7

 

Marc avait mis un peu de temps

à localiser…

 

Marc avait mis un peu de temps à localiser la nouvelle chambre de Paul Grieux, dans l’unité 200, et à rejoindre Priscille, qui l’avait appelé pour lui signaler l’évolution de l’état de santé du motard.

Un peu trop de temps et toujours l’odeur. Pourquoi s’infligeait-il cette torture ? Il trouvait toujours un moyen de faire remonter à la surface ses émotions les plus noires. Les plus intimes. Comme s’il avait peur que le sentiment d’abandon qui l’habitait depuis toutes ces années ne le quitte. Cela, au moins, il ne voulait pas le perdre.

Il trouva la jeune femme en grande conversation avec le professeur Anjoras, le neurochirurgien qu’il avait lui-même rencontré quelques jours auparavant. Celui-ci expliquait que le patient se trouvait maintenant dans un état de coma semi-vigile. « Il réagit un peu aux injonctions du personnel médical, plutôt par des grognements… Sur le plan physique, ses actes sont très limités. Complètement dénués d’intentionnalité. Il ne répond que passivement aux exercices que nous… »

Marc se contenta d’un signe de tête en guise de bonjour, pour ne pas interrompre la conversation en cours. La nouvelle chambre de Paul Grieux permettait, comme la précédente, une observation depuis le couloir et le policier jeta un œil à l’intérieur pendant que le médecin poursuivait son exposé.

« … Surveillons les processus de déglutition. Souvent, avec les traumatisés crâniens, il peut y avoir des complications à ce niveau. Mais pour ce patient, l’évaluation ORL n’a rien révélé. Il n’y a pas de déficit neurovégétatif avéré. On ne devrait pas avoir trop de souci… »

Le patient avait les yeux ouverts et regardait le plafond. Surprenant, on aurait presque dit qu’il était réveillé et attendait qu’on vienne lui parler. À cela près qu’il ne réagissait absolument pas aux sollicitations de l’infirmière qui était en train de lui nettoyer le corps, bien qu’elle le soulevât et le retournât sans ménagement. Tout juste, en l’astiquant avec vigueur, faisait-elle attention aux sondes et aux tuyaux.

Le corps comme un objet. La distance. La froideur.

Tout cela l’avait scandalisé pendant le dernier séjour de sa mère à l’hôpital. Sans s’en rendre compte, Marc se mit à parler, un peu sec. « Sent-il ce qui lui arrive, là ? »

Le médecin se tourna vers lui, l’air agacé. « Il est à la frontière de ce que nous appelons le coma carus et le coma léger, il grogne parfois, et il bouge, de manière inadaptée, en réponse aux stimulations nociceptives que…

— Pardon ?

— Nociceptives… Des stimuli de douleur, si vous préférez. Quand on essaye de lui faire mal.

— Ah.

— Ce qui est surprenant dans son cas, c’est qu’il a aussi parlé, la nuit. Surtout depuis qu’il a ouvert les yeux. Les cas de verbalisation de ce genre sont rares.

— Parlé ? » Voilà qui intéressait plus le policier que le verbiage médical du chirurgien. « Qu’a-t-il dit ? » demanda-t-il sur un ton encore un peu vif, empressé.

Anjoras ne répondit pas immédiatement, il semblait dubitatif. « Rien d’intelligible. Mais les sons qu’il a produits avaient une structure cohérente, d’où mon emploi du verbe parler. » Il laissa passer quelques secondes. « Qu’est-ce qu’il y a avec ce patient ? Cela fait déjà deux fois que vous venez le voir. »

Marc ne dit rien, il fuyait le regard du professeur. Priscille se sentit obligée de se mêler de la discussion, pour lui éviter d’avoir à se justifier. « Rien de particulier. Nous sommes tous les deux intervenus sur son accident. Moi par obligation de service et mon collègue parce qu’il se trouvait sur les lieux. Nous n’avons pu mettre la main sur aucun des proches de M. Grieux pour le moment, alors, nous nous en préoccupons un peu… »

Le médecin acquiesça avec lenteur. « C’est dommage pour les proches. Il est toujours utile de les intégrer le plus tôt possible au processus de guérison. Il n’a aucun parent ? »

Ce fut au tour de Priscille d’hésiter. « Non… Enfin, si, sa mère. Mais quand je l’ai jointe au téléphone, elle n’a pas vraiment réagi aux nouvelles que je lui rapportais… Je me demande d’ailleurs si elle a bien compris ce que je lui annonçais. Toujours est-il qu’elle n’a pas souhaité se déplacer. »

Anjoras souffla en levant les yeux au ciel. Ce ne devait pas être le premier cas de ce genre qui se présentait à lui. Il leur apparut fatigué d’un seul coup.

