— Calculez, bon Dieu
— Calculez, bon Dieu, écoutez, sentez le vent, appréciez les distances, identifiez-vous à l’odeur, à la voix ! Arrêtez de jouer les bras en avant et le cul en arrière, comment voulez-vous prendre vos appuis ?
D’accord c’est un type bien, c’est sans doute un génie, mais je préférais quand il manœuvrait des pistaches. Ce n’est plus de l’entraînement, avec lui, c’est de l’abattage. De huit heures à midi, il nous a fait enchaîner trois jeux réduits au quart de la surface avec les yeux bandés, pour nous réapprendre l’esprit d’équipe, il disait. On devait gueuler « Voy ! » à chaque attaque, donner son nom pour avoir une passe, on taclait sans savoir si c’était un adversaire ou pas, on se tamponnait autour d’un ballon rempli de grelots et chacun essayait de suivre les ordres de son gardien, le seul à ne pas avoir de bandeau, qui s’égosillait : « Cadre à gauche, le 7 ! Lucarne ! Le 15, hors-jeu ! »
Un bordel absolu qui s’est terminé par deux claquages, une entorse et des dizaines de bosses. Et il jubilait, Kopic, il nous criait de jouer avec nos terminaisons nerveuses, nos oreilles et ce qu’il appelait « nos antennes ». Cela dit, au bout d’une heure, j’avais pris mes marques, trouvé mes appuis, je repérais les actions aux déplacements d’air et je m’orientais plutôt bien d’une cage à l’autre. Si j’avais été seul sur le terrain, j’aurais enchaîné les buts. Au vestiaire, chacun pensait la même chose en se passant de l’arnica sur les bleus, et je me demandais si Kopic, pour renforcer l’esprit d’équipe, avait fait le bon choix avec son ballon tamponneur.
Mais ce n’était qu’un échauffement. Après la pause casse-croûte, où là il aurait eu intérêt à nous bander les yeux pour qu’on ne voie pas la tronche du jambon garanti sans colorants, nandrolone, créatine ni phosphates, voilà que débarque soudain la sélection nationale de Cécifoot Handisport, les « Bleus sans les yeux » comme ils se surnomment, pour se mesurer à nous, avec leurs masques en mousse blanche au-dessus du nez et leurs guides voyants en bordure de touche. Il y a même une chienne, Maya, qui court le long des lignes en aboyant des renseignements à Bouchaïd, l’attaquant marseillais qui dribble comme un dieu et va donner un sucre à son aide technique après chaque but.
Cette fois-ci on joue sans bandeau, nous, et ce qu’on voit est si beau qu’on encaisse 3-0 sans broncher et qu’on en redemande. Ensuite on se présente, on discute, ils nous expliquent comment les « de naissance » forment les « accidentels » et les « progressifs » ; ils nous racontent leur Coupe d’Europe, on les console de leur défaite. Ils disputeront leurs premiers jeux Olympiques à Athènes en 2004, et on leur promet d’être là.
— Moralité du jour, conclut Kopic au débriefing : vous avez des yeux, servez-vous-en. Et j’espère qu’en regardant leur jeu, vous aurez compris ce qui vous manque. Désormais vous penserez à ces Bleus-là, pour qui le foot n’est pas qu’un sport ou un jackpot, et vous jouerez pour eux. Demain je vous donnerai la composition de mercredi, et si les remplaçants ne se sentent pas aussi importants que les titulaires pendant la rencontre, c’est que vous n’avez rien compris à ce qui se passait tout à l’heure sur le banc de touche adverse. À demain, messieurs. Trois verres de vin maximum ce soir, pas de bière, et ceux qui veulent arrêter de fumer attendent jeudi. Hazimi et Vibert, que je n’ai pas encore vus en solo, six heures et six heures trente au Café du Parc. Merci.
Cassé, boitant, l’épaule à moitié démise, je quitte le stade sur un petit nuage et je rentre à Neuilly dans le cabriolet de M’Gana, qui est devenu depuis ce matin le type le plus sympa du monde, sans s’excuser de ses injures passées ni paraître gêné de sa volte-face. Je ne sais pas ce que Kopic lui a raconté sur moi pendant son entretien individuel, mais maintenant il me respecte, il s’intéresse, il m’encourage, il me demande si c’est beau Johannesburg et à quelle heure il doit me chercher demain matin. Il conduit si vite que j’en viens presque à regretter le temps où il me prenait pour un salaud de raciste.
