8

 

« Vous avez vu ça ? »

 

« Vous avez vu ça ? »

Laferrière franchit le seuil de la salle de réunion comme une furie. Elle ne prit même pas la peine de dire bonjour ou de s’excuser pour son retard. Elle jeta le journal du jour sur la longue table qui trônait au milieu de la pièce et s’affala sur une chaise laissée libre. La dernière. Ils n’attendaient plus qu’elle.

Tous les autres présents, Codaccioni, Priscille, Marc et même le juge Terrier, avaient vu. Mais, par politesse, ils firent mine de lire à nouveau la une où s’étalait, en caractères gras : Le Monstre de Saint-Jean : le nouveau Vacher ? Un titre dramatique, qui faisait référence au premier meurtrier en série identifié de la région, Joseph Vacher, l’assassin des bergères, guillotiné en 1898 à Bourg-en-Bresse. L’article qui suivait évoquait certains aspects de la cave de l’horreur de la rue du Bœuf qui n’avaient pas été rendus publics.

« Un jour, il faudra qu’on se décide à remédier à ce genre de choses, parce que j’en ai un peu ras la casquette que ces emmerdeurs de journalistes nous compliquent le travail. »

Personne ne dit rien. Qu’elles soient ou non organisées, par le Parquet ou les autorités policières, les fuites étaient une constante avec laquelle il fallait composer, parfois utile, souvent handicapante.

« Il n’y a pas qu’eux. » Terrier laissa cette remarque faire son chemin. Ses yeux marron, très mobiles le reste du temps, s’étaient arrêtés sur le visage du substitut. Ses traits en longueur et juvéniles, à peine mûris par sa fine moustache châtain, n’exprimaient rien.

« Que dois-je comprendre ?

— Que notre affaire a pris une dimension nouvelle… »

Laferrière se redressa sur sa chaise, visiblement intriguée.

Le juge d’instruction se tourna vers Marc. « Qui n’est pas des plus réjouissantes. Capitaine Launay ? »

Le policier rassembla ses pensées avant de se racler la gorge. « Hier soir, nous… enfin, le lieutenant Mer a entrepris un examen préliminaire de l’ordinateur découvert dans la cave de Paul Grieux. Cet examen a mis au jour des fichiers d’une nature délicate… » Il trébucha au moment d’aller plus loin. Il avait encore en tête les images des séquences vidéo entrevues la veille. Les photos aussi, un véritable catalogue.

« Abrégez.

— Nous pensons que Paul Grieux se livrait à des activités… pédophiles. Nous avons trouvé sur le disque dur de son PC des documents photographiques divers et des films vidéo amateurs qu’il a vraisemblablement tournés dans sa cave. Ils mettent en scène de très jeunes filles et garçons ayant des relations sexuelles entre eux et des… »

Laferrière s’agaçait de ces tergiversations. Elle fit claquer sa langue.

Marc soupira. « Des exécutions… » Il ne précisa pas rituelles, même si ce qu’il avait vu, cette nuit, s’apparentait plus à des ballets bien réglés qu’à des accès de rage aveugle et désordonnée. « … perpétrées par lui ou par un complice. Sur les montages que nous avons visionnés, le bourreau était toujours cagoulé. »

Un silence total régnait sur la salle de réunion. Plus personne ne bougeait. Après quelques instants, il continua. « Nous avons aussi brièvement épluché sa correspondance informatique. À première vue et avant de pouvoir le confirmer par une analyse plus approfondie, il était en relation avec des tiers avec qui il réalisait des échanges. »

Hier soir, après avoir accompagné Priscille dans une autre pièce, où se trouvait un vieux canapé — elle avait refusé de rentrer seule — le policier était revenu dans le bureau de Jaillet, pour passer rapidement en revue les mails de Paul Grieux.

« Malgré la discrétion et la prudence dont tous ces gens semblent faire preuve, nous avons déjà pu mettre au jour un schéma de transaction et isoler certains montants. Il apparaît que Paul Grieux était principalement vendeur… de films et de photos. En grande quantité. Il générait pas mal de revenus occultes de cette manière.

— Il n’achetait rien ? Vous venez pourtant de dire qu’il faisait des échanges ? »

Marc se tourna vers Codaccioni, qui avait posé la question. « Si, mais pas souvent et pour des sommes très importantes.

— Avez-vous une idée de ce dont il s’agit ?

— Vu les montants et sous réserve de confirmation, nous pensons qu’il achetait des enfants… ceux des films. On les retrouve aussi sur certaines photos. »

À nouveau le silence retomba sur la pièce. Tous réfléchissaient à la signification de ces nouveaux éléments et à leurs répercussions possibles.

Laferrière réagit la première. « Paul Grieux apparaît-il directement, distinctement ? Le voit-on abuser d’un mineur à un moment quelconque ? »

Le policier l’observa pendant quelques secondes avant de répondre. Il lui sembla que les yeux de la jeune magistrate brillaient un peu. Cette affaire était du pain béni pour elle. Mlle Laferrière… ambitieuse. Il se rappela les paroles de sa taulière, la semaine précédente. « Les clichés ne montrent que des garçons et des filles seuls. Souvent partiellement ou complètement nus, dans des poses équivoques. Il n’y avait que trois vidéos complètes sur le disque dur. Toutes trois d’une quinzaine de minutes chacune et ponctuées par la mort des mineurs qui y sont mis en scène.

— Est-il possible que ces morts soient, comment dire…

— Bidon ? » Marc regarda Terrier avant de secouer négativement la tête, puis enchaîna : « Par ailleurs, nous avons retrouvé un certain nombre de séquences partielles qui ont dû servir à la fabrication des trois documents finaux. Au passage, les dates montrent que toutes n’ont pas été réalisées au même moment. Il a pris son temps. Quoi qu’il en soit, le suspect n’est identifiable sur aucun de ces fichiers et on ne le voit pas avoir de relations sexuelles directes avec les enfants. Il se contente, si j’ose dire, de les torturer et de les tuer. »

Le substitut allait dire quelque chose, mais Priscille prit la parole juste avant elle. « Hier, nous avons saisi de nombreux supports informatiques dans la cave. À mon avis, nous y trouverons d’autres fichiers du même genre. »

Terrier acquiesça avant de s’adresser à Codaccioni. « Il va falloir monter en régime, très vite.

— Tout à fait. J’ai commencé à réquisitionner des moyens supplémentaires dès hier matin, mais maintenant je vais aussi devoir me tourner vers les services compétents, pour disposer de fonctionnaires rompus à ce genre d’affaires. Avant d’aller plus loin, je suppose que personne ne voit de problème majeur à maintenir le capitaine Launay à la tête de cette enquête ? »

Le juge d’instruction ne formula aucune objection. Pas plus que Laferrière. Mais la question s’adressait autant aux magistrats qu’à Marc lui-même. Elle lui laissait une porte de sortie, si jamais il se sentait dépassé par les événements.

C’était le cas mais il ne dit rien. Parce qu’il lui restait une chose à régler, la chose la plus importante à ses yeux : retrouver Madeleine Castinel. Il ne pensait qu’à ça et il crut bon de le rappeler à l’assistance. « Nous avons néanmoins un point très urgent et immédiat à régler avant tout le reste.

— Lequel ?

— Madeleine Castinel.

— Elle est probablement morte, depuis longtemps. »

Le regard que le policier adressa à Laferrière en réponse à sa dernière tirade ne fut pas tendre. Tout le monde s’en aperçut et elle parut même reculer sous le choc. « Nous pensons que non.

— Nous ? » Codaccioni intervint, pour tenter de désamorcer la situation.

Au petit matin, Marc s’était réveillé assis dans le canapé où dormait Priscille. Il se souvint de l’avoir rejointe à une heure avancée de la nuit, quand le dégoût et la fatigue avaient finalement eu raison de sa fixation sur Madeleine.

La tête de la jeune femme reposait sur ses genoux lorsqu’il avait ouvert les yeux. Il l’avait observée dans son sommeil pendant un long moment, jusqu’à ce qu’elle reprenne conscience à son tour. Puis, ils avaient parlé. Pour se rassurer. Pour tenter de résoudre les problèmes qui étaient à leur portée et évacuer les autres.

À l’instar de sa collègue, il avait le sentiment que Madeleine n’était pas morte. Pas pour les mêmes raisons. Les siennes étaient inavouables. Il souhaitait tellement la retrouver en vie. Il ne pouvait pas s’envisager responsable d’une telle erreur. Il n’en supporterait pas les conséquences.

