Marc n’aurait pas dû être là. C’était une connerie et il le savait. Mais, avec la fatigue qu’il éprouvait après sa dernière nuit de veille, et à cause de tout le reste, il n’avait pas trouvé la force de résister très longtemps.
Il n’avait même pas essayé.
Le Café de l’Université était calme. Deux tables proches de la sienne étaient occupées par des étudiants des facs voisines. Derrière son comptoir, le barman discutait avec un vieux du quartier. Marc attendait, concentré sur la musique indigeste qui disputait le titre de meilleur fond sonore au ronron atténué de la circulation des quais du Rhône.
Elle n’allait plus tarder. Elle était un peu en retard mais elle ne manquerait pas le rendez-vous. Il en aurait mis sa main au feu. Il l’avait appelée à cause d’hier, parce qu’il avait été déçu de ne rien découvrir chez Paul Grieux, à part un bel appartement plein de vide. Le même genre de vide que chez lui, celui de l’absence, de l’abandon.
Déçu ?
Ça ne tournait vraiment pas rond dans sa tête. Aurait-il préféré trouver le cadavre de Madeleine Castinel ? Bien sûr que non. Il aurait juste aimé avoir raison, cette fois encore. C’était tout. Il aimait ça. Peut-être trop.
Elle était la seule personne qui pouvait éventuellement lui donner un peu de grain à moudre maintenant. C’est pour cela qu’il avait repris contact avec elle. C’est du moins ce qu’il voulait croire. C’était plus gratifiant que de penser qu’il avait cédé à une certaine facilité, parce qu’il en avait marre du reste.
Tout le monde se redressa quand Doriane entra dans le bar. Une vague d’énergie passa sur l’assemblée, positive ou négative, selon qu’ils étaient fille ou garçon. Ses jambes interminables, fuselées dans un pantalon de cuir noir, lui firent traverser la salle en quelques pas aériens. Elle s’assit en face de lui sans lui demander son avis, avec une négligence calculée et déjà chargée de signification. « Salut. Désolée d’être en retard. »
Trop facile.
Marc observa discrètement les réactions des uns et des autres, déformation professionnelle. En l’occurrence, cela lui évitait surtout d’avoir à fixer Doriane dans les yeux. « Je n’ai pas beaucoup de temps. »
Tous les regards étaient braqués sur eux, sur lui, incrédules. Comment c’est possible, hein ? Il ne put réprimer une petite pointe d’orgueil masculin mal placé. Eh oui, les gars, elle est avec moi.
La jeune femme acheva de retirer son blouson. « Ça commence mal, ce rendez-vous. » Elle portait un pull qui moulait une poitrine haute et bien proportionnée.
Le boulot, Marc, juste le boulot. « Ce n’est pas un rendez-vous. »
Sans rien répondre, elle dégagea ses longs cheveux blonds de derrière son dos. Ils tombèrent avec harmonie de part et d’autre de son visage. Le cadre idéal pour mettre en valeur le sourire que lui adressait une bouche large et parfaitement dessinée.
Rester pro. « Je voudrais vous parler de Madeleine.
— Encore ? » Doriane le dévisagea, agacée. « Je n’ai pas eu de nouvelles. »
T’es bien obligé de les regarder, maintenant, ses trucs bleus. Comment tu vas éviter de tomber dedans ? « Et ça ne vous semble toujours pas… ennuyeux ? »
La jeune femme haussa les épaules. « Je lui ai laissé un autre message sur son portable mais elle ne m’a pas rappelée. » Voyant qu’il allait dire quelque chose, elle enchaîna : « Il est toujours éteint, ces jours-ci.
— Est-ce normal ?
— Quoi donc ? » Doriane paraissait un peu agacée par ces questions.
« Qu’elle coupe son téléphone comme ça. Qu’elle ne rappelle pas. Surtout vous. Après tout, vous êtes sa meilleure amie, non ?
— Oui. Pour les trois. Mais ça m’arrive aussi de couper… » On aurait dit qu’elle essayait de se mettre sur le même plan que Madeleine. « Même si je ne suis pas aussi sauvage que Madeleine.
— Qu’est-ce que je vous sers ? » Le barman s’était matérialisé à côté de leur table. Il n’avait pas réagi aussi vite pour Marc, tout à l’heure. Il ne s’était même pas déplacé, d’ailleurs. L’égalité des sexes avait encore du chemin à faire.