Avec une demi-heure d’avance, je m’assieds au bar du Fouquet’s, sur un fauteuil rouge entouré de vieilles photos d’acteurs. Je réfléchis à la vie et je commande quatre Coca, le temps qu’elle arrive avec vingt-six minutes de retard. Elle m’embrasse sur la joue en précisant qu’elle a du mal avec la ponctualité. Je la rassure : une demi-heure de chaque côté, on est quittes.
— Dis donc, tu es tout beau, s’étonne-t-elle sans me laisser le temps de m’extasier sur sa robe de sirène, vert bouteille à écailles de strass, boutonnée moulant jusqu’à la gorge et décolletée sur les fesses.
— C’est toi qui me l’as demandé, fais-je avec simplicité dans mon costume en lin froissé de naissance, tabac cendré sur tee-shirt noir. Heureusement que tu m’as donné la traduction, d’ailleurs.
— La traduction de quoi ?
— Du Texto.
— Du ?
Je sors mon téléphone et lui montre son message sur l’écran. Son genou se décolle soudain du mien.
— Tu me dis comment tu as fait, pour les lettres, ou c’est un secret ?
Elle est devenue très pâle. Penchée en avant, les doigts crispés autour de l’écran, pressant la touche qui fait défiler en boucle les trois lignes du Texto. Je la relance avec une certaine fierté, pour bien montrer que je suis cultivé et que j’ai fait des recherches.
— Oui, comment tu t’es débrouillée pour envoyer un message en cyrillique sur un portable français ?
Elle pose mon téléphone sur le guéridon et répond d’une petite voix :
— C’est pas moi.
— Et c’est qui, alors ? Je connais pas d’autre Russe.
Elle se relève pour tirer sur sa robe, se rassied en me fixant.
— Ukrainienne.
Elle sort un paquet de cigarettes de son minisac assorti à la robe. Je lui tends la flamme de mon briquet. Elle retient ma main.
— Merci.
Je dis machinalement « de rien », mais il y a une vraie disproportion entre mon geste banal et l’émotion dans ses yeux. Je conclus :
— C’est une erreur, alors ? Un hasard.
Elle me répond d’un mouvement de fumée. Comme si elle me laissait décider. J’insiste :
— Et ça veut dire quoi ?
Elle tire une bouffée, écrase la cigarette, et soupire d’un air paumé :
— Si je savais…
Là encore, le ton cadre mal avec la situation. On sait ou on ne sait pas. À moins que ces trois lignes ne veuillent rien dire. Non seulement le correspondant s’est trompé de numéro, mais il a écrit n’importe quoi – ça fait quand même beaucoup. Ou alors elle ne comprend plus sa langue natale. Au bout de deux ans, je trouve ça un peu court. Je ne veux pas avoir l’air d’appuyer, alors je lui demande comment ça s’est passé hier soir, avec la mère d’Annouck Ribaz.
— Bien. Elle a commencé une chimio, elle m’a raconté sa vie pendant trois heures. Elle est si heureuse que sa fille m’ait rencontrée : ma force, ma gentillesse, mon équilibre… Elle m’a demandé de veiller sur elle en cas de décès. Qu’est-ce que tu voulais que je réponde ? Elle flottait dans sa robe : je lui ai même pas dit que je payais le loyer pour deux. Je suis vraiment une conne.
Je promène du bout de la spatule rouge la rondelle de citron dans mon verre. Il faudrait que je me lance, mais je me sens minable, j’ai honte à débouler avec une vie de rêve dans ces réalités de tous les jours où elle se débat si bien, ce sordide qu’elle affronte sans se laisser entamer. Elle pose la main sur mon genou. Je lui demande si elle a des projets.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? Tu continues le foot ?
— Je m’entraîne…
— C’est à lui, ça aussi ?
— Quoi ?
— Ton copain, dit-elle en pinçant le tissu de mon costume. Vous avez la même taille, c’est pratique. Tu habiteras où, quand il reviendra en France ?
J’ai un geste vague.
— Il a une famille, non ? Tu vas continuer à squatter ?
— Tu veux pas qu’on vive ensemble ? Juste pour essayer, comme ça…
— J’aime pas cet appart. Il te va pas.
— On pourrait se louer une maison.
— Une maison. Avec ton chômage et mon métier. Tu as le moral, toi.
Elle regarde sa montre, me dit qu’on va être en retard.
— On dîne pas ici ?
— Non, en face.