Priscille, elle, rationalisait beaucoup plus la chose, aussi se tourna-t-il vers elle pour, d’un signe de tête, l’inviter à s’expliquer.

« Nous pensons que la disparition de Madeleine Castinel fait partie d’un plan qui ne prévoyait pas a priori sa mort immédiate.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce n’est qu’une hypothèse… qui tient plus compte du passé de Paul Grieux et de ses activités secrètes, si j’ose dire, que d’éléments véritablement concrets. Comme vous le savez, cet homme est un enfant adopté. Grieux n’est pas son patronyme de naissance. Son véritable nom, c’est Le Veneur. Celui-ci apparaît même sur sa boîte aux lettres de la rue du Bœuf. Paolo Le Veneur, son père naturel, est arrivé d’Italie au tout début des années soixante. Il fuyait un scandale dont nous ne savons rien pour le moment. Il est officiellement venu s’installer en Chartreuse accompagné de sa femme, la vraie mère de Paul donc, une certaine Chinetta Le Veneur.

— Normal, si c’était sa femme. »

Marc regarda Laferrière en se demandant pourquoi elle réagissait ainsi. Cela faisait perdre du temps à tout le monde et là, il n’aspirait qu’à une chose, en finir, vite, pour pouvoir foutre le camp chez lui prendre une douche et se changer. Avant de se remettre au travail.

Priscille restait calme. « Le Veneur est plus que son nom marital, c’est aussi son nom de jeune fille. L’état civil italien nous l’a confirmé.

— Sa sœur ? C’est un mariage consanguin ?

— Oui », fit Priscille en réponse à la seconde interruption de la magistrate. « À cela près que ce n’était pas sa sœur, c’était sa fille.

— Tout comme Madeleine est la fille de notre suspect. » Marc avait cru bon de rappeler cette information pour clouer le bec à Laferrière. Il n’avait pas oublié sa tentative de minimiser cet aspect de l’affaire, lors de leur précédente réunion.

« Les auditions que nous avons conduites jusqu’à maintenant, ainsi que certaines informations trouvées dans l’ordinateur de Mlle Castinel, montrent que Paul Grieux souhaitait avoir un enfant avec elle.

— Tout comme son père en avait eu un avant lui avec sa propre fille, c’est ça ? » Terrier commençait à comprendre. « Pourquoi ? »

La jeune policière haussa les épaules. « Ça, nous l’ignorons. Mais ce n’est pas tout. Mme Grieux connaissait le vrai père de Paul. Elle s’est coupée lors d’une conversation que nous avons eue avec elle, la première fois que nous l’avons rencontrée.

— Et qu’est devenu cet homme ? Le vrai père, je veux dire.

— Il est décédé en 1971, c’est tout ce que nous savons pour le moment. Paul a été adopté à cette époque.

— Et sa femme, la fameuse Chinetta ? » Le ton de Laferrière puait l’ironie, elle ne prenait pas leur histoire très au sérieux.

« Morte en 1961. Le jour de la naissance de Paul.

— Tout cela ne nous dit pas où est passée Madeleine Castinel. À mon avis, il l’a tuée et s’est débarrassé de son cadavre. Votre homme est un psychopathe pédophile, un point c’est tout.

— Je ne crois pas. » Priscille avait répondu calmement mais fermement, en défiant la magistrate du regard.

« Pourquoi cela ? » Terrier, qui s’agaçait lui aussi de ces interruptions, éleva un peu la voix pour attirer vers lui l’attention de la jeune policière.

« De nombreux détails montrent que Paul Grieux est féru de sorcellerie, d’occultisme. Et les indices relevés chez Madeleine Castinel ne révèlent pas de trace de violence. Juste l’usage de mélanges de produits un peu particuliers. Je pense qu’il n’a fait qu’accomplir un rituel spécial dans son appartement.

— Quel genre de rituel ? Dans quel but ?

— Si nous le découvrons, nous disposerons sans doute d’un bon début de piste pour retrouver la victime. » C’est Marc qui avait répondu au substitut cette fois, pour éviter que les choses ne dégénèrent.

Laferrière ne s’en tint pourtant pas là. « Alors pourquoi ne l’avez-vous pas sauvée », elle insista lourdement sur ce mot, « chez lui, à Saint-Jean ? Où est-elle ? »

Sur ce point, elle n’avait pas tort. Les deux officiers de police ne purent cacher leur embarras. Cependant, Priscille refusa de lâcher prise, elle sentait qu’elle était sur la bonne voie. « Elle joue probablement un rôle dans un projet plus important. S’il avait juste voulu la tuer, pourquoi ne pas se contenter de l’assassiner chez elle ? Et même s’il l’a assassinée, le problème de l’évacuation de son cadavre reste entier. Comment s’en est-il débarrassé ?

— Elle est peut-être allée ailleurs de sa propre initiative ?

— C’est une possibilité, mais quoi qu’il en soit, elle était à la Croix-Rousse le 30 septembre à partir de dix-neuf heures trente. Comme lui. Et lui, il était seul sur sa moto en repartant, juste avant son accident, vers vingt heures quarante. »

La magistrate non plus ne cédait pas un pouce de terrain. « Il avait un complice alors, avec un autre véhicule. »

Marc secoua la tête. « C’est peu probable. Tout ce que l’on sait de Paul Grieux tend à prouver qu’il était très solitaire. Il ne faisait apparemment pas confiance à qui que ce soit. Il n’y a qu’à voir comment il organisait ses échanges de… Non, la seule personne que nous ayons identifiée qui soit un peu proche de lui, c’est sa mère.

— Alors, c’est elle.

— Elle n’a jamais passé le permis de conduire, j’ai vérifié, coupa Priscille. Il semble donc improbable qu’elle ait pu l’aider en conduisant un véhicule quelconque. Par ailleurs, Paul et elle se fréquentaient peu, pour ainsi dire pas, depuis qu’il avait quitté le foyer familial. Il ne venait jamais la voir, si l’on en croit le curé du bled où elle vit. »

Laferrière souffla. « Bon, très bien. Et alors ? Il y a, ce me semble, des questions plus faciles à régler que celle-ci. C’est une belle occasion de… » Elle s’interrompit, consciente de son erreur.

Terrier rattrapa le coup. « Quelles sont les démarches en cours, capitaine ? »

Consensuel, le juge, pensa Marc. « Du côté de Madeleine Castinel, nous ne pouvons pas creuser plus loin. Tout ce que nous avons trouvé chez elle, tout ce que nous ont appris sa famille, ses amis, ses relevés bancaires et téléphoniques, c’est que, depuis le soir de sa disparition, elle n’a plus donné signe de vie. Et juste avant cela, son comportement était plutôt normal. Elle n’a pas fait de retrait d’argent plus important qu’à l’habitude et n’a pas rencontré ou appelé qui que ce soit de nouveau. »

Puis : « C’est donc du côté de Paul Grieux qu’il faut chercher. Les pièces déjà saisies chez lui, et celles qui arrivent encore, vont nous être communiquées à mesure qu’elles auront été traitées par l’IJ, pour que nous puissions les examiner. Par ailleurs, nous allons maintenant avoir accès à sa comptabilité et à celle de sa société. Nous pourrons ainsi identifier son patrimoine, voir où cela nous mène. Enfin, depuis ce matin, les deux fonctionnaires de mon groupe encore disponibles ont commencé l’enquête de voisinage, pour mieux cerner le personnage. »

 

Youcef redescendit du quatrième étage par l’escalier en colimaçon. Il avait convenu avec Thévenet qu’il s’occuperait de la partie du 32 qui donnait directement sur la rue.

Il venait d’interroger Romuald Terson, un étudiant en droit qui n’était arrivé dans l’immeuble, et à Lyon, que depuis la fin du mois d’août. Il avait le physique typique du bon élève, grand, maigre, à lunettes, bien coiffé, et paraissait mener une vie plutôt calme et solitaire. Il ne connaissait pas Paul Grieux. Tout juste avait-il consenti à admettre qu’il avait pu le croiser une fois et encore, il n’en était pas sûr.

Évidemment, il n’avait jamais rien remarqué de particulier.

À l’étage inférieur, personne ne répondit quand il sonna. Tous les habitants de la résidence avaient pourtant été prévenus que la police passerait aujourd’hui. Le couple qui habitait là, les Lombardo, n’avait pas pu se libérer ou jugé la chose sans importance. Tant pis pour eux. Youcef inscrivit sur son carnet de les convoquer à Marius Berliet.