Il allait ajouter quelque chose mais Marc le devança. « Merci, professeur, de nous avoir mis au courant. Donnez-nous de ses nouvelles si son état s’améliore.

— Très bien, je vous ferai signe.

— Tu viens, Priscille ? »

 

Priscille attendit d’être arrivée sur le parking pour interroger son collègue. « Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Rien. On avait fini, non ? »

La jeune femme ne répondit pas.

Après quelques secondes, Marc lâcha : « Je n’étais pas à l’aise, là-bas, c’est tout.

— J’ai vu.

— Non, ce n’est pas ce que tu crois, rien à voir avec Grieux. C’est juste que… Je n’aime pas trop les hostos. » Silence. « Je te ramène en ville ? »

Priscille regarda sa montre par réflexe. Il était près de dix-huit heures trente. L’hôpital était assez loin du centre et la perspective d’un retour en bus ne l’enchantait guère. À l’aller, elle y avait échappé en venant avec un des bleus du quatrième qui vivait dans la banlieue est et l’avait déposée au passage. La proposition de Marc tombait bien mais c’était vendredi soir et elle voulait éviter toute ambiguïté qui pourrait déboucher sur une situation embarrassante. Alors quoi, la voiture ? Le bus ? La voiture. « D’accord. »

Marc sourit, comme s’il avait compris ce qui s’était passé dans la tête de la jeune femme. « Par ici. » Il la guida jusqu’à sa Volvo. Bobosse les attendait, assis sur la banquette arrière, la langue pendante. Il aboya lorsqu’il les vit s’approcher.

Priscille ne put s’empêcher de rire du spectacle. La voiture de Marc, recherchée et rutilante à l’extérieur, et son chien, grotesque, qui avait maculé les vitres de bave.

« Quoi ?

— Rien… J’avais oublié.

— Oublié quoi ?

— Le Launay style.

 Et c’est censé vouloir dire quoi, ça ? »

La jeune femme ne répondit pas et se contenta d’attendre qu’il entre puis déverrouille la portière côté passager.

« Où est-ce que je t’emmène ? » demanda Marc, une fois que Priscille se fut assise.

« Rue du Plat. »

Marc sortit du parking et s’engagea sur le boulevard Pinel, pour rejoindre la grande artère est-ouest qui les conduirait tout droit chez Priscille, sur la Presqu’île.

Après quelques minutes de trajet silencieux, Marc alluma la radio, pour meubler l’absence de conversation ou couvrir les halètements bruyants de Bobosse. Ou les deux. La voix d’un animateur de Couleur 3 emplit le champ sonore et annonça le groupe Placebo.

Il s’était mis à pleuvoir légèrement. Priscille, bercée par la fatigue de la journée et la conduite au ralenti de Marc — ils étaient coincés dans un embouteillage — se laissa hypnotiser par les halos des lumières artificielles du soir. Ils suivaient des tracés aléatoires, déformés et flous, à cause des gouttes de pluie qui ruisselaient sur la vitre de sa portière. Marc avait monté le chauffage et mis la soufflerie pour éviter la buée. Cela créait une atmosphère douce et agréable. Il ne disait toujours rien. Que s’était-il passé à l’hôpital ?

Priscille fut tentée de se laisser aller à une légère somnolence mais, sur ses gardes, préféra essayer de se réveiller. Elle se redressa sur son siège et, discrètement, se mit à observer son collègue. Il semblait éreinté. Soucieux. De profondes cernes marquaient le dessous de ses yeux noirs, et ses traits, plutôt anguleux, paraissaient encore plus creusés qu’à l’habitude. Il restait malgré tout séduisant, avec son menton prononcé, rehaussé d’une fossette, et ses cheveux bruns coupés très court.

« À quoi penses-tu ? » Il avait dû sentir son regard.

« À rien de spécial. Ou plutôt si… À Paul Grieux. » Menteuse.

Marc hocha la tête. « Et alors ?

— Je crois qu’on se prend la tête pour rien. Enfin, surtout toi. Et je me demande pourquoi.

— Tu es bien sûre ?

— Oui. Enfin… » Priscille hésita. « Je crois.

— Y a rien qui te gêne dans cette histoire ?

