— Une réaction à présent
— Une réaction à présent de madame Andrée Fourques, députée du Cantal, membre de la Mission parlementaire d’information sur l’esclavage moderne et le proxénétisme. Au vu de ces images des Victoires du Sexe, madame, un commentaire ?
— L’indignation. Une nouvelle fois, nous nous trouvons devant une situation de fait tendant à banaliser l’exploitation de la femme et de l’homme en tant qu’objets de consommation sexuelle, que ce soit par le biais de la prostitution directe ou différée…
— Quand vous dites « différée », vous parlez de l’industrie du X.
— Je parle du cinéma pornographique : appelons les choses par leur nom. Ces pauvres filles et ces pauvres garçons à peine majeurs qui se retrouvent les victimes de leur exhibitionnisme utilisé à des fins mercantiles…
— … mais qui peut servir de soupape de sécurité, aussi, non ? Pour le consommateur. Par rapport au viol et ainsi de suite. Et on pourrait vous objecter ce qu’a dit la personne dans le micro-trottoir : « Chacun fait ce qu’il veut avec son cul. »
— Pas aux yeux du législateur. Je vous rappelle que la vente de son corps est contraire à la Convention européenne du droit du travail. Et je voudrais qu’on médite l’exemple de la Suède, où c’est l’acte d’achat sexuel qui a été récemment criminalisé, le « consommateur », comme vous dites, encourant une peine de six mois de prison s’il aborde une prostituée. À l’heure où chacun parle d’harmonisation des lois européennes…
— Vous n’allez quand même pas mettre en prison pour complicité passive les gens qui regardent un film porno ?
— Non, mais je tiens à dire que pour nos enfants, c’est dramatique lorsqu’un footballeur, qui est par essence un modèle pour la jeunesse, crédite de sa célébrité une manifestation aussi dégradante que ces comices agricoles du sexe, qui sont une atteinte et une insulte à la dignité humaine !
— Justement, revenons au jeune Roy Dirkens. Jacques Lassalle, du service des sports, vous qui l’avez formellement identifié, je le rappelle – on en a confirmation sur ces images du match contre le FC Nantes où il porte le numéro 39 –, dites-nous quelques mots sur lui.
— Eh bien, soyons honnêtes, on ne savait pas grand-chose de sa vie privée, jusqu’à ce soir. C’est un joueur sud-africain transfuge de l’Ajax Cape Town, qui pour l’instant s’est montré relativement discret sur les pelouses, c’est le moins qu’on puisse dire : titularisé une seule fois, la saison dernière, et remplacé à la dixième minute. Par contre, il affichait dans son club d’origine un palmarès pour le moins éloquent de trente-huit buts en quinze sélections – rappelons qu’il n’a que dix-neuf ans.
— Alors la question que tout le monde se pose, Jacques : pourquoi nous le cachait-on ?
— Eh bien écoutons la réaction du président Rouffach, joint au téléphone quelques minutes avant minuit.
— Je sais qu’il y a des clubs où la personnalité individuelle du joueur est perçue comme un facteur négatif, mais ce n’est pas le cas chez nous, bien au contraire. Nous défendons un football plus moderne, plus humain, davantage en prise sur la vie et ses plaisirs, ses réalités les plus crues aussi, parfois tragiques, devant lesquelles l’attitude citoyenne ne consiste pas à se voiler la face. Chacun a le droit de fréquenter qui bon lui semble, et je récuse toute forme de jugement a priori débouchant de près ou de loin sur l’exclusion. D’ailleurs Roy Dirkens, enfin remis de sa blessure au genou, fera son grand retour mercredi au sein de la formation concoctée par Arturo Kopic. C’est un joueur surdoué en pleine possession de ses moyens, et qui saura donner toute sa mesure face aux Romains, sous la houlette d’un entraîneur exceptionnel. Et je le connais : le fait qu’on tente ce soir de le stariser ou de le diaboliser pour des questions extra-footballistiques n’aura strictement aucune retombée sur son mental.
— Merci, président. Le rappel des titres de ce journal…
J’éteins, me relève pour ouvrir la porte-fenêtre. Le téléphone sonne, sur l’oreiller. Je laisse répondre la boîte vocale, marche sur la terrasse où j’arrosais, au début, les plantes qu’avait laissées mourir mon prédécesseur. La nuit est calme, à part une voiture qui passe de temps en temps dans une flaque et le cri des singes au fond du Jardin d’acclimatation.
Je retourne écouter la boîte vocale. Monsieur Kopic hurle que jamais personne ne l’a roulé dans la farine avec un tel culot, un tel mépris, une telle apparence de franchise : ma petite vie solitaire, ma déprime de laissé-pour-compte, les araignées dans la baignoire… Jamais il ne fera confiance sur le terrain à un type aussi faux dans la vie : il me raye des titulaires et s’il me revoit à l’entraînement, il me vire à coups de lattes.
L’écran affiche son numéro, mais à quoi bon le rappeler ? On est dans le vrai tous les deux, et je ne vais pas commencer à lui mentir en essayant de le détromper. Je traîne les pieds jusqu’au bar du salon, un globe terrestre qui s’ouvre en deux, je verse au hasard les bouteilles dans un verre, et retourne vers la chambre en avalant le mélange.
Je me recroqueville sous le drap, ferme les yeux. Un coup sur le genou, un poids qui s’installe. Nelson a grimpé sur le lit. Il fallait que je sois complètement cassé pour qu’il arrête d’avoir peur. Je le chasse d’une détente, et il va se coucher au pied de la table de chevet.