Il s’engagea à nouveau dans l’escalier et reprit sa descente.

Pas de sonnette à la porte palière de l’étage suivant, juste un heurtoir. Il le souleva puis le lâcha à deux reprises. Tout d’abord, il n’y eut pas de bruit. Puis il entendit des pas précipités et irréguliers, assez légers. Suivit une petite voix, à la hauteur de son bassin. « Qui c’est ? » Une fillette.

« C’est un monsieur de la police. » Boudjema s’était accroupi et parlait doucement. « Tu es toute seule ?

— Non. Y a ma maman.

— Tu peux aller la chercher, s’il te plaît ? »

Nouvelle cavalcade. « Maaaammmaaaaaannnn, y a un monsieur… » La suite se perdit dans le fond de l’appartement.

Une minute plus tard, la porte d’entrée s’ouvrit sur une femme brune d’une quarantaine d’années. Mme Sabillon, mariée, femme au foyer, un enfant, Lætitia, sept ans. La petite voix, qui se cachait à présent derrière les jambes de sa mère.

« Lieutenant Boudjema, du SRPJ de Lyon », Youcef montra sa carte tricolore, « je viens à propos de…

— Mais bien sûr… Ne restez pas là, entrez. Je vais vous préparer quelque chose de chaud… Avec ce temps pluvieux, vous devez être gelé. » Elle ne laissa même pas le temps de réagir au policier et l’attira à l’intérieur.

 

« Parlez-moi un peu plus de Paul Grieux. »

Dans la salle de réunion ne restaient plus que le juge Terrier, Priscille et Marc. Codaccioni était partie appeler deux autres chefs de service et Laferrière était retournée au palais.

« Nous vous avons dit tout ce que nous savons.

— Je me suis mal exprimé… Comment se comporte-t-il à l’hôpital ? Que disent les médecins ?

— C’est un patient difficile. Il est sorti du coma depuis une dizaine de jours, si ma mémoire est bonne, mais son état mental est volatil. Il devient parfois violent. Apparemment, son accident de moto aura de graves conséquences neurologiques… et psychiatriques.

— C’est ce que vous a dit son médecin ?

— C’est ce qu’il m’a laissé entendre, oui… Enfin, la dernière fois que j’ai pu en parler avec lui. »

Le juge d’instruction nota le trouble de Marc. « Vous avez quelque chose à ajouter ? »

Le policier hésita. « Mes relations sont quelque peu tendues avec le professeur Anjoras. En tout cas, elles l’étaient avant qu’il ne disparaisse.

— Je sais. » Terrier regarda tour à tour ses interlocuteurs. « Pour les deux choses. Depuis que je suis au courant que je vais devoir m’occuper de cette information judiciaire, j’ai commencé à me renseigner. Évidemment, j’ai appelé l’hôpital.

— Que voulez-vous nous faire comprendre ?

— Rien de particulier. Je suis juste content que vous ne me cachiez pas d’information, aussi délicate soit-elle pour vous. C’est pour cela que je ne dissimule rien non plus. Je suis parfaitement au fait de toute la situation… »

Sous-entendu, votre situation, pensa Marc.

« Et je veux que vous le sachiez pour que nous puissions travailler en bonne intelligence et obtenir les meilleurs résultats possibles.

— J’ai peur de ne pas bien comprendre.

— Nous poursuivons les mêmes objectifs, capitaine Launay, ne vous méprenez pas sur ce point. Je veux retrouver Madeleine Castinel autant que vous, le plus vite possible et de préférence vivante… Même si vous me permettrez d’être pessimiste sur ce dernier aspect de la question. »

Le magistrat instructeur marqua une pause de quelques secondes pour laisser les policiers digérer ses propos. « Le reste est, en ce qui me concerne, secondaire. Pour le moment. Paul Grieux est neutralisé et sous bonne garde. Je vous propose d’ailleurs de renforcer ce dispositif… si vous êtes d’accord, bien sûr. L’hôpital Neurologie possède une aile psychiatrique avec des chambres fermées plus adaptées aux patients dangereux. Sous réserve que son état le permette, je vais demander son transfert dans ce service jusqu’à nouvel ordre.

— Pour ce qui est du réseau pédophile, entre guillemets, dont il est soupçonné de faire partie, nous détenons suffisamment d’informations pour commencer à remonter ses filières. Et cela va prendre du temps, quoi que nous fassions. La priorité est donc Madeleine. À votre avis, qu’y a-t-il de plus urgent à faire ? »

Priscille allait prendre la parole, comme la question s’adressait autant à elle qu’à Marc, mais Terrier l’interrompit encore. « Une dernière précision, la disparition du médecin, vous en pensez quoi ? C’est lié à notre affaire ? »

Marc regarda sa collègue qui préféra le laisser répondre. « C’est trop tôt pour le dire, mais rien ne semble pointer dans ce sens, à l’heure qu’il est. D’ailleurs, jusque-là personne ne nous a demandé de nous occuper de sa disparition. Le commissariat du troisième se charge uniquement du cambriolage de son bureau. J’attends de leurs nouvelles. Il y a une chose que vous devez savoir. Anjoras enregistrait ses patients. Il gardait des copies dans son ordinateur professionnel. Je me suis débrouillé pour que l’on saisisse celui-ci et qu’on l’envoie à Ecully, pour traitement. Il est possible que certains fichiers nous éclairent un peu mieux sur la personnalité de Paul Grieux. »

Terrier hocha la tête. « Mouais… Lieutenant Mer, vous vouliez ajouter autre chose ?

— Nous souhaiterions pouvoir nous entretenir avec le suspect. »

Un petit sourire vint illuminer le visage du juge. « Expliquez-moi pourquoi je me doutais que vous alliez me demander ça ? » Puis il redevint sérieux. « Autant vous l’avouer tout de suite, ce n’est pas gagné. Aussi suspect soit-il, notre homme n’est pas en état de subir une procédure légale, ni physiquement, ni mentalement. Les médecins s’y opposeront. J’ai parlé au téléphone avec un psychiatre de l’hôpital hier, le docteur Manin. Il travaille avec le professeur Anjoras et s’est aussi occupé de Paul. Il me semble que le courant est bien passé entre nous. Je vais voir ce que je peux faire pour organiser une entrevue informelle. »

 

Youcef ne savait plus quoi faire pour éviter que Mme Sabillon ne s’éloigne du sujet. Chaque nouvelle question amenait une réponse dont l’essentiel concernait tout sauf Paul Grieux et ses habitudes. Tout juste avait-il appris que l’homme était casanier — il ne recevait jamais personne —, discret — quelle découverte ! —, peu sympathique et travaillait seul dans sa boutique, où il n’y avait que très rarement du monde — comment faisait-il ?

Mme Sabillon s’ennuyait. À l’exception des mercredis, comme aujourd’hui, elle passait ses journées seule. Elle avait besoin de parler. Elle avait besoin qu’on l’écoute. Elle voulait se sentir importante. Aussi retenait-elle Youcef avec ses histoires de rien, ses petits tracas quotidiens. Mais elle semblait sincère et sympathique. Et il n’avait aucune idée de la manière dont il pouvait se tirer de ce mauvais pas sans la vexer.

Son esprit vagabonda, il avait perdu le fil de la conversation, et il se demanda où en était Thévenet. Puis il réalisa que la fillette n’était plus avec eux. Elle avait probablement fichu le camp dans sa chambre. Le policier l’envia d’avoir pu ainsi se soustraire à la logorrhée de sa mère.

Il jeta un discret coup d’œil à sa montre et s’aperçut qu’il avait perdu trop de temps. Aussi poliment qu’il en était capable, il lui coupa donc la parole. « Il va falloir que j’y aille, excusez-moi. » Il commença à se lever pour battre en retraite vers la porte. Arrivé à l’entrée de l’appartement, il se retourna pour une ultime question. « Juste une dernière chose, quand avez-vous vu M. Grieux pour la dernière fois ? »

Mme Sabillon parut réfléchir quelques instants. « Maintenant que vous me le dites, cela fait un petit moment qu’on ne le voit plus. Il ne lui est pas arrivé un malheur au moins ? Parce que… » Et elle repartit dans un monologue interminable.

