreté apparent.

Un grand hurlement, suraigu, déchira la nuit avant de s’achever sur un silence inquiétant.

Elle pensa à ses parents. À tout ce que lui avait toujours dit sa mère. Au fait qu’elle aurait aimé être ailleurs, dans ses bras, comme avant. Et qu’elle allait peut-être mourir dans quelques instants, sans jamais la revoir.

La voix de Paul Grieux, atténuée par les obstacles, la tira de sa torpeur. « Réveille-toi, flic. On va passer à table. »

 

Marc ne comprit pas immédiatement ce qui se passait. Il s’éveilla de ses cauchemars sur une série de chocs secs au visage, la tête endolorie par tous les coups qu’il avait reçus ce soir.

« Flic. On va passer à table. » Paul Grieux était accroupi devant lui et lui parlait. Il le giflait.

Son œil droit n’arrivait plus à s’ouvrir. C’est là qu’on l’avait frappé la dernière fois. L’homme au fusil. Il s’en souvenait à présent. Il était encore là, toujours assis. Penché vers eux, il semblait les observer sous la capuche de son poncho.

Marc vit le couteau du sorcier se rapprocher, sentit sa lame, froide, passer sous ses vêtements et les découper. Il allait mourir. Il déglutit, presque absent, résigné à bientôt sentir l’acier s’enfoncer dans sa poitrine. Il leva la tête vers Paul, qui souriait, puis au-delà de lui, vers le trône et le ciel.

Et Priscille.

La jeune femme, surgie de nulle part, attrapa la crosse du fusil et s’écarta. Pas assez vite cependant. L’homme au poncho, d’abord surpris, reprit rapidement ses esprits et parvint à saisir les canons des deux mains.

Les deux adversaires commencèrent à se débattre.

Paul aussi avait réagi. D’un geste vif, il dégagea son couteau pour se redresser et entailla au passage le torse de Marc qui hurla.

 

Priscille luttait mais ne parvenait pas à arracher l’arme des mains de son agresseur. Elle releva la tête pour le regarder et constata que sa capuche était retombée en arrière. Ce n’était pas un homme mais Yvette Grieux, qui la dévisageait d’un air féroce, les traits déformés par la haine.

Derrière elle, la jeune policière vit son fils se relever. Elle entendit Marc crier de douleur. Il avait mal. Elle avait peur. Et elle souffrait. Assez ! La colère monta en elle et son doigt trouva instinctivement le pontet du fusil.

Une nouvelle fois, la mère de Paul tenta de lui faire lâcher prise. Ce fut sa dernière erreur. L’index de Priscille était déjà sur la gâchette et la traction exercée subitement par son adversaire lui fit presser la détente.

Le premier coup partit et, dans une gerbe de sang, coupa Yvette Grieux en deux.

 

Marc vit Paul Grieux relever son couteau en position d’attaque. Il entendit le premier coup de feu, vit l’homme au poncho être projeté en arrière, pensa à Priscille et, dans un ultime geste douloureux, propulsa ses jambes dans celles du sorcier.

Celui-ci bascula en avant.

 

Priscille fit un pas en arrière, surprise par le recul de l’arme, et aperçut immédiatement Paul Grieux qui fonçait sur elle. Elle n’aurait pas le temps. Il approchait trop vite, déjà prêt à la frapper quand, subitement, il fut déséquilibré vers l’avant et tomba à ses pieds.

Paniquée, la jeune femme épaula et tira.


1 Arme de poing de dotation de la Gendarmerie nationale, calibre 9 mm, fabriquée sous licence Beretta.