« Un café. »
L’homme ne prit même pas la peine de demander au policier s’il voulait autre chose et repartit vers le bar.
— Vous en avez pensé quoi ?
— Rien de particulier. Que je la dérangeais. Elle tient un restaurant ? »
Doriane acquiesça. « Oui. À Bordeaux.
— La famille est de là-bas ?
— Seulement le beau-père de Madeleine.
— Elle m’a dit que vous aviez appelé. »
La jeune femme baissa la tête. La génitrice de Madeleine avait dû lui dire de se mêler de ses affaires, à elle aussi. Probablement pas très gentiment.
Le barman revint à leur table pour servir l’expresso commandé. Il remarqua la mine déconfite de l’interlocutrice de Marc et jeta à ce dernier un regard courroucé.
Le policier poursuivit. « Qu’en pense le père de Madeleine ? »
Hésitation. « Elle ne connaît pas son père… Elle ne l’a jamais vu. Elle m’a expliqué qu’il avait quitté sa mère juste avant sa naissance.
— Ah… Et le beau-père ?
— Il est cool. Trop peut-être. Il veut toujours bien faire.
— Madeleine s’entend bien avec lui ?
— Assez. Enfin, je crois. » Puis : « Mais ce n’est pas comme si c’était son vrai père. »
Cette absence paternelle expliquait peut-être beaucoup de choses. Était-il possible que Mme Mercœur rejette inconsciemment cette fille encombrante, symbole vivant d’un échec personnel, d’une relation sans lendemain ? Il comprenait bien ce type de réaction. Trop bien. Il en avait souffert lui aussi.
D’un autre côté, Madeleine avait peut-être du mal à accepter cette nouvelle pseudo-famille. De là à dire qu’elle fuyait… « Le jour où nous nous sommes rencontrés, vous m’avez dit que ce n’était pas la première fois que Madeleine disparaissait. Elle a déjà fait des fugues avant ? »
Doriane réfléchit pendant quelques secondes avant de répondre. Elle se demandait sans doute si elle pouvait trahir les secrets de son amie. Après tout, il n’y avait aucune raison de le faire. Ou de ne pas le faire. Elle se lança. « Pas vraiment, non. Avant de rencontrer Paul, elle s’était déjà barrée une fois avec un autre garçon, sans rien dire à personne. Elle venait d’avoir dix-huit ans et ça avait duré huit jours. C’était pour tester sa mère, je crois. » Elle but une gorgée de café.
« Tester sa mère ?
— Ouais. Pour voir jusqu’où elle s’en tiendrait à ses principes. Elle met tellement en avant le fait qu’elle est libre. Elles jouent toutes les deux à ce petit jeu depuis trop longtemps. L’une parle de liberté, de s’assumer, de voir par soi-même, sans préjugés, ce genre de choses. Et l’autre la prend au mot, et voit jusqu’où elle peut aller.
— Rien d’autre ? »
La jeune femme regardait dans le fond de sa tasse. « Bof, Madeleine n’appelle jamais ses parents, elle attend que ce soit sa mère qui le fasse. Et puis elle note la date. Pour voir si elle bat ses propres records.
— Ses records ?
— Si elle met de plus en plus de temps à se manifester. Elle dit toujours que tant qu’elle reçoit du fric, c’est que tout va bien, que ce n’est pas la peine de s’inquiéter.
— Pas très sain, comme relation. »
Doriane hocha la tête. « Madeleine ne réalise pas la chance qu’elle a, d’avoir une mère aussi cool. Moi la mienne, elle est toujours sur mon dos. Elle ne me lâche jamais. C’est un peu lourd des fois. »
Marc sourit sans s’en rendre compte.
« Que… Qu’est-ce qui vous fait rire comme ça ? » demanda la jeune femme, sur la défensive.
Il la rassura. « Rien. C’est juste que j’ai eu l’impression d’entendre l’une de mes collègues.
— Celle avec qui vous étiez l’autre jour ? »
Le policier hocha la tête.
« Elle est jolie. Vous sortez avec ?
— Moi ? » Drôle de question. « Bien sûr que non ! C’est vraiment une idée stupide. Je ne vois pas ce qui… » Alors, arrête-toi là.
« Elle, elle en a envie.
— Je crois que vous vous faites des idées. » C’était une réponse qui en valait une autre.
Doriane se contenta de pencher la tête sur le côté en lui lançant un demi-sourire. « Pas sûr.
