Marc était fatigué. Il venait de se taper une nuit blanche, coincé dans un petit appartement qui puait la bouffe froide, la clope et le renfermé. Et les chiottes publiques. Parce qu’il ne fallait pas compter sur les équipes qui s’y relayaient pour nettoyer derrière elles. Il ne fallait pas compter sur lui non plus.
Du coup, il était naze et il avait mal au ventre. Et à la tête, aussi. Parce qu’il n’avait pas dormi du tout. Il avait veillé depuis hier vingt heures sans interruption, dans le noir, à surveiller l’accès arrière du jardin d’un pavillon rupin de la banlieue ouest de Lyon. De Tassin la Demi-Lune, pour être plus précis. Et rien.
Il avait passé son temps à mater une vieille porte en métal vert foncé à moitié rouillée et deux des façades de la baraque, pour rien. Aucun mouvement et, après minuit, plus de lumière du tout. Tous les volets fermés. Jour et nuit.
Ce qui l’avait consolé, c’était de savoir que d’autres équipes chouffaient1 tout autour de la maison. Et que d’autres pauvres mecs, comme lui, devaient se demander combien d’heures ils allaient encore poireauter là et chercher dans leur tête des distractions. Pour passer le temps et ne pas piquer du nez pendant les longues heures de veille. Quand rien ne se passait et qu’on était tout seul, là, dans le noir.
Ce qui l’avait consolé aussi, c’était que tout cela ne devrait pas durer trop longtemps. La mobilisation de son groupe se faisait en fin d’opération. Pour les tout derniers jours. On attendait que tous les gus à serrer soient sur place.
Il n’y en avait plus pour longtemps. Deux jours, peut-être trois. Il ne voulait surtout pas que cela dure plus. Pas tellement parce que c’était chiant. D’ordinaire, il aimait ce genre d’affaire. La patience de la traque. La montée de l’excitation, heure après heure. La tension qui s’accumule et disparaît d’un coup au moment de sauter les suspects. L’adrénaline qui éclaircit les idées et permet d’exploser au bon moment.
Et puis le sentiment d’avoir bien fait le boulot, quand tout se termine comme prévu et que les méchants partent en cage. Au fond, il était aussi devenu flic pour ça. Pour être utile à la communauté, même si elle ne le lui rendait pas toujours bien.
Cette fois, il fallait juste que ça s’arrête vite. D’une part parce que ce n’était pas leur affaire, c’était un bidule monté en relation avec plusieurs directions nationales. Ce qui voulait dire usine à gaz et combat de chefs. Et pour eux, boulot de merde et pas d’action véritable, même pour l’interpellation. D’autres fonctionnaires taperaient, pendant qu’eux allaient regarder, sans trop comprendre ce qui se passait vraiment. Ça venait de Paris.
Ensuite, et surtout, il fallait en terminer rapidement parce que s’il devait se cogner Thévenet encore longtemps, il allait finir par se tirer une balle, ou le flinguer ! Il s’était mis en équipe avec lui pour l’épargner aux deux autres. En temps normal, il se serait collé avec Mancuso pour les rotations, question de génération et d’affinités. Ou avec Youss’, même s’il était distant et qu’il le connaissait moins. D’ailleurs, il faudrait que ça change, ça. Il monterait avec lui, la prochaine fois.
Mais avec Thévenet… C’était une vraie torture. Une torture qu’il n’avait pas pu se résoudre à imposer au reste de son groupe. Ils l’auraient tué, cet abruti. Il s’était donc dévoué, tout seul, comme un grand. Marc eut un sourire désabusé. Là, ce matin, il était encore tout seul, dans leur bureau désert. Le reste de son groupe, tu parles ! Les restes, plutôt. Mancuso et Youcef étaient à Tassin pour la journée. Thévenet était rentré se coucher et lui, il n’allait pas tarder. Ça voulait dire que jusqu’à ce que cette putain d’opération prenne fin, aucun de leurs dossiers en cours n’allait avancer.
Tout seul.
Il repensa à sa nuit. Tout ce temps avec l’autre con. Comment avait-il tenu le coup ? Après réflexion, c’est sans doute ça qui lui avait donné mal à la tête. Après le sexe, on était passé aux réflexions politiques et, quand le sujet s’était tari, aux exercices d’entraînement au dégainé. Dans l’appartement. Ce mec était un grand malade. Il n’aimait pas ça, mais il allait devoir en parler avec Codaccioni.