Youcef se mit à regarder ses chaussures, guettant le moment le plus opportun pour interrompre à nouveau son interlocutrice. Il se fustigeait de l’avoir relancée sur un autre sujet. Il ne réalisa pas immédiatement qu’elle s’était arrêtée d’elle-même et releva brusquement le nez, surpris par son silence. « Pardon, vous disiez ?

— Je disais qu’il y avait une chose dont je n’arrivais pas à me souvenir. Ça va me revenir. Mon mari me dit toujours que j’ai la tête comme une passoire… D’ailleurs à ce propos, l’autre jour… »

Le policier, qui avait déjà une main sur la poignée, ouvrit la porte. « Merci pour le thé et le temps que vous m’avez consacré, madame. Nous reprendrons contact avec vous si nous avons encore besoin de vous parler. » Et il sortit.

 

Marc avait baissé la vitre de son côté, malgré la pluie. Puis il avait allumé une cigarette. À présent, il conduisait en silence.

Priscille regardait les vitrines qui défilaient le long du trottoir. Certaines d’entre elles arboraient déjà des citrouilles et autres attributs païens en guise de décoration. On était presque le 31 octobre et la société de consommation accélérait sa marche pour l’occasion. Le temps passait vite. Trop vite.

Tempus fugit.

Elle repensa au motard, à ce premier soir où elle avait croisé sa route. Un mois déjà. Elle se rendit compte qu’elle regrettait presque d’avoir été de permanence ce soir-là. Elle aurait aimé pouvoir remonter le temps, changer les choses. Elle aurait tant de choses à changer. « C’est bientôt son anniversaire.

— À qui ? »

Tempus fugit. Partout. Dans son bureau. Dans ses tableaux. Les heures, les jours, les années qui fuient. Un homme pressé. Comme elle. Un homme qui a peur. Comme elle. Peur de quoi ? Peur de ne pas avoir assez de temps ? De la fin ? De la mort ? Était-ce pour cela qu’il avait tant voulu transmettre la vie ? Elle l’avait encore évoqué ce matin, il voulait faire comme son père, se reproduire à travers son propre sang. Une obsession. Qui était venue d’un coup. Si fort qu’elle avait provoqué sa rupture avec Madeleine. D’un seul coup… Comme si le temps était compté.

« Tu as appris son dossier par cœur ? » Marc klaxonna, pour faire bouger une voiture qui bloquait le passage devant eux. Le conducteur lui fit quelques signes cabalistiques mais se déplaça.

« C’est bientôt Halloween, tu te rappelles de ce que je…

— Je m’en souviens. » Le policier tira une dernière bouffée sur sa clope et la jeta dehors. « À quoi penses-tu ? »

À quoi pensait-elle vraiment ? À rien, rien d’assez précis pour le moment. Elle était fatiguée. Elle se sentait sale. « Comment trouves-tu le juge ?

— On verra à l’usage.

— Il a l’air bien.

— Ne perds pas de vue que c’est un petit nouveau et qu’il se retrouve subitement face à une très grosse affaire. Une très belle affaire. Il va faire des jaloux. Tout le monde va l’attendre au tournant. Quoi qu’il arrive, il pensera à sa gueule en premier.

— Je ne crois pas. »

Ils ne parlèrent plus pendant quelques minutes. Marc finit par briser le silence. « Tu veux que je te dépose avant ? » Il avait prévu de faire un saut rapide chez Paul Grieux, pour se rendre compte des progrès de la matinée et prévenir les autres membres de son groupe de la suite probable des choses. Après cela, il devait aller prendre une douche et se changer.

Pourvu que Bobosse n’ait pas ruiné l’appartement.

« Non, je viens avec toi. J’irai chez moi après. »

 

Priscille et Marc trouvèrent Mancuso à l’entrée de l’appartement de Paul Grieux. Assis sur une chaise pliable devant une table de camping, il annotait les étiquettes qui servaient à la saisie des pièces à conviction. À côté de lui, ils remarquèrent des cartons ouverts, remplis de bouteilles d’eau minérale vides, et d’autres, déjà fermés et étiquetés.

Ils le saluèrent. Leur collègue était bougon et expliqua qu’il en avait marre de traîner dans cette cave, à cause de l’odeur. « Ma femme m’a fait une crise parce que mes vêtements puaient la mort. » C’était à cause de cela qu’il s’était installé dehors, à l’air libre.

« Les boutanches, elles servent à quoi ?

— Les ratiches. » Mancuso ouvrit un carton, posé à ses pieds, et montra à Priscille comment les techniciens de la PTS avaient conditionné les guirlandes. « C’est ce qu’ils ont trouvé de mieux pour les transporter sans trop les contaminer. » Les fils qui retenaient les dents étaient accrochés aux bouchons et, en fonction de leur longueur, pendaient tels quels dans les bouteilles, ou étaient pliés en deux ou en trois.

Après quelques secondes, il ajouta : « Michel pense qu’il s’agit de dentitions complètes. Chacun de ces putains de bidules était identifié et daté. Mais pas de nom, juste des initiales. »

Marc préféra changer de sujet. « Youcef et Thévenet, ils en sont où ?

— Ils se sont partagé les résidents. Youss’ a fini avec ses visites ici alors il est allé voir l’immeuble d’à côté », d’un signe du pouce, Mancuso désigna un point situé derrière lui, « des fois qu’ils auraient vu quelque chose. Parce qu’ici, on ne peut pas dire que la vie de Paul Grieux ait passionné les foules. Enfin, j’attends encore des news de Thévenet… » Il regarda sa montre. « Vu que la plupart des gens ne sont pas là, on peut dire qu’il prend son temps.

— Comme toujours. »

Michel apparut en haut de l’escalier de la cave, un carton de bouteilles dans les bras. Il le posa puis salua à son tour les deux policiers.

« Vous en êtes où, en bas ?

— On déménage le Bloc. On finit les relevés dans la Prison aussi… Tu avais raison, dans la cellule fermée on a trouvé des résidus d’excréments humains vraisemblablement plus récents que ceux prélevés dans les deux autres. C’est pour ça que tu avais senti une odeur plus forte quand tu avais ouvert. » Marc allait parler mais l’officier de la PTS le devança. « Ne te fais aucune illusion, on va essayer de faire notre maximum pour en tirer quelque chose mais on n’arrivera probablement à rien. Ce ne sont que des traces dont tous les éléments liquides ont disparu. En plus, il n’y avait aucun autre déchet, comme des restes d’aliments, qui aurait pu nous servir de référence. »

Priscille, qui avait noté un peu de déception dans le regard de Marc, enchaîna : « Bon, et pour les autres pièces saisies ?

— Tout est en cours, mais il va nous falloir quelques jours pour commencer à faire remonter des informations. Mon type de l’Institut d’histoire du livre est déjà à pied d’œuvre à Ecully. Il a fait un tri préliminaire et m’a dit qu’il allait s’intéresser en premier aux livres trouvés dans le frigo. Comment il a appelé ça, déjà ? Ah oui, des codex.

— Des quoi ?

— Des codex. Des parchemins reliés entre eux et mis sous couverture. Les ancêtres du livre, quoi. »

Michel et Marc se tournèrent vers Priscille,

« Comment tu sais ça, toi ? » Le ton de la question était légèrement ironique.

« Simple, je me rappelle mes cours d’histoire de droit, mon cher Marc. » Ils étaient à cran, tous les deux. « En particulier de droit civil, et des influences du droit canon sur celui-ci. J’ai eu l’occasion de voir des vieux codex médiévaux justement, en latin, une fois.

— Bon, peut-être… Ils racontent quoi, alors, ces fameux bouquins ? Ils doivent quand même être assez précieux, pour que Grieux les ait gardés dans un réfrigérateur. Il en pense quoi, ton mec ?

— Il n’en est pas encore là. Pour l’instant, il n’a fait que des observations préliminaires sur l’apparence et l’état des livres. Mais il m’a promis de m’en dire plus dès cet après-midi. »

Un des techniciens était remonté de la cave et les interrompit en s’adressant à Michel. « Vous devriez venir voir, je crois qu’on a trouvé un nouveau truc. »

Le Bloc était presque vide. Il ne restait que des dents, qui pendaient toujours du plafond, à partir du milieu de la pièce, les miroirs, sur le mur de la cheminée, et des étagères vides, sur celui d’en face. Lorsqu’il passa sous la voûte, Marc remarqua que la table d’opération était toujours là, au centre, légèrement de guingois. Un escabeau se dressait juste à côté. Son aluminium rutilant faisait tache, au milieu de la saleté qui régnait dans le sous-sol.