— On verra bien. »
Un silence chargé s’abattit sur eux. Ils se défièrent du regard un long moment et ce fut le policier qui rompit le contact en premier, mal à l’aise. Le monde extérieur était subitement redevenu très intéressant. Leur entrevue traînait en longueur. Elle n’aurait pas dû se passer comme ça. Une réflexion en amenant une autre, il réalisa que Mancuso n’était toujours pas arrivé.
« Il y a un problème ?
— Non, rien. J’attends des collègues. Il va bientôt falloir que je parte.
— Dommage.
— On a encore un peu de temps. Revenons à Madeleine, si vous le voulez bien. » Il ne fallait surtout pas s’égarer. Recentrer la conversation sur le problème qui le préoccupait. Il n’avait toujours rien appris qui pourrait donner raison à la petite vibration instinctive qui lui faisait envisager le pire.
Mais Doriane ne voulait pas bien. « Je ne vous en ai pas encore dit assez ? Parlons de vous. »
Marc n’était pas là pour discuter de ce genre de choses et il cherchait une réponse diplomatique quand son portable se mit à vibrer dans sa poche. « Excusez-moi une seconde. » Puis : « Launay. »
Il écouta Mancuso lui annoncer qu’il arrivait, puis se retourna vers la jeune femme en raccrochant. « Et voilà. Désolé, il va falloir que j’y aille. »
Elle le regarda sans rien dire ni rien laisser paraître.
« Juste une dernière question… »
Toujours pas de réaction.
« Paul Grieux. Vous ne pouvez rien me raconter sur lui ? »
Doriane attendit encore quelques secondes avant de répondre. « Je vous l’ai déjà dit, je ne l’ai vu qu’une fois, de loin. La seule chose que je sais, c’est que je ne l’aime pas. Ses yeux… Ils sont froids et… Je ne sais pas comment dire… Blasés, sans étincelle. Comme morts.
— Et Madeleine ne vous en a vraiment jamais parlé ?
— Non. Pas jusqu’à ce que les choses commencent à aller mal entre eux. Elle gardait le secret, elle le lui avait promis. Et comme elle l’aimait…
— Suffisamment pour accepter qu’il habite officiellement chez elle ?
— Comment ça ?
— Tous les papiers de Paul Grieux renvoient à l’adresse de votre copine. C’est comme ça qu’on a trouvé son appartement. Il y avait même son nom sur la boîte aux lettres de Madeleine.
— La boîte, j’avais vu, mais elle ne m’avait jamais parlé du reste. Je ne suis pas sûre qu’elle ait été au courant.
— Pourquoi ont-ils rompu ? Vous le savez ? »
Hochement de tête. « Un jour, il s’est pointé en parlant d’avoir un enfant. Et puis, il en a reparlé. Une fois, puis une autre.
— Madeleine n’était pas d’accord ?
— Si, c’est ça le pire. Mais pas tout de suite. Elle trouvait que c’était un peu tôt. »
Marc secoua la tête. « Je ne vois pas où est le problème alors.
— Pour Paul, ça a viré à l’obsession. Il en parlait tout le temps. Il voulait un gosse sans attendre. C’était comme un caprice. Madeleine a craqué parce que ça lui a fait peur. Elle a commencé à parler de faire une pause mais, comme il ne comprenait pas et la poussait à bout, elle a fini par lui dire que c’était fini.
— Et il n’a pas aimé ?
— Non. Il venait sans cesse l’emmerder chez elle. Souvent, il était bourré. C’est pour ça que j’ai pu le voir. Un soir, Madeleine m’a appelée pour que je la rejoigne. Elle en avait marre et elle avait la trouille. Il est passé. On a entendu sa bécane arriver, en bas, et je me suis mise à la fenêtre. Il m’a vue et je peux vous dire que je n’ai pas aimé la manière dont il m’a dévisagée. »
Le policier, qui avait observé Doriane pendant qu’elle racontait son histoire, n’en doutait pas une seconde. Pour la première fois depuis le début de leur entretien, elle avait regardé ailleurs en lui parlant. Les traits de son visage s’étaient même un peu crispés vers la fin de son récit. Elle ne disait plus rien maintenant.
Marc posa trois euros sur la table, pour payer leurs cafés. Il venait d’apercevoir la voiture du groupe qui se garait devant le bar.
« On se reverra ? » Il n’y avait plus aucune assurance dans la voix de la jeune femme.
