Le froid et le mouillé. C’est cela qu’il sentait. Il se sentait humide et il avait froid. Pourquoi ? Où était-il ? Où avait-il ressenti ces choses ? Cette même humidité glacée ? Dans la forêt. À la scierie. Le jour de leur arrivée là-bas, au tout début du printemps. C’était la fin de l’après-midi. Il pleuvait.
Il a froid et il tremble. Mais pas uniquement pour cela.
Il était en colère, ce jour-là. Furieux d’avoir dû tout laisser derrière lui, son laboratoire, ses travaux en cours, sa maison. Ils le lui paieront ! Il avait dû partir dans la nuit, comme un voleur, lui ! N’emprunter que des petites routes de montagne en mauvais état. Avec Chinetta qui devait faire attention. Six cents kilomètres à se faire du souci, à se demander si elle tiendrait le coup. À craindre que le moindre véhicule croisé ne fasse une embardée ou soit là pour eux, pour les stopper.
C’était trop tôt ! Il n’était pas prêt. Se calmer.
Continuer. Recommencer. Il devait fuir. Il fallait se calmer. Pour pouvoir tout reprendre. Pour pouvoir continuer.
Pavor corporis custos est. Corpus carcer est et ars magica ab eo nos vindicat.
Il avait fait le tour des lieux sous la pluie, découragé. Il est fatigué. Exténué. À bout. Il avait regardé les arbres qui formaient un mur vert sombre, triste et impénétrable autour de la cour. L’endroit était inhabité depuis deux ans. Le manque d’entretien et le climat avaient fait leur œuvre.
Comment allait-il faire pour Chinetta ? Elle est là, à l’avant de la camionnette, emmitouflée dans une couverture. Elle semble abattue elle aussi. Fragile. Vulnérable. Non, il ne faut pas qu’elle prenne froid ! Elle ne peut pas prendre froid !
Pourquoi si tôt ? Pourquoi maintenant ?
Rien ne devait lui arriver. Il n’avait pas le choix. Avancer. Continuer.
Alors, il s’était activé dans la maison, pour lui rendre un minimum de confort. Heureusement, le bergamasque à qui il avait racheté l’exploitation et les terrains attenants avait laissé quelques meubles et une petite réserve de bois. Cela suffirait pour les premiers jours.
Il aurait dû venir plus tôt. Plusieurs fois il y avait pensé, mais son travail ne lui en avait pas laissé le loisir. Cela ne rendait pas les choses plus acceptables pour autant. Il fallait trouver le temps, il aurait dû faire l’effort ! Imbécile !
Se calmer.
Long et pénible. De cela aussi il se souvenait. Tous ces précieux moments qu’il avait perdus. Anéantis. Disparus. Pourtant, il s’était toujours douté que le jour viendrait où ils devraient bouger. Il n’avait juste pas pensé que tout se passerait si tôt, de manière si surprenante. Ils avaient frôlé la catastrophe. Qu’aurait-il fait s’il n’avait pu prendre les planches avec lui, par exemple ? Serait-il revenu ?
Quelle question stupide. Imbécile ! Idiot ! Encore aujourd’hui cette simple idée le remplissait d’angoisse. Il sentait l’adrénaline monter en lui et le paralyser.
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C’était déjà bien qu’il ait pu trouver cet endroit, isolé et spacieux. Il y avait même un lac, à proximité. Tout était là, disponible. Même les gens. C’était juste une question de temps. Ce n’était toujours qu’une question de temps. Il fallait dominer le temps, vaincre la peur du temps.
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide… Où avait-il entendu ça ? C’est Charles qui le lui avait soufflé. Un soir d’absinthe et d’absence.
Que pouvait-il faire, lui, tout seul ?
Pavor corporis custos est…
Il y avait des gens autour de lui. Ils s’intéressaient à lui. Il n’aimait pas ça.
Étaient-ils hostiles, comme tous les autres ? Les gens avaient toujours été hostiles avec lui. Comme ceux de la Chartreuse, quand ils les avaient découverts, lui et Chinetta, peu après leur arrivée. Ils avaient jugé. Ils croyaient savoir. D’où ils venaient, par exemple, et cela les réconfortait. Ils avaient vu la camionnette, avec son immatriculation qui n’était pas d’ici. Ils pensaient qu’ils avaient affaire à un autre couple de ritals, à d’autres Arabes de l’Europe, comme ils appelaient l’homme qui leur avait vendu la scierie.