Grâce aux halogènes d’appoint apportés par les hommes de l’Identité judiciaire, Marc se rendit mieux compte de l’état du mur du fond, à l’opposé de l’entrée. Un trou avait dû y être pratiqué, il y a longtemps, assez large pour laisser passer un gros meuble, comme un plateau technique chirurgical, par exemple. Et, lorsque l’on prenait la peine de réfléchir à la position de la cave par rapport au reste de l’immeuble, on comprenait que ce passage rebouché devait correspondre à celui qui se trouvait dans le débarras de la boutique de Paul Grieux.

Marc se tourna vers Priscille pour lui faire part de ses réflexions mais renonça. La jeune femme hocha la tête en quittant le mur du fond des yeux pour le regarder. Elle pensait la même chose que lui.

« Comment vous avez trouvé ça ? » Michel observait le sol tout en interrogeant le technicien qui était venu le chercher.

« L’escabeau a glissé contre la table quand je suis monté dessus et ça l’a fait bouger. C’est alors qu’on s’est aperçu qu’il y avait ce truc. » L’homme lui montra un bout de plaque métallique, semblable à un tampon de regard d’égout, qui dépassait de sous le plateau opératoire.

Marc et Priscille se rapprochèrent.

« Regardez, il y a un levier à la base du piètement.

— Fais voir. » C’était une sorte de pédale en acier, couverte de caoutchouc noir à son extrémité. « Ça doit servir à soulever l’ensemble. » L’officier de la PTS appuya dessus avec son pied et des roulettes se matérialisèrent sous la base de la table d’opération. Ainsi, d’une seule poussée, il put la faire rouler et révéler entièrement la plaque. « Amenez-moi un pied-de-biche. »

Plus personne ne parla pendant presque une minute, le temps que Sylvain revienne avec l’outil demandé par son supérieur. Ils étaient tous tendus et s’attendaient au pire. Michel s’arc-bouta enfin sur la barre d’acier, après l’avoir coincée sous l’un des rebords du tampon, puis souleva l’ensemble.

Une violente odeur de charogne, mélangée à des relents de produits chimiques, monta du regard et condamna la pièce en quelques secondes. Ils venaient de répondre à la question qu’ils se posaient tous depuis la découverte de la cave : où étaient les cadavres ?

Tous les fonctionnaires s’éloignèrent du trou comme une volée de moineaux. Puis, après avoir remis leurs masques, les techniciens de l’IJ s’avancèrent à nouveau, équipés de lampes électriques.

Priscille et Marc, qui avaient battu en retraite dans la pièce voisine, les entendirent jurer, puis soupirer. Tout le monde en avait assez. Puis vinrent les commentaires : Nom de Dieu, j’ai jamais vu ça… Il va falloir faire venir les pompiers, c’est trop profond… T’as vu la taille du bras ? Tu sais ce que ça veut dire ? Moi, je descends pas là-dedans, trouvez quelqu’un d’autre pour aller ramasser toute cette merde… Au moins, on sait à quoi elle lui servait sa chaux, maintenant, à ce fils de pute…

Marc regarda sa collègue, dont les yeux étaient fixes, rouges et brillants. Il lui posa doucement une main sur l’épaule, sentit ses muscles se contracter sous sa paume. Il se sentait vide lui aussi. « Attends-moi ici. » Puis il disparut dans le couloir.

Tous les techniciens étaient regroupés autour du puits. Les faisceaux de leurs lampes braqués dans les profondeurs ténébreuses du regard. Le policier les rejoignit, sans plus faire attention à l’odeur. Il n’avait qu’une seule idée en tête, une question : était-elle là, avec les autres ? Il écarta ses collègues, demanda une torche, observa leurs visages. Ils étaient livides sous les masques chirurgicaux. Enfin, il inspira et plongea à son tour les yeux dans l’abîme.

Il ne vit d’abord que des pâleurs blanchâtres. Petit à petit, celles-ci prirent forme et couleur. Les sombres étaient des vides ou des liaisons entre les blancs, ils n’étaient alors plus seulement noirs. Les taches devinrent presque humaines mais demeuraient incomplètes. Il n’y avait là que des morceaux, des bouts, des restes. L’humanité avait quitté ce lieu depuis longtemps. Il distingua la forme arrondie d’au moins une tête mais fut incapable de reconnaître qui que ce soit. La chaux était toujours à l’œuvre, et le trou, profond et obscur.

Marc se releva et s’adressa à Michel. « Dis à l’IML de se concentrer sur les mains, je veux toutes les empreintes qu’on trouvera là-dedans le plus vite possible. Dès que tu as leurs résultats, fais faire des comparaisons avec celles de la petite Castinel. »

L’officier de la PTS acquiesça sans rien ajouter et le suivit des yeux quand il s’éloigna.

Priscille attendait, anxieuse, assise sur une marche. Marc secoua la tête quand il entra dans la Bibliothèque. « Viens, on remonte, inutile de rester ici. » Et il la poussa devant lui dans l’escalier.

Ils y retrouvèrent Mancuso, qui descendait à leur rencontre, le portable à la main. « Je viens de recevoir un coup de fil du commissariat du troisième, il y a du nouveau. »

 

« … Constate la présence d’une plaie occipitale avec enfoncement et… une fracture sur les deux… » Un légiste était arrivé de l’IML, tout proche, peu de temps avant eux. Il parlait dans son dictaphone pendant qu’il examinait le cadavre avec une lampe de poche. « On retient un raccourcissement des membres supérieurs… »

Marc le vit enjamber le corps du professeur Anjoras et une série de pièces d’acier, qui s’apparentaient à d’énormes ressorts, avant de reprendre son monologue.

« Le bilan médical préliminaire permet d’envisager une chute d’un point élevé comme cause la plus probable de la mort… » Le médecin marqua une pause, orienta le faisceau de sa torche, manipula un bras, puis recommença à parler. « La date du décès remonte à plus de quarante-huit heures, comme l’attestent la disparition de la rigidité et l’apparition de signes superficiels de putréfaction. »

L’homme remonta du puits de l’ascenseur et se dirigea vers eux.

Marc était avec Priscille et le jeune lieutenant du troisième arrondissement, initialement chargé du cambriolage, un certain Guyomard. Ce dernier, empressé, interrogea le confrère du défunt. « Alors ?

— Alors il est tombé. Évidemment, le fait que son corps ait dû supporter les allées et venues de la cabine pendant plusieurs jours n’a pas arrangé son état, mais la chute demeure la cause la plus vraisemblable du décès. Depuis combien de temps on n’avait plus de nouvelles de lui ?

— Vendredi soir. »

Le légiste regarda Marc, qui venait de lui répondre, puis hocha la tête. « C’est compatible avec l’état du cadavre et mes premières observations. » Puis il souffla. « Je le connaissais bien… c’était un excellent médecin. Il va falloir prévenir sa famille. »

Guyomard saisit la balle au bond. « Vous la connaissez ? » Visiblement, il n’avait pas envie d’annoncer la mauvaise nouvelle.

Marc se désintéressa de la suite de leur conversation et entraîna Priscille vers les deux techniciens de la société de maintenance qui avaient donné l’alerte. Il voulait les entendre par lui-même.

« Bonjour, je suis le capitaine Launay, du SRPJ de Lyon, et voici ma collègue, le lieutenant Mer. Je crois que c’est vous qui avez découvert le corps… »

Les deux hommes hochèrent la tête.

« Ça arrive souvent, ce genre d’accident ?

— Avec des vieux ascenseurs, oui… » C’était le plus jeune des deux ouvriers qui avait pris la parole. Pâle, il avait besoin de parler. « Mais pas avec des systèmes comme celui-là. Il y a des sécurités dans tous les sens. Normalement, les portes d’étage peuvent pas s’ouvrir si la cabine est pas là… Il faut que les portes intérieures soient alignées… Je comprends pas…

— Vous n’avez pas une petite idée de ce qui s’est passé ? » Priscille avait parlé d’une voix égale, pour essayer de le calmer.

Ce fut l’autre technicien qui lui répondit. « Ça fait trois ou quatre mois qu’on a des problèmes avec celui-là. On vient régulièrement pour le visiter. En fait, chaque fois qu’il y a trois alertes, on passe.

— Trois alertes ?