Il hésita à répondre. « Je ne sais pas… Je… J’ai beaucoup de boulot en ce moment. » Pour sortir une excuse aussi bidon à une fille comme ça, il ne devait pas être dans son état normal. Raison de plus pour sortir au plus vite, sur un dernier sourire de façade faussement décontracté.
Il se sentait bien. Il goûtait le calme du lieu. Cela le reposait, il en avait besoin. Pourquoi était-il revenu ici ? Pour essayer de comprendre un peu mieux. Peut-être aurait-il dû en parler à Priscille, et surtout, ne pas revenir sans elle.
Mais il était là maintenant, alors…
Marc, assis dans l’immense canapé du salon de Paul Grieux, regardait dehors par les fenêtres. On ne voyait rien dans la cour qui était plongée dans l’obscurité. Il faisait nuit. Il reporta son regard vers la cheminée.
La poupée était là, comme l’autre fois, et elle paraissait le dévisager avec ses grands yeux espiègles. Elle était magnifique. Il resta un long moment à l’observer, dans le silence de l’appartement, l’esprit agité de sentiments contradictoires, son bien-être à peine dérangé par une envie irrépressible de la tenir. Il allait la prendre avec lui. Il devait la garder pour lui. Il ne voulait pas la laisser à Paul Grieux, il n’en était pas question. Il n’était pas normal que ce soit lui qui l’ait.
La colère monta en lui, puis reflua, repoussée par la beauté du petit personnage de chiffon rouge. Il se mit à sourire malgré lui. Une douce chaleur l’envahissait. Il se sentait dans cet état de plénitude qui précède juste l’arrivée du sommeil. Il voulait se laisser aller. Ne plus penser à rien.
Il entendit un effleurement, un glissement de tissu, derrière lui. Luttant contre la fatigue, il se redressa et pivota, pour voir. Il cligna des yeux pour réajuster sa vision sans pouvoir identifier immédiatement la silhouette féminine gracile qui se tenait sur le seuil du salon.
Madeleine Castinel était là, debout, devant lui. Vêtue d’une robe légère, pieds nus, elle le regardait. Elle ne semblait pas surprise de le trouver ici. Et, aussi étrange que cela puisse paraître, lui non plus n’était pas étonné de la rencontrer dans cet appartement.
Il aurait dû se réjouir de la retrouver vivante, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à la poupée. Elle allait la voir. Elle risquait de vouloir la prendre. Il ne fallait pas qu’elle la remarque.
Marc allait dire quelque chose quand il perçut un rire étouffé. Madeleine aussi, l’avait entendu. Elle se raidit, sans le quitter des yeux.
Le rire se fit de nouveau entendre, plus sonore. Il était difficile de savoir d’où il venait. Le policier tendit l’oreille, pour essayer d’en localiser la source. Cela ressemblait aux moqueries d’un jeune enfant et se rapprochait.
Un nouvel éclat de rire rebondit sur les murs. Le son venait de derrière lui ! Marc tourna la tête et inspecta le fond du salon. Il n’y avait rien ni personne.
Madeleine n’avait pas bougé. Il se leva pour s’approcher d’elle et l’éloigner. C’est alors qu’il vit qu’elle tenait quelque chose dans ses bras. Un objet rouge et peu encombrant, qu’elle gardait près du corps. Il se figea. Un flot d’adrénaline monta en lui. Non ! Elle n’avait pas le droit. Un coup d’œil rapide sur la cheminée confirma ses craintes. La poupée avait disparu. Elle l’avait prise !
Elle est à moi ! Marc fit un pas vers la jeune femme.
Ses yeux durent le trahir parce que Madeleine eut un geste de recul en le voyant s’avancer. Il bondit derrière le canapé, les deux bras en avant pour essayer d’attraper sa proie. « Rends-la-moi, salope ! »
La jeune femme disparut dans le vestibule.
Bruits de course sur des marches.
Parvenu à la porte du salon, Marc tourna à angle droit pour grimper l’escalier mais, dans l’élan, il trébucha et tomba en avant.
« Marc… Réveil… Marc. » Mancuso lui secouait doucement l’épaule.
Il se réveilla à l’avant d’une voiture. Dehors, c’était le noir total. Il mit plusieurs secondes à réaliser où il était et ce qu’il faisait là. Tassin. Interpellation. Ils attendaient le go.