Petits. Mesquins. Ignorants. Il les détestait.
À l’époque, ils étaient mal vus, les ritals, surtout dans la région. Ils étaient responsables de tout. Même si, pendant longtemps, leur main-d’œuvre, plus qualifiée pour tous les travaux du bois, avait aidé la région. Maintenant, ils disaient qu’ils avaient volé leur pain aux bûcherons du coin.
Sale rital. Combien de fois… Rentre chez toi ! Dans les villages proches quand il y descendait. T’as rien à faire ici ! Les avait-il entendus parler dans son dos… Sauvage ! Ou l’insulter à demi-mot ?
C’était risible mais ce n’était pas grave. C’est du mépris qu’il ressentait. Souvent, il était en colère. Il était plus français qu’eux. Même si eux ne le savaient pas. D’ailleurs, que savaient-ils ? Pas grand-chose. Et cette ignorance attisait leur méfiance et leurs craintes. Lui, il ne craignait rien.
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Mais eux, ils le craignaient lui. Très vite les insultes avaient disparu. Un seul regard et ils s’écartaient. Les choses changeaient. Rapidement des histoires avaient commencé à circuler. Qu’il en avait aidé certains, conseillé d’autres. Qu’il était puissant. Évidemment, les bénéficiaires de ses bonnes grâces n’aimaient pas en parler. On n’évoquait pas ces choses en pays de Chartreuse.
Jamais avec lui, jamais en public. Jamais le soir.
Il s’en foutait. Il s’en fout toujours. Il devait être solitaire. Il doit être seul. Regarde-les, avides, minables.
Très vite, ils étaient venus le trouver, dans le secret de son nouveau refuge. Ses vieux leviers se remettaient en place. Le tri s’effectuait. Certains étaient plus sûrs que d’autres. Mais la rumeur courait toujours. Sur ce qu’il faisait. Comment il y arrivait. Sur son argent.
Curieux. Envieux.
Sur Chinetta.
Elle se montrait peu, il ne voulait pas. Mais parfois il ne pouvait pas faire autrement que de la laisser descendre au village. Alors, les gens la voyaient, avec son ventre qui s’arrondissait au fil des semaines.
Une femme si jeune, déjà ? Et avec un homme comme lui ? Étaient-ils unis religieusement ? Ils n’en portaient pas les signes. Il portait d’autres signes. La marque au front.
Mal au ventre…
Une fois, la peur l’avait saisi, sans raison apparente. Il avait senti quelque chose. Quelqu’un. Il avait cherché et fait le tour de la scierie, sans rien trouver d’anormal. Longtemps. Minutieusement.
Mal à la tête…
L’angoisse ne le quittait pas, comme si quelqu’un l’observait lui, sans qu’il puisse le voir. Et ce n’était pas la première fois. Mais, c’était impossible !
Des couteaux dans la tête. Laissez-moi en paix !
Cette impuissance, cette vulnérabilité étaient intolérables.
Pavor corporis custos est.
Se calmer…
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Il avait dû se faire violence pour se calmer. Où était-elle ? C’est alors qu’il avait compris. Trop occupé à identifier une présence, il avait occulté les absences. Celle de la camionnette. Celle de la jeune femme. Chinetta. Elle n’était plus là.
Il était presque arrivé trop tard au village. C’était jour de marché, il y avait foule. Un groupe compact s’était formé autour de Chinetta et l’invectivait, toujours plus fort, toujours plus près. Ce qu’ils ne pouvaient lui faire à lui, parce qu’ils n’osaient pas, ils le lui feraient à elle. Laissez-la !
Dans cette plèbe haineuse, il avait reconnu des gens qu’il avait aidés. Il ne les oublierait plus. Il y avait cette femme également, celle qu’il avait déjà vue, il y a quelques semaines, à la foire de printemps de Saint-Pierre d’Entremont. La femme du notable. La clé. Elle l’avait vu aussi. C’est là qu’ils s’étaient reconnus, instinctivement, bien qu’ils ne se fussent jamais rencontrés auparavant.