— Ouais… Les cabines sont reliées à un central. Dès qu’on a un incident de fonctionnement, il est averti. Si le fonctionnement reprend normalement, on note l’alerte et on ne vient que quand il y en a trois d’affilée. C’était le cas ce matin. Le central a noté une accélération anormale de la cabine sur certains trajets. Avec un autre incident vendredi soir et un autre le week-end d’avant, ça faisait trois.

— L’incident de vendredi soir, il a eu lieu à quelle heure ? »

L’homme sortit un carnet de la poche de sa combinaison et le feuilleta. « En fait c’était dans la nuit de vendredi à samedi, vers deux heures du mat’. »

Priscille vit Marc se raidir.

« Et il est impossible de les pirater, ces cabines ? »

Les deux techniciens se regardèrent avant de faire non de la tête.

« Et celle-ci, elle n’a pas été trafiquée ? Cet accident n’a pas pu être provoqué par quelqu’un ?

— Pour autant qu’on sache, non. »

Marc les remercia et s’éloigna en compagnie de la jeune policière. Une fois à l’écart, elle lui demanda à quoi il pensait.

« J’en sais rien. C’est juste que j’aime pas les coïncidences.

— Quelles coïncidences ? Anjoras et Paul Grieux ? C’est juste un accident. Regrettable certes, mais fortuit. Tu les as entendus comme moi, les techniciens ont dit qu’il y avait eu d’autres incidents ces derniers mois.

— Peut-être. Mais il faudra tout de même que je vérifie quelque chose. » Marc pensait au compte rendu qu’il avait demandé aux policiers chargés de surveiller Paul Grieux. « Bon, on se tire, je crois qu’on n’a plus rien à faire ici… Et j’ai vraiment besoin de rentrer chez moi, j’en ai marre de me sentir crade. »

 

Ils avaient roulé en silence pendant tout le trajet.

Priscille avait reçu un appel du juge vers quatorze heures qui lui annonçait l’avis favorable du professeur Manin pour l’organisation d’une courte entrevue avec Paul Grieux. Aujourd’hui même, vers seize heures. Elle avait ensuite prévenu Marc et il était passé la prendre chez elle.

Bobosse dormait sur la banquette arrière de la voiture. Marc avait tenu à l’emmener avec lui. Il n’avait plus eu envie de laisser son chien seul. Plus voulu rester sans lui. Il n’était plus question de commettre la moindre faute. Depuis la découverte du puits, dans la cave, l’absurdité de ses espoirs à propos de la survie de Madeleine Castinel l’avait frappé de plein fouet. Et il n’y croyait plus. Initialement, il n’avait même pas voulu se rendre à Neurologie. Seule l’insistance énergique de Priscille était parvenue à le convaincre.

Terrier les attendait sur le parking. Après être sorti de son propre véhicule, il fit un commentaire admiratif à propos de la voiture de Marc, qui ne réagit pas. Le juge avait évidemment été mis au courant des derniers développements. « Ne perdez pas espoir.

— Venant de vous, je trouve cet encouragement saugrenu.

— Allez, le docteur Manin nous attend. » Le magistrat instructeur les guida dans les couloirs de l’hôpital. Il avait dû arriver un peu en avance, pour s’entretenir avec le médecin en tête à tête. En chemin, il expliqua aux policiers que c’était probablement la mort du professeur Anjoras qui avait décidé le psychiatre. Les collègues du neurochirurgien et les membres de son équipe étaient très affectés par sa disparition. Terrier avait senti que l’opinion générale, sans blâmer directement Paul Grieux, mettait sur le compte de sa présence une série d’incidents et une dégénérescence de l’atmosphère de travail dans l’établissement. Le malheur avait frappé Neurologie une fois de trop au cours du mois qui venait de s’écouler et il était temps que cela cesse.

Le juge s’arrêta devant une porte et frappa sans attendre. Une voix masculine grave les invita à entrer.

Manin se leva, fit le tour de son bureau pour les accueillir et leur proposa des chaises, avant d’aller se rasseoir. Il voulait leur parler du patient avant d’aller le voir. « M. Grieux souffre d’une psychose schizoïde à tendance paranoïaque chronique. Il traverse, depuis son réveil, une phase aiguë de délire à expression multiple. Il est à la fois persécuté, avec des épisodes de régression infantile, et persécuteur. »

Terrier prit la parole pour les enquêteurs. « Nous ne sommes pas sûrs de bien vous suivre.

— En langage profane, il est deux. À la fois ce petit garçon de dix ans effrayé qui attend la mort, enfermé dans une maison imaginaire isolée, et cet adulte tortionnaire, machiavélique et froid. Il existe de surcroît une relation de filiation entre ces deux personnalités, qui nous fait, enfin… nous faisait, au professeur Anjoras et à moi-même, supposer que Paul, enfant, a été brutalisé par son père. C’est un patient très malade, que son accident n’a… »

Marc lui coupa la parole. « Croyez-moi, il était déjà bien atteint avant son accident. »

Le médecin le regarda avec dédain. « N’ayant pas connaissance des éléments auxquels vous semblez faire allusion, je me garderai bien de faire un quelconque commentaire sur la santé mentale passée de M. Grieux. Sachez seulement que son accident a, selon toute probabilité, beaucoup influencé l’état psychiatrique actuel de ce patient. Il ressort de nos entretiens, enfin, je voulais dire… » Pour la seconde fois, il se reprenait. La mort de son confrère le troublait et il ne parvenait pas encore à s’y habituer. « Le diagnostic de cet homme a pu être affecté ou aggravé par ce que, dans notre jargon, nous appelons une EMI.

— Je croyais que c’était un phénomène peu pris au sérieux par vos pairs ? »

Terrier se tourna vers Priscille. « Vous semblez visiblement plus au courant que moi. L’un de vous deux pourrait-il m’expliquer de quoi il s’agit ?

— L’EMI, ou expérience de mort imminente est un état pathologique que l’on constate chez certains patients plongés dans le coma, à la frontière de la vie et de la mort. Manifestation mystique de l’existence de l’âme pour certains, résultat d’une anoxie — une asphyxie du cerveau, si vous préférez — pour d’autres, c’est un sujet qui commence à être sérieusement étudié par la médecine. Ne serait-ce que parce que toutes les personnes qui pensent avoir vécu une telle expérience racontent peu ou prou les mêmes choses : sensations de décorporation, voyages dans des tunnels ou même apparition de lumières très intenses.

— Qu’entendez-vous par manifestation mystique de l’existence de l’âme ?

— Les gens sont friands d’irrationnel et veulent voir dans des expériences de ce type une sorte d’envol de l’âme qui quitterait le corps et l’observerait d’un œil extérieur, si j’ose dire. Juste avant de rejoindre celui-ci, de se réincarner, pour leur réveil, la plupart des patients prétendent avoir rencontré des proches, disparus de longue date, qui les auraient renvoyés sur terre parce que leur heure ne serait pas arrivée. Dans le cas qui nous préoccupe, on pourrait voir là un déclencheur de sa psychose de petit enfant abusé par son père.

— Paul Grieux a-t-il lui-même évoqué tout cela ?

— Euh… Pas exactement. » Après son brillant exposé théorique, Manin hésitait. Du juge, son regard glissa sur les deux policiers.

« Ne vous inquiétez pas, professeur, nous sommes déjà au courant que le défunt procédait à l’enregistrement de certains de ses patients. » Marc souriait, sardonique. « Et, quel que soit l’état de Paul Grieux, dans l’immédiat, seul le sort de sa fille nous préoccupe.

— Il ne l’a jamais mentionnée. En tout cas pas nommément. Je ne comprends d’ailleurs pas ce que vous attendez de cette entrevue. Il répond aux sollicitations extérieures, il parle, mais ses propos s’inscrivent toujours dans la logique père-fils que je vous décrivais tout à l’heure. »

Plusieurs secondes s’écoulèrent sans que personne ne reprenne la parole. N’ayant pas obtenu plus d’informations sur les intentions de ses interlocuteurs, le psychiatre finit par rompre lui-même le silence. « J’ai fait préparer une salle de consultation qui pourra tous nous accueillir. Compte tenu de la situation de M. Grieux et de la gravité de son état, je me réserve le droit d’interrompre l’entretien à tout moment. »

Le juge acquiesça.

 

Paul Grieux les attendait, assis sur un lit médical, dans une pièce aveugle et trop puissamment éclairée. Les murs étaient d’une couleur vert pâle qui évoquait plus la maladie que la guérison.