— Si tu veux parler du départ de la fille, non, ça ne me gêne pas plus que ça. À en croire ses proches… Tu m’as même dit que des effets personnels manquaient. Et puis, l’appart’ pas fermé le soir de l’accident, ça ne veut pas dire grand-chose. »

Leur voiture changea de file pour se faufiler dans la circulation un peu dense du début de soirée. Ils avaient presque atteint l’avenue de Saxe, plus proche du centre, et le trafic avait augmenté. Après un dernier coup d’œil dans son rétroviseur, Marc reprit le fil de la conversation. « Et les taches de gras ? La bouteille ? »

Priscille haussa les épaules. Elle réfléchit un peu avant d’ajouter : « Pour être tout à fait honnête, le seul truc qui me chiffonne vraiment, c’est cette histoire de fringues.

— Quelles fringues ?

— Les fringues de mec. Celles de Paul Grieux, logiquement… Tu m’as bien dit qu’il y avait un sac avec des vêtements d’homme dans l’un des placards, non ? Un seul sac ? »

Marc hocha la tête.

« Eh bien, je trouve que c’est bizarre qu’il n’y en ait pas eu plus.

— Pourquoi ? Ils étaient séparés depuis deux mois. Il a eu tout le temps qu’il fallait pour emporter ses affaires ailleurs.

— Justement. C’est bien ça qui me chiffonne. Où elles sont, ses autres affaires ? Je le trouve particulièrement discret, ce type. On ne sait pas grand-chose de lui, finalement, à part son pedigree chez nous. Et moi, si je veux boucler son dossier et passer à autre chose, il va bien falloir que je le cerne un peu mieux.

— Je n’avais pas pensé à ça. Maintenant que tu me le dis, c’est vrai que j’ai toujours pensé que cet appart’ était vraiment arrangé comme un truc de fille qui a l’habitude de vivre seule. À croire que même lorsqu’ils étaient ensemble, il n’a amené aucune touche personnelle. »

La jeune femme acquiesça. « Problème, l’adresse de Madeleine est la seule que nous ayons pour Paul Grieux. Enfin presque… J’ai commencé à me renseigner de mon côté, via la carte grise de sa moto. Le véhicule appartient à une entreprise qui n’est pas enregistrée au Greffe du Tribunal de commerce de Lyon.

— Ah ? Tu as eu une autre adresse, alors ? On va pouvoir aller voir ?

— Non, pas encore. Je suis tombée sur une société de domiciliation. » Puis : « Je n’ai pas encore appelé. La semaine prochaine, peut-être, mais je… » Priscille hésita.

« Quoi ?

— Je me demande si tout cela en vaut bien la peine. Enfin, je veux dire, pourquoi on continue ? Il n’a rien fait, ce mec, à part se vautrer en moto. Et on s’interroge sur lui comme si c’était un vulgaire criminel. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on a ?

— Tu veux dire à part le fait que quelqu’un a déjà déposé plainte contre lui ? » Marc laissa passer quelques instants. « Au fait, tu ne m’as pas dit comment ça s’était passé l’autre jour, avec le retraité.

— Bien. » La jeune femme se remémora son entrevue avec Victor Grandrivière. « Mais il n’y avait pas grand-chose à en tirer. » Elle expliqua à Marc ce que lui avait dit l’ancien policier. « On va tout de même pas se mettre à harceler un type dans le coma sous prétexte qu’il a fait mauvaise impression à un vieux flic et qu’il tenait une librairie bizarroïde. » Elle fit une pause. « En tout cas, moi, j’ai autre chose à faire. »

Marc ne répondit pas immédiatement, il semblait perdu dans ses réflexions. Il ne reprit la parole qu’après un petit moment, alors qu’ils franchissaient enfin le pont de la Guillotière. « Tu as sans doute raison… Je dois avouer que, pour moi aussi, c’est pas la joie en ce moment.

— Beaucoup d’affaires ?

— Pas vraiment plus que d’habitude, mais mon groupe est en sous-effectif et j’ai appris aujourd’hui que je me tapais un renfort sur un dispositif à partir de la semaine prochaine. On va compléter une surveillance sur Tassin. La nuit. Comme si on avait que ça à foutre. »

Ils remontaient maintenant le long de la place Bellecour et arrivaient à proximité de chez Priscille. Elle prit les devants. « Laisse-moi au feu. Pas la peine de faire le tour.

— Ch’uis pas pressé, j’ai rien de prévu ce soir. »

Aïe.