Elle avait vu Chinetta aussi. Et elle l’avait prise pour une rivale. C’était elle qui avait excité la foule. C’était elle qui venait rôder, insaisissable, autour de la scierie. Ce lien entre eux la rendait invisible pour lui. Sur le moment.
Tu ne perds rien pour attendre. Tu vas me le payer. Je t’offrirai pour Lammas.
Chinetta était tombée au sol. Ils allaient la piétiner ! Elle allait la tuer.
À travers la foule, il avait perçu le cœur de la jeune femme qui battait à tout rompre. Trop fort, trop vite. Elle s’affolait. Son ventre. Le petit cœur. Il avait senti son propre cœur s’emballer à l’unisson. Elle ne pouvait pas le perdre, pas maintenant !
Il avait fallu qu’il intervienne. Alors, il s’était avancé et, devant sa colère révélée, tous s’étaient écartés.
Papa ! Non !
Longtemps, par la suite, il s’était reproché cet accès de panique passager. Il était en colère. Trop de monde. Trop d’attention. Trop vite.
Papa !
Pavor corporis custos est. Corpus carcer est et ars magica ab eo nos vindicat.
La phrase. Quand je suis seul, la nuit, et que les ombres arrivent dans la cour, je me la dis dans ma tête…
Pavor corporis custos est.
Elles viennent pour les enfants…
La peur est le gardien du corps.
C’est papa qui la répète tout le temps, quand il croit que j’entends pas. Je ferme les yeux.
Le corps est une prison et la magie nous en libère.
Je suis tout mouillé. Je transpire. J’ai froid. Je suis allongé dans mon lit, mais j’ai plus de couverture et il fait froid ici.
Je suis seul et j’ai peur. Je garde les yeux fermés.
J’ai peur parce qu’il y a quelqu’un avec moi, dans ma chambre. Je ne l’entends pas mais je le sens. Je crois que les ombres sont rentrées. Les gens méchants sont rentrés.
Je sais pas où est papa. Je force sur mes yeux. Je veux pas voir. Mais je la sens quand même, la personne. Je marmonne la phrase de papa, mais j’ai toujours peur. Où il est ?
J’ai froid. Faut que je trouve une couverture. Il faut que je regarde. Froid. Je sais pas si je peux. Je veux pas voir l’ombre.
De la lumière. C’est tout blanc. Je sais pas où je suis, mais j’ai froid ici. Je suis même pas couvert. Tout est blanc. Y a du bruit.
Je peux pas bouger, je suis emprisonné par des cordes qui me rentrent dans les bras. J’ai mal à la bouche. Je peux pas crier.
Je regarde partout. Je vois pas loin, pas bien. J’ai mal aux yeux, à cause de la lumière.
Y a une ombre.
Je vois l’ombre. Floue. Elle est toute noire dans la lumière. Elle bouge pas. Elle fait rien. Je savais qu’elle était là.
C’est pas une ombre. C’est un monsieur. Il a pas de cheveux.
Papa.
Il me regarde. Il est en colère. La marque sur son front est toute rouge. Papa, non ! Me tape pas !
Je vois plus rien. Il faut pas que je pleure, sinon papa va être encore plus énervé. Faut pas que je pleure.
Il bouge pas. Il me regarde. Il va me taper. Pourquoi il bouge pas ?
Il va me faire mal.
Il fait rien. Il dit rien. Ça y est, il s’approche. J’peux pas partir. Il va m’enfermer avec eux. Papa ! Non ! Me fais pas mal.
Il est au-dessus de moi. Il me regarde avec ses gros yeux. Je renifle. Je ferme mes yeux, pour plus pleurer. Ça coule sur mes joues. Me fais pas mal…
« Je t’avais dit de partir… »
J’entends sa voix. Ça vibre dans mes oreilles. La peur est le gardien du corps… Il crie.
« TU AS DÉSOBÉI ! »
J’ai mal aux oreilles. Le corps est une prison et la magie nous en libère. Il va me taper.
« Tu sais ce que ça veut dire. »
Me fais pas mal. Me laisse pas avec les gens. Pas les ombres avec leurs serpents… Je veux pas aller dans le noir avec eux.
« Quelle est la punition pour ça, hein ? C’est quoi ? DIS-LE-MOI ! »
Je le ferai plus. Je vais fermer les yeux. Très fort. J’te jure que je le ferai plus.
Il est parti.
Je suis seul et j’ai peur.