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Autre journée. Autre fin de journée…

 

Autre journée. Autre fin de journée. Marc achevait une longue promenade qui l’avait fait dériver presque jusqu’en bas des pentes de la Croix-Rousse, par un circuit de traboules, avant de remonter vers le Plateau. À ses côtés, Bobosse tirait la langue, épuisé par leur dernière ascension, des escaliers raides et étroits.

Le policier sourit. La petite marche lui avait fait du bien. Après deux jours et presque une nuit passés à suer sur des conneries administratives, des vérifications de PV1 et des synthèses criminelles en souffrance, il avait décidé de quitter Marius Berliet plus tôt, pour prendre l’air.

Il était temps de rentrer. Son chien n’appréciait pas l’exercice autant que lui. Son chien. Il le regarda. Leur chien, conséquence d’un besoin urgent de compagnie de son ex. Cela n’avait pas suffi. Elle était quand même partie. Dire qu’ils étaient allés à la SPA pour chercher un chat.

Marc caressa affectueusement la tête de Bobosse puis tira légèrement sur sa laisse, pour le relever. Il se remit en marche et traversa le boulevard de la Croix-Rousse, au niveau de la rue Tabareau. Ce n’était pas le chemin le plus direct pour rentrer chez lui mais ses pas semblaient vouloir le ramener vers l’appartement de Madeleine Castinel. Comme ses pensées. Non pas qu’il y eût matière à être vraiment intrigué mais depuis qu’il était venu ici, la jeune femme absente était là, dans sa tête. Une porte, ouverte. Pas continuellement, mais cela revenait, sans crier gare. Une petite bouteille, par terre. À la surface de sa conscience, pas trop souvent, juste de temps en temps. Des petites négligences dans un environnement stable et ordonné. Un visage régulier et souriant, encadré de cheveux blonds. Comme son ex. Presque. Il n’aimait pas cette porte ouverte, ni la bouteille par terre, toutes ces petites négligences.

Il longea la place en direction du 3, se demandant quand même ce qu’il foutait là. Cette histoire n’était pas son problème. Il avait autre chose à faire que de se préoccuper d’accidents de la circulation. Il aurait pu — aurait dû ? — appeler Priscille, pour lui demander s’il y avait eu du nouveau, si la copine de l’accidenté s’était manifestée. Cela lui aurait donné une occasion de bavarder, de reprendre contact en douceur. Un collègue qui s’inquiète juste de savoir s’il a bien fait les choses.

Mouais, tu parles…

Arrivé devant la porte de l’immeuble, il hésita et regarda autour de lui. Comme l’autre fois, pour tirer encore un peu parti de la douceur de la saison qui se prolongeait, quelques vieux du quartier jouaient aux boules.

Marc s’apprêtait à rentrer quand une voix tomba du ciel.

« Vous êtes revenu ? »

C’était l’homme qui lui avait ouvert la porte à sa première visite. Jamais loin de sa fenêtre apparemment. Grande curieuse ou amateur de pétanque. Ou les deux.

Marc hocha la tête en silence.

« Elle a des soucis, la petite Castinel ? »

Grande curieuse. Le policier renonça à faire une remarque et se contenta de hausser les épaules. « Elle, non.

— Le motard alors ? »

De la pire espèce. Tant mieux. « C’est ça. L’autre soir, je suis venu donner de ses nouvelles, mais il n’y avait personne.

— Des nouvelles ? Il a eu un problème ? »

Marc acquiesça. « Un accident. »

Il y eut un silence de quelques secondes, puis le voisin lâcha : « Bon débarras. » Nouvelle pause. « Remarquez, on le voyait déjà plus beaucoup ces derniers temps. »

Il marmonna autre chose, que Marc comprit comme en plus, il était trop vieux pour elle. Il s’était penché vers Bobosse, pour le caresser, feignant d’être peu intéressé par la conversation. En fait, il attendait juste que son interlocuteur, qui avait visiblement envie de parler, lui en livre un peu plus. Il était inutile de trop le presser. Des questions auraient pu lui remettre en tête que Marc était flic et les gens se méfient toujours des flics.

« Ça n’allait pas entre eux. Ils se disputaient souvent. Et ils y allaient pas avec le dos de la cuiller ! Même que la dernière fois, tout l’immeuble les a entendus dans l’escalier.

— Y a longtemps ?

— Quelques semaines. » L’homme secoua la tête, il semblait déplorer ce manque de discrétion. Un comble.

Marc ne répondit pas et acquiesça de manière quasi imperceptible, un léger encouragement.

« Aucun respect… Remarquez, la petite, le lendemain, elle a mis un mot d’excuse dans le hall. Elle est bien, cette gamine.

— Pas lui ? »

L’homme dévisagea Marc un instant sans rien dire. Il venait visiblement de se rappeler à qui il avait affaire. « Bah, j’en sais rien, en fait. Il parlait jamais. Ni bonjour, ni merde, alors… Et puis, c’est comme j’vous dis, à part l’autre jour, quand vous êtes venu, on le voyait plus trop. Elle lui avait demandé de ne pas revenir le soir où ça a gueulé.

— Il était là, alors, avant que je vienne ?

— Ouais. » Hésitation. « Plus tôt. » Pause. « Et il est pas resté trop longtemps. Le Bigdil’ avait déjà commencé quand j’ai entendu sa bécane se pointer. Et il a refait du barouf en démarrant, juste après le journal télé.

— TF1 ou France 2 ? »

L’homme ne réagit pas immédiatement, surpris par la question.

« TF1. » Puis : « Ils disent moins de conneries. Y sont pas aux ordres. »

Sans commentaire.