Quel rêve à la con !
« Je ne sais pas comment tu fais pour roupiller dans un moment pareil. »
Moi non plus. Sa bouche était complètement desséchée et ses yeux avaient du mal à rester ouverts. Marc avait l’impression de sortir d’un profond sommeil. Il s’était effondré comme une masse, bien malgré lui, probablement à cause de la fatigue accumulée ces dernières nuits.
Cela ne suffisait pas. Une autre chose le gênait. L’image de cette poupée, si fortement ancrée dans son subconscient. À plusieurs reprises depuis hier soir, il s’était surpris à y penser en plein jour, parfaitement réveillé. Elle devenait l’objet d’une véritable fixation. Elle lui manquait, comme une drogue. Aujourd’hui, il avait même dû se raisonner afin d’éviter de demander à Priscille les clés de Paul Grieux pour aller chercher le jouet chez lui. Il s’était rendu compte de l’absurdité de son comportement alors qu’il réfléchissait à la meilleure excuse à donner à sa collègue pour qu’elle ne soupçonne rien. Il ne voulait pas qu’elle puisse s’emparer du jouet avant lui. Débile !
« Ils ont donné le signal… » Mancuso désigna du menton le talkie posé sur le tableau de bord. « C’est parti. » Il mit son brassard orange siglé police en position sur son bras. Un des Flash-Ball était posé sur ses genoux.
Marc regarda sa montre. Il était presque quatre heures du matin. Il ne s’était pas assoupi plus de quelques minutes. Il ouvrit la fenêtre, autant pour recevoir un peu d’air frais que pour chasser l’odeur de fauve qui régnait dans l’habitacle. Puis, il se pencha pour attraper une bouteille en plastique entre ses jambes. Par terre, il y avait aussi une enveloppe kraft qu’on lui avait remise de la part de Laconche.
Il l’ignora et se passa un peu d’eau sur le visage.
Une camionnette banalisée qui roulait sans feu passa à côté d’eux. Après avoir parcouru encore une centaine de mètres le long des voitures garées de part et d’autre de la rue, elle s’engagea dans le parking d’une résidence qui portait le nom bucolique de Pommiers.
Derrière lui, Marc entendit Youcef ajuster les attaches en velcro de son gilet pare-balles, tandis que Thévenet approvisionnait le magasin du fusil à pompe. Ça au moins, il savait faire.
« Tu le charges avec quoi ?
— Des Brenneke. »
Et pourtant, ils ne partaient pas à la chasse au sanglier. « Ouais, ben, vérifie que t’as bien mis la sûreté tant qu’on est pas dehors. »
Une pause dans le chargement suivie d’un petit déclic caractéristique firent comprendre à Marc qu’il avait eu raison de prendre des précautions. Après le petit épisode du dégainé dans l’appartement, mieux valait être prudent.
Le dispositif de l’opération était organisé en trois cercles concentriques. Au plus près se trouvaient les deux appartements de surveillance, avec les tireurs d’élite du RAID1 qui, depuis la fin de l’après-midi, avaient repris à leur compte l’observation de la cible. En complément, il y avait deux soums2, un devant la maison et un derrière. Ils étaient arrivés dans la journée et abritaient d’autres membres de l’équipe d’intervention.
Un troisième véhicule, celui qu’ils venaient d’apercevoir, était en train de se mettre en place. Encore des flics du groupe d’assaut. Ils allaient passer par-dessus le mur d’enceinte qui séparait la propriété et les Pommiers. Ils seraient les premiers à prendre position dans le jardin.
Le second cercle était composé par des groupes identiques à celui de Marc. Dans un rayon de deux cents mètres autour de la cible, couvrant toutes les rues, ils seraient chargés de parer à toute tentative d’évasion, pour le cas improbable où l’un des suspects passerait entre les mailles du premier filet. Ce qui avait peu de chances de se produire.
Accessoirement, ils devraient aussi mettre à l’abri tout civil qui sortirait de chez lui au mauvais moment.
La dernière ligne de défense était composée de personnels en tenue. Elle était en place un peu plus loin et était chargée d’empêcher toute intrusion dans le périmètre d’intervention. À l’écart, les chefs, les techniciens et des véhicules du SAMU attendraient que la zone ait été sécurisée avant de se précipiter sur les lieux.
Ici Rayon 1. Situation ?