Elle finit mon Coca, m’empêche de payer, glisse un billet au garçon et file aux toilettes.
Je me laisse aller en arrière dans le fauteuil et répète à mi-voix la mise au point que j’ai préparée dans le taxi. Talia, je ne t’ai pas dit toute la vérité. Quand tu m’as connu j’étais au fond du gouffre, c’est vrai, mais parce que j’étais parti de rien, monté au sommet d’un coup et tombé de très haut. Là je suis en train de redémarrer, et ça ne changera rien entre nous, parce que dans ma vie on a toujours tout décidé à ma place, sauf une chose : les sentiments que j’ai pour toi. Ce n’est pas de l’amour normal, avec projets de couple, jalousie, compte commun et bague au doigt. C’est de l’amour qui te respecte et qui n’est pas là pour te changer, simplement t’aider à aller où tu veux. Alors mon argent qui dort quelque part aux îles Bahamas dans une banque de sable fin, s’il peut servir à te libérer des Annouck Ribaz et des tournages…
Quand elle revient, j’ai répété cinq fois et je me sens crédible.
— Marcher dans une robe comme ça quand tu mouilles, je te raconte pas. Je suis défroissée ?
Elle tourne devant moi, je confirme, elle se penche à mon oreille :
— Tu me crois si je te dis qu’à Rodin, tu m’as donné des sensations inconnues ?
Je la crois. C’était marqué sur le mode d’emploi. Mais je ne vois pas où est la gloire : ce sont les stries qui ont fait le boulot ; je n’étais que le porte-capote.
— Grouille, on est en retard. Tu as des nouvelles de Maximo ? enchaîne-t-elle pendant que je me lève.
Rencontre sous X
Je hoche la tête. Je suis passé à l’hôpital hier après-midi, quand elle m’a quitté. Comme je n’avais pas revu Jean-Baptiste à la Grande-Armée, j’en avais conclu qu’il avait fait l’affaire et je pensais les trouver, l’un énumérant d’un air autosatisfait ses conquêtes et ses records, l’autre prenant des notes avec sur le visage toute la souffrance du monde. Mais je suis resté sur le seuil, sans les déranger, tellement j’étais surpris. Les larmes aux yeux, Maximo racontait son adolescence au pensionnat de Maubeuge, les brimades, les mortifications et les attouchements que lui valait sa difformité sexuelle chez les jésuites, et c’est Jean-Baptiste qui avait le sourire serein tout en notant goulûment sur un cahier à spirale.
— Il se remet, simplifié-je. Ils le gardent en observation, il sortira demain ou après-demain.
— À mon avis il est sorti aujourd’hui. Viens.
Sur les Champs-Élysées, elle me prend la main pour traverser entre les voitures qui klaxonnent à l’arrêt. Des robes du soir et des smokings se pressent vers des barrières mobiles où des vigiles contrôlent les invitations, parmi les flashs des photographes. Un peu inquiet, je lui demande où elle m’emmène. Mais la réponse est devant moi, sur le fronton du cabaret. Une pancarte annonce en lettres énormes :
LES VICTOIRES DU SEXE
Elle se pend à mon bras, quelqu’un crie son nom et les photographes se pressent autour de nous :
— Ici, Talia !
— Pour Holà, Talia !
— Le monsieur, un sourire !
— Hot-vidéo !
— Paris-Match !
— Europe 1 : vous pensez que vous avez des chances ?
— Mademoiselle Stov, s’il vous plaît, un son pour Soir 3.
Atterré, je me recroqueville dans mes chaussures tandis qu’elle répond à tout le monde. J’essaie de reculer mais elle s’accroche à moi, me ramène devant les objectifs comme pour me revendiquer. D’autres filles arrivent derrière nous. Isis de Cèze et Svetlana viennent se greffer sur les photos en nous enlaçant, tout sourires, bonnes camarades et grande famille. Je pense à monsieur Kopic pour qui je suis un paumé solitaire, un ascète qui se couche à huit heures.
À demi planqué derrière la tignasse brushée d’Isis de Cèze, je regarde le profil de Talia rayonner sous les flashs. Ses doigts serrent mon avant-bras et je me demande tout à coup si elle n’a pas décidé de s’afficher avec moi pour faire démarrer ma carrière de footballeur. Elle doit s’imaginer qu’un match se prépare comme un film, que les équipes recrutent sur casting et qu’on a du talent si on sait se montrer. Le sourire triomphant avec lequel elle éjecte Isis du cadre, pour me ramener en pleine lumière, confirme les soupçons. À moins qu’elle m’utilise simplement comme repoussoir, pour faire croire qu’elle est en main et dissuader les dragueurs.