Marc gardait les yeux sur la route. Il tourna sur les quais de Saône, pour rejoindre le début de la rue du Plat qui suivait une trajectoire parallèle à celle de la rivière, mais dans le sens inverse du leur.

La jeune femme lui fit prendre la première à gauche. Son immeuble se trouvait dans la portion de la rue située derrière la place. Parvenu, sur ses indications, devant le bon numéro, Marc se gara sur le trottoir.

Silence.

Ils y étaient arrivés, à la situation embarrassante. Même Bobosse ne faisait plus de bruit. Priscille pensa qu’il fallait qu’elle dise quelque chose mais elle n’en eut pas le temps.

« T’as pas envie d’aller boire un verre quelque part ? » Marc avait lâché ça d’une seule traite, comme s’il avait attendu d’amasser assez de force pour se lancer.

Cela surprit la jeune femme qui ne sut pas immédiatement quoi répondre. « Je…

— Pas longtemps, juste pour décompresser un peu.

— C’est que… » Non, pas par là. « Comment va ta copine ? » Ouais, ça c’était mieux. Pas diplomate, mais mieux.

Second silence. Cela devenait une habitude.

Marc regardait devant lui, comme absorbé par les gouttes de pluie qui s’accumulaient sur le pare-brise. Pourquoi lui parlait-elle de son ex ? « C’est fini.

— Oh… Désolée.

— Pas de problème… » Vraiment ? « Ça fait longtemps. On s’est séparés en mars. » Il se tourna vers Priscille en souriant.

Un peu crispé quand même, le sourire. « T’as eu des nouvelles ?

— Pas trop, je sais juste qu’elle s’est remise avec son ex. Elle a dû trouver que c’était plus pratique. Aucun danger de ce côté-là. Il a même dû être très content de la voir revenir. »

Priscille comprit, au ton amer de son interlocuteur, qu’il valait mieux en rester là. Elle n’avait aucune envie de se mêler des problèmes de cœur de qui que ce soit. Qu’est-ce qui lui avait pris de poser ces questions, alors ? Déjà que ses propres histoires lui prenaient la tête. « Je crois que je vais y aller, je suis naze. On verra une autre fois pour le verre. » Elle ouvrit sa portière. « Merci de m’avoir raccompagnée. » Et sortit.

Marc regarda la jeune femme s’éloigner sous la pluie et entrer dans son immeuble. Il se sentait lourdingue. Quel besoin avait-il eu de s’étendre sur le passé, une fois de plus ? D’un autre côté, c’est elle qui en avait parlé en premier. Et posé les questions. Mouais. Au moins les choses étaient claires de ce côté-là, c’était mort. Boulot-boulot, point barre !

Il resta un long moment immobile, incapable de bouger, à observer les gens qui, pressés par les éléments peu cléments, allaient et venaient d’un pas rapide dans la rue, têtes baissées. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui tout de suite.

Combien de temps demeura-t-il ainsi, les yeux dans le vague ? Longtemps. Trop longtemps. Et cela lui arrivait souvent depuis le mois de mars. Non, cela avait commencé avant. Bien avant de rencontrer son ex.

Son portable se mit à vibrer. Il l’attrapa et vit que l’horloge de l’appareil affichait huit heures et demie. Dehors, il n’y avait presque plus aucun mouvement et, derrière lui, Bobosse dormait. Entre chien et loup. D’ici une heure cependant, l’activité urbaine reprendrait. On était vendredi après tout, jour de sortie, s’il en est. Un jour pour se détendre, être sociable. Le téléphone de Marc continuait à s’agiter dans sa main. C’était Priscille qui l’appelait.

« Launay. »

Tu es bien rentré ?

Silence.

« Ouais. » Machinalement, il se pencha et regarda le siège passager. « Tu as oublié quelque chose ? »

Non, mais… Enfin voilà, je voudrais aller voir la mère de Paul Grieux ce week-end… Demain en fait.

« Pourquoi ça ? »

Juste pour être sûre qu’elle a bien tout compris pour son fils… Et puis, comme j’ai envie de changer d’air, je me suis dit que… La Chartreuse, c’est sympa…

Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Je me demandais si ça te dirait de venir avec moi ?

Malgré la surprise, Marc n’eut aucune hésitation « Why not ? Ça marche pour moi. Je passe te prendre vers neuf heures ? Si tout va bien, on y sera bien avant midi. On aura un peu de temps pour profiter du coin. »

O.K. À demain.