Le patient n’était pas entravé mais encadré par deux infirmiers qui paraissaient s’ennuyer ferme. Il leva la tête sans montrer d’émotion particulière quand le médecin entra, mais s’empressa de la baisser dès qu’apparurent les enquêteurs. Il se mit également à trembler vigoureusement.

Marc l’observa un moment.

Comme dans son souvenir, il arborait toujours un pansement pariétal, mais de nouveaux bandages étaient venus couvrir ses avant-bras. Le psychiatre avait suivi le regard du policier. « Il s’est blessé aux bras au cours de ses différentes crises. Au dos aussi. » De fait, un morceau d’Elastoplast dépassait du col de la chemisette d’hôpital de Paul.

Le policier poursuivit ses observations.

La cicatrice frontale était toujours là, qui descendait verticalement entre les deux sourcils. Mais les yeux n’avaient plus cette noirceur dure qui avait tant dérangé Doriane et qui apparaissait sur la seule photo connue de Paul avec Madeleine. Ils fuyaient. Ils ne montraient que de la peur.

Manin invita le magistrat et les deux officiers de police à s’asseoir sur des chaises, plus basses que le lit, qui avaient été disposées devant celui-ci. Priscille déclina l’offre et resta debout, en arrière. Le médecin prit sa place.

« Paul… Paul. Voici les personnes dont je vous ai parlé tout à l’heure. » La voix du psychiatre s’était faite plus douce, il parlait sans heurt. « Paul, vous voulez bien répondre à leurs questions ? »

La seule réaction du patient fut de commencer à se balancer d’avant en arrière, à un rythme régulier. Ses yeux faisaient le tour de la pièce sans s’arrêter. Il évitait de croiser le regard des autres et contrôlait constamment ses environs immédiats.

Terrier jeta un coup d’œil du côté de Marc, qui hocha la tête avant de s’adresser au malade. « Monsieur Grieux, vous connaissez Madeleine Castinel ? » Il s’efforçait de rester calme.

Silence. Un des infirmiers se racla la gorge pendant que le second passait d’un pied sur l’autre. Adossé à sa chaise, le psychiatre observait en silence, l’air blasé.

Le policier se pencha un peu plus. Manin, qui était à côté de lui, tendit un bras pour l’empêcher de s’approcher trop près. « Attention, il peut devenir très vite très violent.

— Monsieur Grieux, où est Madeleine ? Où est votre fille ? »

Toujours rien. Paul se balançait. On sentait bien qu’il entendait les questions, peut-être même les comprenait-il, puisque ses mouvements et ses yeux avaient marqué un temps d’arrêt à chaque interrogation. Mais il ne répondait pas.

Il se mit à chantonner ou à gémir, d’une petite voix.

« Il dit quelque chose, là ? » Terrier s’était tourné vers le médecin.

Ce dernier secoua la tête.

« Monsieur Grieux, est-ce que Madeleine est dans la cave de la rue du Bœuf ? »

Aucune réaction.

Après presque une minute, le psychiatre reprit la parole. « Mademoiselle, messieurs, je crois qu’il est inutile d’aller plus loin. »

Sur un geste du magistrat, Marc se leva à contrecœur. Sa frustration était palpable. Manin était déjà à la porte, pressé d’en finir. Les deux infirmiers s’apprêtaient à soulever Paul pour le remettre dans un fauteuil roulant qui l’attendait, à côté du lit.

Priscille n’avait pas encore bougé. Le dos toujours appuyé au mur, elle observait le patient et comprit qu’il allait dire quelque chose.

« Où est le professeur ? » La petite voix monta d’un coup, claire, et figea tous les présents. Le timbre d’un petit garçon vraiment pas rassuré.

Le médecin revint dans la pièce. « Quel professeur ?

— Le docteur de la tête.

— Mais… je suis là.

— Non… l’autre. » L’enfant avait susurré le dernier mot.

« Pourquoi tu nous demandes ça ? » Marc aussi s’était avancé.

Manin lui lança un regard courroucé.

Paul aussi le dévisageait. Après quelques hésitations, il déclara « Parce qu’il va lui faire mal. »

Apparemment, le patient n’était pas au courant du décès du professeur Anjoras.

« Qui va lui faire mal ? » Le policier continua sur sa lancée.

« Mon papa. Il faut lui dire. Il faut pas le laisser partir.

— Il est où, ton papa ?

— Ici.

— Où ça ? Dans l’hôpital ? »

Plusieurs secondes s’écoulèrent sans réponse. La peur était revenue dans les yeux du patient — qui parcouraient la pièce en tous sens — plus forte encore qu’avant. Il n’osait plus parler.

« Où ça, Paul ? » Le médecin reprenait ses prérogatives.

Paul Grieux ouvrit la bouche, sur le point de parler, puis la referma. Il l’ouvrit à nouveau et, dans un souffle, lâcha : « Il est ici, dans cette pièce. Il me regarde. » Et il se mit à pleurer en baissant la tête.

Marc et Manin se redressèrent, se regardèrent d’un air entendu et s’éloignèrent à nouveau pour sortir. Le juge les attendait déjà à la porte. C’est alors qu’ils entendirent Priscille parler. « Tempus fugit. »

Les sanglots de Paul cessèrent d’un seul coup.

« Où est-elle ? » La jeune femme parla à nouveau. « Tempus fugit ? Pourquoi ? »

Le patient releva le nez vers son interlocutrice. Ce n’était plus le même homme. Ses yeux avaient changé. Marc reconnut immédiatement leur expression, où se mêlaient colère et méchanceté.

Même sa cicatrice au front avait viré au rouge vif.

Paul Grieux fit s’entrechoquer ses dents à toute vitesse, à plusieurs reprises, tout en aspirant l’air sans s’arrêter. Son cou se tordit sur la droite et plus encore sur la gauche. Son menton se tendit vers le haut, comme si sa tête et les vertèbres qui la soutenaient s’allongeaient.

Ses lèvres avaient commencé à remuer en silence.

Ses doigts se recroquevillèrent sur le haut de ses genoux, avec leurs ongles qui appuyaient sur la peau, jusqu’au sang. De minces filets carmin commencèrent bientôt à couler entre les poils de ses jambes. Ses orteils aussi se replièrent, comme s’il voulait les faire pénétrer dans le sol. Les tremblements de son corps s’amplifièrent. Tous ses muscles étaient bandés au maximum.

Il marmonnait maintenant.

Ils entendirent alors ses os craquer, comme si sa physionomie était sur le point de se modifier.

Marc comprit trop tard ce qui allait se passer. Au moment même où il criait à sa collègue de faire attention, Paul bondissait en avant, pour saisir la jeune femme par une épaule et l’arrière de sa chevelure. Le motard se mit à vociférer sans interruption, en français et en latin. « JE PROMETS AU GRAND LUCIFUGE DE LE RÉCOMPENSER PAR LE CORPS ET LA PEUR DE CETTE ÂME IMPURE QUI SE TIENT DEVANT LUI AVEC MOI ! MAGNO LUCIFUGE POLLICEOR ME REMUNERATURUM CORPORE ET PAVORE HUIUS IMPURI ANIMI… »

Priscille recula sous l’impact et se retrouva collée contre le mur. Elle vit la bouche grande ouverte de Paul Grieux s’approcher de sa gorge et tenta de l’éloigner. Elle sentait son souffle. Elle entendait ses cris tout près de son oreille. Et elle n’avait pas assez de force pour repousser son assaut.

Heureusement pour elle, Marc et les infirmiers réagirent très vite et leur intervention gêna le malade. Sa mâchoire rata la jugulaire de la jeune policière et ne trouva que la base de son cou. Et elle hurla, au moment où les dents déchirèrent sa peau et ses chairs.

 

Marc franchit les portes du hall désert de l’hôtel de police vers vingt-deux heures trente. Il venait de quitter Priscille, après l’avoir ramenée chez elle en début de soirée. Elle n’avait pas voulu rester à l’hôpital, contre l’avis du médecin qui l’avait examinée et traitée. Un peu plus d’une vingtaine de points de suture à vif à la base du cou, pour tenir en place le morceau de chair que Paul Grieux n’avait pas réussi à arracher.

Il salua le gardien de la paix assis derrière le comptoir d’accueil et se dirigea vers les ascenseurs, Bobosse sur les talons. Il n’y eut pas de remarque.