Après avoir calmé Clint Ristourne, Marc lui avait finalement proposé de prendre le premier quart, vers une heure du matin. Il l’avait laissé dormir tranquillement.
Un coup les jumelles, pour rien. Un coup à écouter le grésillement du talkie. Pour rien. Un coup à se concentrer sur la respiration troublée de son équipier.
Il avait repensé à Madeleine. Toute seule… C’était venu lentement. Par la bande. Par Priscille. Ils avaient passé une bonne journée, samedi. Vraiment cool. Il n’en revenait pas de ne pas avoir pensé à… Non, d’ailleurs même durant la nuit dernière, elle ne lui était presque pas venue à l’esprit. Samedi.
En fait, à l’exception de leur passage dans le bled où habitait la maman de Paul Grieux, tout s’était bien passé. Mais c’est à cause de cela qu’il avait repensé à Madeleine. En fait, non, il avait repensé au motard. À la suite de la remarque de sa mère, je parle de son père… Je l’ai bien connu, son père. Son père ? Cette histoire le turlupinait un peu. Le mari de Mme Grieux n’était pas le père de Paul ?
Marc se tourna vers son bureau et alluma son ordinateur. Il lança le STIC, entra son matricule, puis son mot de passe et fit remonter la fiche du motard. Nom. O.K. Nationalité. Très bien. Situation matrimoniale. Célibataire, O.K. Adresse. Une adresse à Grenoble. Ils avaient dû reprendre celle qui figurait dans la plainte d’Isabelle Lejay.
Filiation… Là, on retrouvait les noms des deux époux Grieux, avec le nom de jeune fille de la mère, Savaranin. Problème d’actualisation, là aussi ? Peut-être bien. Il aimerait bien savoir, quand même. Suivaient les détails de la procédure à son encontre. Rien qu’il ne sache déjà.
Aucune mise à jour puisque, apparemment, aucune nouvelle infraction n’était venue attirer l’attention de la police sur Paul Grieux.
Marc bâilla. Il était H.S. Mieux valait aller se coucher. En plus, Bobosse l’attendait.
Tout de même, cette histoire de père, c’était bizarre. Dès qu’il aurait le temps, il en parlerait à Priscille. Il éteignit l’ordinateur et se leva. Dans le couloir, tout était calme. Lundi matin studieux, début de semaine oblige.
Il était déjà devant l’ascenseur quand passa un jeune lieutenant avec qui il s’entendait bien. Laconche. Il travaillait dans un autre groupe. Il aurait bien aimé le récupérer, celui-là. Mais il avait eu Thévenet à la place. Dommage. Ils échangèrent quelques politesses d’usage et se donnèrent quelques nouvelles. Ils n’avaient pas eu l’occasion de parler depuis quelques semaines.
Ding.
Les portes de métal s’ouvrirent et les deux hommes se saluèrent. Laconche commença à s’éloigner. Marc monta dans la cabine. Au dernier moment, il bloqua la fermeture et interpella son jeune collègue. « Hé, t’es débordé là ? Parce que sinon, j’aurais un service à te demander. »
« Pas de problème, monsieur. » Priscille raccrocha, exaspérée. Il commençait à lui taper sur le système, le taulier. Il était arrivé de mauvais poil ce matin et s’était lancé dans une énième évaluation du fonctionnement interne. Sa bonne femme avait encore dû lui pourrir son week-end.
En plus de cela, la semaine commençait à fond. Pourtant, le dimanche avait été relativement calme, une petite bagarre, un peu d’éthylisme sur la voie publique, un roulottier et un pickpocket aux abords du marché. La routine. Jusqu’à ce matin. Là, depuis sa prise de service, ça virait au grand n’importe quoi.
Priscille décida de s’accorder une pause. Il était bientôt onze heures et cela faisait plus de trois heures qu’elle enregistrait des plaintes. Non stop. Elle se leva pour aller fermer la porte de son bureau et s’isoler du brouhaha qui régnait dans le reste du commissariat. Gorbier la vit et lui sourit timidement en la regardant faire. Un peu dans le genre je vous comprends. Lui, il voulait vraiment se faire pardonner. Et il était temps qu’elle arrête de lui faire la gueule. Elle lui renvoya son sourire avant de disparaître dans son antre.