— Souris, me glisse-t-elle, c’est Canal.
Je souris. De toute façon c’est trop tard : je m’expliquerai demain à l’entraînement.
La foule déborde, les barrières métalliques se renversent, des gardes du corps à oreillette dégagent le passage jusqu’au tapis rouge, nous faisant une haie d’honneur à coups de coude dans les fans qui tendent aux filles des autographes à signer en les appelant chérie, salope ou madame.
Dans l’embouteillage du hall, Isis de Cèze donne une conférence de presse devant trois jeunes à dictaphone.
— Je ne fais pas ce métier pour le fun ou pour la thune, mais pour sa dimension esthétique, la beauté de la performance que je demande à mon corps, le pouvoir qu’il me donne sur les mecs et, mais ça je le développerai dans ma thèse, l’état de conscience modifié dans lequel je me montre.
— Paraît que tu t’es fait piercer le clito, on peut voir ?
— Tu appelles mon agent.
Et toi, Talia, c’est quoi ton plus grand fantasme ?
— Voir un mollah tondu à la Libération des femmes afghanes.
Les deux filles se regardent avec un accord au-delà de la concurrence, pendant que les trois types gloussent.
— Table 22, nous dit l’organisateur qui pointe les invitations à l’entrée du cabaret. Bonne soirée.
La salle tout en moquette bleue est décorée de couvertures géantes du magazine porno qui sponsorise. Les tables sont dressées en gradins autour de la scène ovale, où trône une statue dorée format île de Pâques, représentant un couple d’acrobates en position de 69 vertical.
— Bienvenue aux Victoires, nous déclare une hôtesse black, nue sous une moustiquaire.
Et elle nous conduit jusqu’à une table ronde à trois couverts où est assis un petit bonhomme tout vieux, en costume de velours noir et col roulé beige, en train de manger un morceau de pain. Il se lève en apercevant Talia, lui serre la main avec chaleur comme si elle venait de lui faire la charité. De face, je le reconnais, à ses joues maigres et sa coiffure ondulée. C’est le papy qui m’avait laissé la priorité dans l’escalier, le jour où je suis allé chez Talia. Une croix est fixée au revers de sa veste.
— Monseigneur, permettez-moi de vous présenter Roy, un ami. Roy, je te présente Mgr Nicolas Mikhaïlovitch. Ou c’est le contraire ? lui demande-t-elle soudain avec anxiété.
— Oui, sourit le petit vieux. On présente toujours en premier le personnage le moins important.
— C’est ce que j’ai fait, se défend Talia.
— Non. Je suis sûr que monsieur compte beaucoup plus que moi. Il est comédien ?
— Amateur, précise Talia.
— Nous nous sommes rencontrés dans ton escalier, je crois, lui dit-il, et il me fixe avec douceur.
On s’assied. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Un évêque à la remise des Victoires du Sexe, maintenant. Je viens peut-être d’un pays un peu coincé question morale, mais là, vraiment, ça me choque. Pas par rapport à moi, je ne vais jamais dans les églises. Non, je pense aux croyants. Il faut quand même un minimum de cloisonnement.
— Monseigneur est un passionné de cinéma et de théâtre, me confie-t-elle pendant que l’hôtesse remplit nos verres de champagne. Pendant vingt ans, il a été aumônier des artistes. Il m’apprend la vie.
— Les usages, corrige-t-il d’un air modeste.
Je lui demande s’il est ukrainien, lui aussi.
— Russe par mon père et polonais par ma mère, mais je suis né à Créteil : on me pardonne, ajoute-t-il avec un coup d’œil malicieux vers Talia.
L’orchestre attaque un jazz joyeux, la salle s’éteint et un présentateur arrive sur scène avec son spot, pour nous dire qu’on commence dans cinq minutes en direct sur XXL. Il félicite la chaîne pour son soutien, nous remercie d’éteindre nos portables et s’éclipse tandis que les musiciens reprennent où ils s’étaient arrêtés. La salle se rallume, le temps qu’une batterie de serveurs déposent une assiette de saumon devant chacun.
— Elle lui a écrit, dit Talia en dépliant sa serviette.
Le monseigneur repose sa fourchette, me fixe avec stupeur, puis revient vers Talia.