Marc avait branché une oreillette sur le talkie, pour éviter les bruits intempestifs immédiatement repérables dans le silence de la nuit. Il fut donc le seul à entendre les voix de tous les chefs de groupe annoncer, les unes après les autres et très atténuées, qu’ils étaient prêts.
Il parla quand son tour arriva. « Golf 13. En place. Golf 13, terminé. » Il se tourna vers ses coéquipiers. « Une fois dehors, tout le monde la boucle. » Puis : « C’est comme à la parade, on y va tranquille. Pensez à vos gueules d’abord. De toute façon, il n’y aura rien à voir pour nous, c’est Paris qui l’a dit. »
Ils sortirent tous de la Clio, sauf Mancuso qui devait rester au volant pendant l’intervention, prêt à démarrer en cas de besoin.
Tout était parfaitement calme. Après avoir refermé leurs portières avec précaution, Marc et Youcef traversèrent la rue pour se poster au pied du mur de la résidence, une longue palissade aveugle de presque deux mètres de haut. Ils firent quelques pas en direction de l’entrée et se retrouvèrent une quinzaine de mètres devant Thévenet, resté près du véhicule, en appui.
La maison où logeaient les suspects était située à une centaine de mètres sur leur droite, en diagonale, de l’autre côté de la paroi et du bâtiment B des Pommiers. À part l’éclairage public, rien n’était allumé. Silence total.
Ici Rayon 1. Top interpellation !
Marc fit un signe de la main aux autres pour les prévenir et s’accroupit au pied du mur. Quelques pas derrière lui, Youcef, armé d’un second Flash-Ball, l’imita.
Le RAID entrait en action. Tout d’abord, coupure d’électricité dans la maison, puis… Deux explosions. Entrée dans le jardin des groupes avant et arrière, par les issues défoncées aux explosifs. Un. Deux. Tr… Choc. Bruit sourd. Choc. Les béliers contre les portes de la maison. Infiltration de toutes les équipes. Cris d’encouragements mutuels, plusieurs hommes.
Puis plus aucun bruit.
Il y eut une nouvelle série d’explosions rapprochées. Celles-là étaient étouffées. Marc était trop loin pour voir mais il imaginait les éclairs, derrière les volets de la maison. Les équipes d’assaut neutralisaient les occupants des différentes chambres avec des grenades aveuglantes et assourdissantes. Des flash-bangs dans le langage imagé des poulets ricains. Ce raffut allait attirer l’attention des voisins, mais tout serait fini avant que qui que ce soit ne réagisse vraiment.
Quelques secondes s’écoulèrent.
Pas de coups de feu. La neutralisation des malfaiteurs devait être en cours.
Silence.
Pas d’appel pour signaler la fin de l’opération, ça traînait.
Des hurlements. Rien à voir avec des encouragements, cette fois.
Ici Rayon 1. Attention, tentative d’éva…
BLAM !
Ça, c’était un flingue. Et c’était mauvais signe. Marc se redressa et s’éloigna du mur. D’un signe de la main, il signifia à Youcef de faire attention et de ne pas bouger, puis il se tourna vers Thévenet pour lui transmettre les mêmes instructions silencieuses.
Ici Rayon 1. Un des malfaiteurs s’est enfui dans le parking des Pommiers. À tout le dispositif, restez en place !
Il prit position entre deux voitures et regarda en direction de la résidence pour observer ce qui se passait. Presque sans qu’il s’en rende compte, il dégagea son arme de service de son étui de ceinture. Dans le même mouvement, il ramena la culasse en arrière, pour faire monter une balle dans la chambre, et abaissa le cran de sûreté. Son P2293 était prêt à tuer. Et lui ?
Des fenêtres s’étaient allumées en différents endroits de l’immeuble B, juste devant lui. Il y avait cinq bâtiments identiques dans la résidence, séparés les uns des autres par des parkings et des espaces verts paysagés.
Toutes les rues étaient protégées, inutile de faire avancer les différents groupes du second cercle. Le fuyard pouvait être n’importe où mais à force de courir, il allait tomber sur d’autres flics. De quel membre de la bande s’agissait-il ? Pourvu qu’il n’entre pas dans un des appartements. Putain, cela n’aurait pas dû se passer comme ça !
Par là… Il a pris sur la droite… Restez chez vous… Des ordres et des cris. Qui se rapprochaient. Un peu de panique aussi. Il venait vers eux. Pourquoi, merde !