Revenue derrière son bureau, elle récupéra la chemise qui contenait tous les éléments de la procédure relative à l’accident de Paul Grieux. Il fallait qu’elle en finisse avec cette histoire. Elle l’ouvrit et la première chose sur laquelle elle tomba était le Post-it où elle avait noté les coordonnées de la société de domiciliation qui gérait l’administratif d’Akelarre, la boîte du motard. Avait-elle besoin de les appeler ? Pas vraiment, non.
Pourtant… D’abord elle avait dit à Marc qu’elle le ferait. Et puis, elle avait un mauvais feeling avec Paul Grieux. Il y avait trop de trucs bizarres. Allez, ça ne coûtait rien. Cinq minutes. Priscille décrocha et composa le numéro. Une voix féminine, haut perchée, lui répondit à la troisième sonnerie. Out There, bonjour, veuillez patienter, s’il vous plaît. Une musique de supermarché envahit son champ auditif avant qu’elle ait eu le temps de dire quoi que ce soit. Cela dura quelques secondes.
Out There, que puis-je faire pour vous ?
« Bonjour, je suis le lieutenant Priscille Mer du… »
Ça partait bien. Il y eut un blanc, puis la jeune policière inspira et souffla bruyamment. « Police. » Visiblement, son interlocutrice avait saisi l’allusion et, la deuxième fois, elle la laissa se présenter jusqu’au bout. « Je suis le lieutenant Priscille Mer du commissariat du quatrième arrondissement. Je vous appelle à propos de l’un de vos clients. »
Je ne suis pas sûre de comprendre.
« Vous êtes bien une société de domiciliation ? »
Oui. Spécialisée dans les sociétés off-sh… La voix ne termina pas sa phrase.
Bizarre comme certains mots peuvent paraître suspects. Comme off-shore, par exemple. « Est-ce que vous pouvez me confirmer si vous avez comme client un dénommé Paul Grieux ou une société connue sous le nom de Akelarre. J’épelle A-K-E… »
Non.
Il y eut un silence. Priscille essaya de garder son calme. « Non, quoi ? » Raté.
Je ne suis pas en mesure de vous fournir ces informations.
« Pourriez-vous me passer quelqu’un qui le pourrait ? »
C’est que… Hésitation. Ils ne devaient pas aimer parler de leurs clients, ces gens-là. Ce devait être mauvais pour le business.
Attendez. Je me renseigne. Et bing, re-musique de supérette.
Cela avait bien duré cinq minutes, cette fois. Puis on l’avait basculée sur un premier interlocuteur, un second, et finalement, le directeur de l’agence. Parce que ce n’était qu’une agence. La branche locale d’une société anglaise établie sur l’île de Man.
Voilà au moins une chose qu’on lui avait dite. En revanche, en ce qui concernait Paul Grieux et Akelarre, on lui avait fait comprendre qu’à moins qu’il ne s’agisse d’une procédure officielle, toute information relative à un client était confidentielle et ne serait pas communiquée à des tiers. Un coup dans l’eau.
Il fallait qu’elle arrête avec cette histoire. Ce n’était plus son problème. Elle tira néanmoins le tiroir inférieur de son bureau. Une enveloppe kraft s’y trouvait, posée sur le dessus d’un bordel d’objets et de papiers divers. Priscille la prit et en déversa le contenu devant elle.
Il s’agissait d’un portefeuille en cuir noir et d’un trousseau de clés. Ils appartenaient à Paul Grieux et avaient été récupérés le soir de son accident. Elle laissa les clés de côté et, sans trop savoir pourquoi, examina les papiers du motard une nouvelle fois. Elle l’avait déjà fait le soir de l’accident et soigneusement tout consigné dans un PV.
À part un peu d’argent liquide et la photo de Madeleine Castinel, il n’y avait que son permis de conduire, la carte grise et la carte verte de la moto. Pas de carte de crédit. Pas de carte vitale. Sommaire.
Ce qui turlupinait Priscille, c’était de ne pas savoir où Paul Grieux habitait vraiment. Elle voulait le découvrir, mais pour l’instant, elle n’avait rien trouvé. Aucun des noms dont elle disposait n’apparaissait dans l’annuaire. Et tous les papiers renvoyaient à l’adresse de Madeleine. À croire qu’ils avaient tous été refaits après leur rencontre. Étrange. Priscille se demanda même si la jeune femme était au courant. Pourquoi ne serait-elle pas au courant ? Parce que Paul Grieux aimait bien se cacher. De tout le monde.