— Tu es sûre ?
Elle confirme en dessinant des rails dans la crème fraîche de son blinis.
— De quelle manière ? Automatique, intuitive ?
— Montre-lui ton portable, Roy.
— Mais tu sais qui c’est, alors ? Tu m’avais dit…
— Montre-lui, s’il te plaît.
— L’antenne dans deux minutes ! clame un haut-parleur.
Je sors mon téléphone avec un regard pour Svetlana, à la table voisine. Elle ne nous quitte pas des yeux en parlant à l’oreille d’un gringalet qui doit être réalisateur, vu comme les filles sont agglutinées autour.
— C’est elle ? dis-je à Talia en désignant sa collègue de l’index.
Elle fronce les sourcils, suit mon regard, évacue l’hypothèse d’un haussement d’épaules. J’entre mon code, navigue dans le menu messages et désigne au vieux les trois lignes en caractères cyrilliques.
— Fantastique, murmure-t-il.
— Et ça veut dire quoi ?
Il relève vers moi un regard admiratif, et me demande en guise de réponse :
— Cela vous est déjà arrivé ?
— Quoi ?
— De recevoir un message de ce genre.
— C’est la première fois que je rencontre une Ukrainienne.
Il consulte en silence Talia, avec une expression d’embarras. Elle esquisse une moue résignée.
— Bonsoir et bienvenue à tous en direct sur XXL pour cette soirée des Cinquièmes Victoires du Sexe !
Un coup de cymbales lance les applaudissements. Une troupe de girls portant les trophées entre en dansant pour entourer l’animateur. Je reprends mon téléphone, l’éteins et le glisse dans ma poche, un peu agacé par ces mystères.
— Soirée exceptionnelle et palpitante où toute une profession, hier décriée et méconnue, fête ce soir avec éclat ses nombreux talents, sa bonne santé, son impact grandissant sur une société où s’écroulent heureusement tous les tabous, et, plus que jamais dans les heures difficiles que nous vivons, sa part de rêve. C’est pourquoi, sans plus attendre, pour remettre la Victoire du meilleur espoir masculin…
Je m’arrête brusquement de mâcher, sous le projecteur qui vient d’illuminer notre table. Talia fixe la scène, l’aumônier sa demi-tranche de saumon.
— … j’appelle, en entrant tout de suite dans le vif du sujet, mesdames et messieurs, et je vous demande de lui faire l’ovation méritée, j’appelle celle que vous avez sacrée l’an dernier Meilleur espoir féminin ; j’appelle Talia Stov !
Elle se lève sous des bravos mous, ondule jusqu’à la scène avec un sourire à l’aise et dix mille étincelles de strass sur sa robe de sirène. J’en profite pour me pencher au-dessus de la chaise vide :
— Qui m’a envoyé ce message, monseigneur ?
Il me fixe et j’ai l’impression qu’il cherche la réponse dans mes yeux.
— Appelez-moi Nicolas. Ou père Miko, c’était mon surnom quand je m’occupais de ciné-club. Talia adore me donner du « monseigneur », mais je ne suis pas évêque, Dieu merci. Je n’ai fait que monter la pièce de Karol Wojtyla à Créteil en 1978, juste avant qu’il devienne pape, alors le Vatican m’a décerné pour ma retraite le titre honorifique de « prélat de Sa Sainteté », ce qui n’a pas beaucoup plus de sens que les récompenses qu’on distribue ce soir. Une pièce assez intéressante, d’ailleurs, une œuvre de jeunesse, drôle et généreuse : je vous la recommande.
Talia traverse la scène, le présentateur lui tend une enveloppe et recule jusqu’au rideau. Elle s’approche du micro, décachette avec lenteur pour faire durer le suspense et permettre aux photographes de la cadrer au mieux.
Le père Nicolas me demande sans transition comment je conçois la vie après la mort. Je lui réponds que j’ai déjà du mal avec la vie avant : un truc à la fois. S’il n’y a rien de l’autre côté, ce n’est pas la peine de se prendre la tête, et s’il y a quelque chose, on verra sur place.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— L’âme conserve sa conscience, mon enfant, son caractère et son désir de communiquer : nous en avons la preuve depuis 1959 avec les enregistrements de Friedrich Jurgenson. Dès qu’une nouvelle technique apparaît, magnétophone, vidéo, ordinateur, les esprits l’utilisent pour se manifester.
— La Victoire est décernée à Rémi Cazel pour La Rondelle fait le printemps !