Marc regarda son subordonné, à cinq mètres de lui sur sa droite, qui, le nez en l’air, n’en perdait pas une miette. Il avait compris la situation et serra plus fermement son Flash-Ball entre ses mains. Tendu, mais prêt.
Marc se tourna à nouveau vers le mur des Pommiers.
Ombre. Une ombre. Passée par-dessus le mur de la résidence. Instinctivement, il se recula entre les voitures, en se baissant. L’ombre, elle est tombée derrière Youcef.
« Lâche ton truc, connard ! »
Chute de plastique sur le sol. Le Flash-Ball.
Déclic derrière lui, assez loin. « Merde ! Mais c’est pas… » Thévenet. Il avait toujours le cran de sûreté sur le pompe, ce con.
« Dégage, enculé, sinon je bute ton pote ! »
Heureusement.
Portière qui s’ouvre.
« Baisse ton fusil, Thévenet ! » Mancuso, sorti de la voiture.
« Ils sont où, les autres connards ? Faut me laisser partir ! Sinon j’le plombe ! »
Excitation dans la voix. De la peur également.
« On se calme. Tout va bien se passer. Personne ne va plomber personne. » Mancuso l’avait sentie, lui aussi.
Ils étaient au bord du gouffre. Les types du RAID n’allaient pas tarder à rappliquer et cela ne les aiderait pas, au contraire. Il ne leur restait que quelques secondes avant le drame.
Ici Rayon 1. Vous l’avez ?
Marc se releva de quelques centimètres. À travers les vitres de la voiture derrière laquelle il se cachait, il aperçut le fuyard, de dos, qui maintenait Youcef devant lui. L’homme agitait un flingue à la hauteur de la tête de son collègue. Youss’ venait d’être élevé au rang de collègue. Eux contre nous.
Mourir. Personne n’allait mourir. Pas Youcef. Ni lui non plus. Il revit sa mère sur son lit d’hôpital. L’adrénaline avait envahi tous ses membres, si vite, si fort, qu’il avait l’impression qu’il allait tomber dans les pommes.
Tout irait bien. L’homme commença à reculer. Il s’éloignait de la menace la plus immédiate, Thévenet et Mancuso. Il ne l’avait toujours pas vu. Il venait dans sa direction.
Son ex… Il voyait le visage de son ex.
Marc releva son arme. Ses mains tremblaient, son ventre était contracté, presque à le faire se plier en deux. Le malfaiteur était à moins de deux mètres de lui maintenant. Il regardait ailleurs. Avec son bras gauche, il serrait le cou de Youcef. L’arme était dans sa main droite. Elle bougeait dans tous les sens.
Pardon… Je… Je t’aime.
Le policier se redressa, il était tout proche. L’orifice de sortie du canon de son Sig se retrouva à moins de cinquante centimètres de la tête de sa cible.
Marc entendit des bruits de course sur sa gauche. Plusieurs paires de bottes d’intervention qui couraient sur le bitume. Des cris. Il n’y fit pas attention. Il ne les percevait presque plus. Il regardait l’arrière du crâne du braqueur.
Ici Rayon 1. Répondez, putain !
Il regardait la tempe du braqueur.
L’homme avait pris conscience de la présence des autres policiers. Il se retournait. Son arme s’éloigna de Youcef. Son autre bras aussi. Le jeune flic partit en avant. Mort ? Il était mort ? Non ! Il n’avait rien entendu ! Ce n’était pas possible. Je n’ai rien entendu ! Personne ne devait mourir…
Marc regardait le front du braqueur. Ses yeux. Sa peur.
Légitime défense. Eux ou nous. Quelle connerie. L’adrénaline changea de camp. Étrangement calme, il pensa à Youss’. Le reste fut facile.
Éclair.
Il ne s’aperçut de rien, ressentit à peine l’onde de choc dans sa main, dans son avant-bras. Son pistolet acheva de se relever. La masse sombre qui avait été une tête partit en arrière, puis s’enfonça vers le bas.
Une tache noire était apparue sur le mur des Pommiers. Elle remplit le champ de vision de Marc pendant un interminable moment. Puis des silhouettes passèrent devant lui au ralenti. Un visage masqué, protégé par la visière translucide d’un casque, lui cria quelque chose qu’il ne comprit pas.
Youcef. Il n’avait que Youcef en tête.
Ici Rayon 1. Qu’est-ce qui se passe, bordel ?!? Ici Rayon…