« Vous pouvez me redonner le code ? Je vais essayer de parler à Mlle Castinel.

— Ça sert à rien, elle est pas là.

— Vous êtes sûr ? Elle a pu rentrer sans que vous la voyiez. »

L’homme leva les yeux au ciel, comme pour souligner la bêtise de ce que Marc venait de dire. Il grommela quelque chose à propos des poulets qui avaient rien de mieux à foutre et qui feraient mieux d’écouter les bons citoyens.

« Alors ?

— 17B89 ! » Puis, plus bas, mais pas assez : « Tu devrais l’savoir, l’a pas changé… »

Marc sourit. « Trop p’tite tête, les poulets. » Puis : « Merci et… Bonsoir. » Sans attendre la réaction, il franchit la porte d’entrée. Tout juste entendit-il une fenêtre se fermer sans ménagement au-dessus de lui.

Il avança jusqu’à l’interphone et sonna. Pas de réponse. Il essaya de nouveau. Toujours rien. Le voisin avait raison, il n’y avait personne. Marc resta un long moment à contempler le nom de Madeleine Castinel inscrit à côté du bouton de la sonnette, l’esprit vide. Puis il secoua la tête et revint à la réalité. La jeune femme avait dû sortir pour la soirée.

Quant à lui, il était fatigué et il avait faim.

 

Je suis à la fenêtre.

Je regarde dehors. La nuit arrive et j’attends que Papa rentre.

Je dois rester dedans, pas sortir. Alors je surveille. Je garde. Tout seul, comme un grand, pour qu’il soit fier de moi.

C’est souvent que je suis tout seul. Même si c’est pas vrai ce soir. Je la sens derrière moi. Maman. Cette dame qui est toujours énervée et qui fait beaucoup de bruit pour tout préparer. Elle fait du boucan avec les assiettes.

Elle m’aime pas. Je dois être son fils mais elle m’aime pas.

Mais elle doit s’occuper de moi quand même. C’est papa qui lui a dit. Yvette, je l’appelle. Elle aime pas quand je l’appelle comme ça et pas maman. Parce que ça met papa en colère.

Et elle, elle a la trouille quand il est en colère.

Mais je l’aime pas. Elle essaie toujours de faire comme si c’était pas vrai, comme si j’étais pas là.

Moi aussi.

Comme là, je fais semblant de rien et je regarde dehors. Mais y a plus personne pour l’instant. Y a des gens qui sont arrivés, tout à l’heure. J’ai ouvert la porte, super vite, et pis j’ai crié, comme papa m’a dit. Et pis j’ai refermé la porte.

Et pis j’ai surveillé par la fenêtre.

Les gens, se sont approchés du grand hangar, là où j’ai pas le droit d’aller parce que c’est dangereux. Papa dit que je pourrais me faire couper un bras sur une des machines pour le bois.

Mais eux ils y vont tout le temps. Ils vont dans la grande cave, sous les machines.

Y sont entrés et j’ai vu papa de loin. Il était presque tout dans le noir mais je suis sûr que c’était lui. Il est plus grand que les autres et pis, sa tête, elle brillait.

Et pis quand il a parlé, il leur a fait peur. Ça se voyait. C’est à cause de sa grosse voix. Je le sais même si j’ai pas pu entendre, à cause d’Yvette.

Je suis sûr qu’elle le dirait à papa, si j’écoutais. Et il me gronderait. J’aime pas ça quand il gronde. Ça me fait peur. Il tourne en rond, il casse tout. Et pis après, il va se mettre dans un coin et il marmonne. Il parle à des gens qui sont même pas là.

Des fois, quand Yvette est partie, j’ouvre la fenêtre et j’écoute. Comme y a souvent des gens qui viennent voir papa et lui parler, c’est facile. Et pis, c’est amusant de faire gaffe à pas se faire voir.

Tous ces gens y sont du coin, même si y en a qui viennent de villages loin. Y sont un peu cons, comme dit papa. Les Vos-doigts il les appelle. Si, c’est ce qu’il dit, n’empêche… C’est parce qu’ils doivent se les foutre dans le nez tout le temps et il aime pas ça, papa. Moi, quand je le fais, il me gronde.

Je suis à la fenêtre et je regarde dehors.

Yvette, pas maman, est sortie et je suis encore tout seul. Elle est allée voir papa. Je m’ennuie. C’est pour ça que je regarde dehors. J’aimerais bien sortir, mais papa veut pas, pas quand il y a les gens.

Ils doivent pas me voir et je dois pas leur parler.

Papa dit qu’ils sont méchants. Pourtant, des fois, y en a qui viennent jusqu’à la fenêtre, surtout des vieilles. Et elles ont l’air gentilles. Elles me parlent, elles laissent des bonbons pour moi dehors. Mais papa il leur crie dessus quand il les voit.

Et il leur fait peur. Ça se voit. Alors maintenant, j’attends qu’ils repartent pour attraper mes cadeaux.

Il fait noir et je vois plus rien dehors.

Mais je reste à la fenêtre. Sur la table, Yvette a servi à manger. De toute façon j’ai pas faim et je m’en fiche de manger froid. Je mange toujours froid, j’aime pas quand c’est trop chaud.

Je sais ce que ça veut dire en plus. Que papa, il va rentrer tard, quand je serai au lit.

Mais moi je vais rester debout. Des fois, j’y arrive, même quand il revient au milieu de la nuit. Je fais semblant de dormir sur la chaise, quand il rentre. Comme ça il me porte. J’aime bien quand papa me porte.

Parce qu’il me manque. Je l’aime mon papa.


1 Procès verbaux.