Marc s’en voulait d’avoir laissé la jeune policière seule, même si c’était elle qui avait insisté pour qu’il parte, prétextant que tout irait bien. Il fallait juste qu’elle se repose un peu ce soir, pour être d’attaque demain matin. Il lui avait alors rappelé les ordres de Codaccioni, qui était venue la voir à Neurologie et l’avait invitée à rester chez elle quelques jours. C’était inutile et il le savait.

Pendant qu’on s’occupait de Priscille, sa taulière lui avait parlé de l’affaire en cours. Les choses prenaient de l’ampleur. Mobilisation massive de ressources humaines et techniques avait-elle dit… Affaire d’envergure, réseaux, plus haute priorité, communication du ministère — ministère de la Communication ? — , importance capitale, direction nationale faisaient aussi partie de sa diatribe.

Elle avait voulu savoir s’il tenait le coup et avait ensuite prononcé les mots justes : Je les retiens. Vous, vous me retrouvez la petite Castinel… Si jamais elle était encore vivante, avait-il alors pensé, mais il s’était abstenu de verbaliser cette dernière remarque.

Marc alluma les néons lorsqu’il entra dans le bureau. Immédiatement, il se mit à regarder le sol, un réflexe idiot qu’il se reprocha en silence. Il accrocha son blouson au dossier de son fauteuil, hésita à s’asseoir, pas trop sûr d’avoir envie d’une confirmation trop rapide, mais se mit néanmoins à faire le tour des tables.

À l’emplacement de Priscille, il remarqua une épaisse enveloppe bulle déjà ouverte. Il regarda à l’intérieur et découvrit des photocopies d’articles de journaux. Assez anciens — ils remontaient tous au début des années soixante-dix —, ils évoquaient de petites histoires et autres faits divers survenus en Chartreuse à cette époque.

Posé à côté du paquet, il y avait aussi un court message manuscrit de Jaillet, qui validait les déductions faites la veille après l’examen préliminaire de l’ordinateur de Paul Grieux. Marc savait qu’une équipe d’enquêteurs des Mineurs s’était attelée à ce volet de l’information judiciaire, pour éplucher la comptabilité macabre et les documents informatiques qui avaient été saisis dans la cave. L’ESCI travaillait avec eux.

Comme il n’avait pas trouvé ce qu’il désirait, le policier passa au bureau suivant, celui de Thévenet. L’ordre quasi parfait qui y régnait en surface était trompeur. Il ne témoignait pas de la rigueur de son propriétaire mais de sa très grande capacité à éviter toute surcharge de travail et ce, quelles que soient les circonstances.

Marc découvrit les documents qu’il cherchait sur la table de Youcef, entre la liste des résidents du 32, rue du Bœuf à convoquer et les notes qu’il avait prises au cours de ses auditions.

Il traîna les pieds pour retourner à son propre bureau et tergiversa encore quelques instants. Après une dernière caresse à son chien, qui releva affectueusement la tête vers lui, il ouvrit la liasse de PV de garde des patrouilles affectées à l’Hôpital Pierre-Wertheimer — Neurologie.

Il passa rapidement sur les premières pages pour arriver au jour qui l’intéressait, le 25 octobre 2003. À une heure cinquante-cinq, le brigadier Gyrex signalait que le patient de la chambre 16 était entré dans un état de grande agitation. Cet état avait duré moins de cinq minutes. RAS ensuite, jusqu’à la fin de la garde. Ainsi, dans la nuit de vendredi à samedi, Paul Grieux avait traversé un épisode démentiel au moment même où le central de la société de maintenance enregistrait un incident dans le fonctionnement de l’un des ascenseurs de Neurologie. C’était cette concordance d’événements qu’il souhaitait vérifier.

Marc poursuivit néanmoins sa lecture.

26 octobre 2003, le gardien Renaud indique une nouvelle crise du patient de la chambre 16. Il est douze heures quarante-sept. Cette agitation prend fin à douze heures quarante-neuf. Précis, Renaud. Que s’était-il passé dimanche dernier à cette heure-là ? Et lui, il était où ? Ah oui, il se prenait la tête avec Priscille à propos de ce qu’il convenait de faire pour Madeleine Castinel. Il ne se souvenait d’aucun autre événement particulier.

Ne s’agissait-il donc que d’une coïncidence ?

Le lundi, Paul Grieux avait été calme toute la jour… Non, à vingt-trois heures vingt-trois, il était entré dans ce qui était décrit comme une folie passagère violente par le gardien qui avait signé le PV.

Marc fouilla dans sa mémoire pour remonter jusqu’au lundi. Il avait rappelé tout le monde chez Paul Grieux un peu avant minuit. Avant cela, il s’était réveillé par terre, dans le vestibule, et avait mis un certain temps à réaliser comment il s’était retrouvé là, ce qui se passait et pourquoi il avait la poupée rouge à la main, toute déchirée. Il avait fait ce rêve terrifiant, si intense, dans lequel il s’était vu mourir. Et presque à la même heure, le patient de la chambre 16 avait cauchemardé, lui aussi.

28 octobre 2003. Le même gardien de la paix rapportait une nouvelle crise, au moment du remplacement par la garde montante, vers sept heures trente. Juste au moment où ils entraient dans la cave…

Et aujourd’hui, encore une explosion de violence démente. Priscille avait dit quelque chose qui avait provoqué la métamorphose de Paul Grieux… Tempus fugit. Pour une raison ou pour une autre, ces deux mots étaient importants. Sa collègue avait dit qu’ils étaient inscrits partout sur les tableaux de son appartement, dans son bureau. Bon, et alors ? La découverte de la cave aussi était primordiale. Et puis, que s’était-il réellement passé dans le vestibule ? Pas de trouvaille majeure… Il avait juste déliré, ensuite, il s’était blessé en tombant… il avait cassé des meubles et… il avait déchiré la poupée. La poupée ?

Est-ce que ce jouet malsain avait une signification particulière ? Il y avait bien les dents et les cheveux… Non. Impossible.

Et que penser de la crise du dimanche ? A priori, il ne s’était rien produit de particulier, le dimanche. Marc passa une nouvelle fois en revue la journée du 26. Priscille et lui n’avaient rien fait de spécial, Anjoras était probablement déjà mort. Et personne n’était allé chez Paul Grieux. Pourtant, il y avait eu cette crise, vers treize heures. Loin de le rassurer, elle lui faisait craindre le pire : un événement funeste dont ils n’auraient pas eu connaissance.

Il se trouva soudain mal à l’aise, seul, dans le bureau silencieux, et ressentit le besoin d’en sortir un moment. Bobosse dormait profondément à ses pieds et ne se leva pas pour le suivre lorsqu’il alla se chercher un café.

Pendant que le breuvage coulait dans son gobelet, accompagné par les bruits familiers d’écoulement et de ronronnement de moteur électrique, Marc se mit à observer le couloir. Il était désert. Le distributeur était la seule source d’animation.

Il prit son espresso et, au lieu de retourner immédiatement dans son bureau, il se mit en quête d’un peu de normalité. Il parcourut les étages presque au hasard et échoua chez les Stups, où il savait qu’il trouverait probablement du monde. Là, il échangea quelques banalités avec des collègues qui faisaient les roulements pendant une GAV1. Puis, il alla discuter un peu avec l’officier de permanence avant de descendre à l’étage des cellules.

La plupart des détenus dormaient sur leurs lits sommaires, derrière les parois de verre blindé.

Un seul d’entre eux était encore éveillé, un jeune homme, qui le prit à partie en le voyant passer. « Hé, le keuf ! Qu’est-ce que tu fous ? Tu viens voir les fauves ? »

Un perché. Marc se planta devant sa cellule et le regarda sans rien dire.

« Qu’est-ce que t’as, j’te plais ? T’as jamais vu un vrai mec ou quoi ? Tu veux ma photo, bouffon ? » Le prisonnier bondit sur la vitre et la cogna de ses deux poings.

Marc sursauta tandis que le choc se répercutait dans tout le couloir.

« J’t’encule à sec, moi ! »

Ça c’était le monde. Son monde. Il était connu, borné, sans surprise. Triste. Le policier fit demi-tour pour s’en aller.

Dans son dos, le détenu continuait à l’invectiver. « C’est ça, barre-toi. Bouffon, va Dès qu’je sors, j’vous nique vot’ race, à toi et à tes potes… Enculés ! »

Paul Grieux évoluait dans une autre réalité. Paul Grieux lui faisait peur.


1 Garde à vue.