De quoi avait-il peur ?
Elle reposa le permis et mit le certificat d’immatriculation et l’attestation d’assurance de la moto côte à côte. Même propriétaire — bénéficiaire : Akelarre. Adresse, celle de la société de domiciliation. Pas terrible.
Elle promena ses yeux d’un document à l’autre. La moto était récente. Première mise en circulation en mars de cette année, carte grise établie le même jour. Assurée jusqu’au 7 avril 2004. Marque Kawasaki, type LKW1AM40, bla, bla, bla… Elle ne savait pas ce que c’était comme modèle mais ce devait encore être un truc qui allait trop vite. La preuve.
Suivaient le numéro de série, à rallonge, le poids total en charge, le poids à vide et les indications relatives au bruit. Cela ne l’aidait pas beaucoup. Il devait y avoir des dizaines de motos comme celle-là, pour autant qu’elle pouvait en juger en n’y connaissant rien. Des tas de motos, toutes pareilles, carénées avec leurs couleurs flash.
Des dizaines… Comme celle-là… Mais pas forcément des dizaines de concessionnaires.
Priscille attrapa l’annuaire des pages jaunes et chercha les coordonnées des magasins Kawasaki. Elle allait commencer avec Lyon et elle élargirait ensuite. Enfin, si elle en avait le courage. Elle en trouva deux et allait décrocher pour appeler le premier quand on frappa à la porte.
« Entrez. »
C’était Gorbier. « Le capitaine Jolo m’a demandé de venir vous voir.
— Que se passe-t-il ?
— On vient de nous signaler un décès, une petite vieille. Son aide à domicile vient de la trouver chez elle. Apparemment ça fait plusieurs jours et… C’est assez moche. Le chien… Il a dû avoir faim… Et l’appartement a été tout retourné. »
Priscille souffla. Sa mère avait peut-être raison finalement.
« Il voudrait que vous vous en occupiez parce qu’il est coincé avec le patron. »
C’était reparti pour un tour. Heureusement, elle n’avait pas encore déjeuné.
« Qu’en penses-tu ? » Le professeur Anjoras était assis en face du docteur Manin, un homme au physique de bûcheron rougeaud qui détonnait totalement avec sa fonction de psychiatre. Ils se trouvaient dans le réfectoire de l’hôpital.
« J’ai écouté les extraits que tu m’as recommandés… et d’autres aussi. » Manin enfourna une fourchette de pâtes dans sa bouche et prit le temps de bien les mâcher. « Je crois que tu as raison mais nous n’en saurons plus que si nous parvenons à nous entretenir avec lui. » Il but une gorgée de vin. « Tu as remarqué qu’il évoquait aussi une lumière blanche après un long tunnel et un vol dans les airs ? »
Le neurochirurgien acquiesça. « EMI ?
— Possible. Un autre bon sujet d’entretien. Tu sais, les psychoses de ce patient sont particulièrement aiguës. J’ai été très impressionné par l’histoire du chien. Tous ces cris… J’ai cru à un moment que des animaux étaient entrés dans sa chambre et s’y étaient battus. »
Le professeur Anjoras ne dit rien. Lui aussi avait été perturbé par cette séquence, il avait même dû interrompre son écoute. Il était terrifié par les chiens depuis qu’il s’était fait mordre par un beauceron alors qu’il n’avait que huit ans. Il les détestait.
Le psychiatre termina son assiette, son verre de vin et se leva. « J’y vais, j’ai encore beaucoup de travail cet après-midi. À plus tard.
— À plus tard. »
Le neurochirurgien regarda son confrère s’éloigner sans vraiment faire attention, perdu dans les souvenirs traumatiques de cette attaque. Le grand chien noir et feu qui sautait sur lui. Ses mâchoires qui se refermaient sur son avant-bras. Son cri de douleur qui couvrait les grognements du molosse. Le souffle fétide de l’animal sur son visage. La chaleur de la peur entre ses jambes. Tout cela n’avait duré que quelques secondes. Une véritable éternité.
À l’écoute des bandes de Paul Grieux, tout lui était revenu. Et, lorsqu’il avait entendu ses râles et ses gémissements, ses grondements, il s’était retrouvé projeté en arrière, vers des émotions qu’il aurait préféré avoir oubliées : l’angoisse, la terreur. La honte. Aujourd’hui encore, son bas-ventre se contractait à l’évocation de ce souvenir.
1. Surveillaient.