— Vous essayez de me dire quoi, mon père ? Que c’est un mort qui a écrit sur mon portable ?
— Non. Et c’est bien ce qui me trouble.
Je le regarde finir son saumon à petits coups de fourchette pensifs.
— Merci, bredouille le gagnant qui est monté sur scène, je suis très ému. Vraiment. Merci à tous ceux qui m’ont fait confiance et qui m’ont permis d’être là ce soir pour vous dire merci.
La lumière baisse pendant qu’il parle, et on envoie derrière lui des images du film où il se fait enfiler à tour de rôle contre un arbre par un garde-chasse et un bûcheron.
— Je veux dire aussi que j’ai une pensée spéciale pour Benoît qui sait que je ne lui en veux pas, je remercie de tout mon cœur Pino Colado qui m’a proposé ce rôle à un moment où, bon, ça n’allait pas bien dans ma vie ni dans ma tête, je dis un grand merci aussi à toute l’équipe du film et je dédie cette Victoire à ma maman. Merci.
Il repart avec son trophée, sous les bravos qui recouvrent les cui-cui de la forêt où le bûcheron le défonce. La lumière se rallume, l’écran remonte et Talia se rassied.
— Ça va, tu tiens le choc ? me sourit-elle.
— Je ne lui ai encore rien dit, précise le prélat de Sa Sainteté. Je pense que tu devrais le préparer davantage.
Elle dit OK, fait signe au serveur que sa flûte est vide. L’orchestre joue un morceau pendant qu’on nous enlève nos assiettes. Moi je ne dis rien, je ne fais pas celui qui s’impatiente ou qui cherche à comprendre, je me fous du hacker mort ou vif qui a piraté mon portable : tout ce qui me ferait plaisir c’est que Talia me « prépare davantage », parce que le souvenir du musée Rodin commence à tourner court tellement son pied reste indifférent sous le mien.
Le présentateur remet quelques Victoires sans importance pendant le gigot en croûte, genre décors et costumes, meilleure photo et producteur de l’année, puis la fanfare attaque une marche militaire pour réveiller le suspense. Le prêtre allonge la main et tapote le poignet de Talia, qui lui fait une petite grimace en serrant les dents. Je leur demande comment ils se sont connus. Ils échangent un regard attentif, comme si la question méritait réflexion.
— Par sa grand-mère.
— Et maintenant le moment que vous attendez tous : j’appelle, pour remettre la Victoire de la meilleure comédienne, celui dont le gabarit et la façon de s’en servir auront marqué à jamais l’histoire du hard, celui qui porte haut les valeurs de la France dans le monde entier : Maximo Novalès !
Un tonnerre d’applaudissements salue le pas de course du champion qui saute les trois marches et vient s’installer dans la lumière, sourire carnassier, bras tendus en V, immobile et cambré jusqu’à ce que le public se lève ; alors il s’incline, la main sur l’estomac. Vu les chuchotements, les airs navrés et les sourires en coin qui accompagnent la standing ovation, toute la salle est au courant de ce qui lui est arrivé et lui fait son hommage posthume à titre préventif.
Maximo commande soudain le silence d’un geste de magicien, prend l’enveloppe, l’ouvre en promenant sa langue autour de ses lèvres et chuchote dans le micro, de sa belle voix grave soigneusement lézardée :
— Les nominettes sont : Candy Barsac, Isis de Cèze, Noémie, Estelle Fury, Talia Stov et Li-Lin-Shan.
Je tourne la tête vers Talia qui n’a pas l’air émue, pose sa serviette sur la table et soulève mon pied pour se rechausser. Son visage apparaît sur l’écran à la suite des autres, en direct. Elle affiche le sourire sympa de la modeste qui ne se fait pas d’illusions, mais sous la nappe ses jambes sont tendues, muscles en action, prêtes à se lever.
— La Victoire est décernée à…, taquine le cardiaque en sursis qui donne de l’écho dans le micro à ses points de suspension.
Il jette un bref regard au contenu de la deuxième enveloppe, et lâche d’une voix soudain neutre :
— Talia Stov pour Sérial Niqueurs.
Des sifflets fusent parmi quelques bravos tandis qu’elle se lève sous les flashs, le visage parfaitement incrédule et fou de joie, la bouche s’ouvrant et se refermant dans le genre poisson hors de l’eau, remerciant la profession comme si elle lui faisait un triomphe. Elle remonte sur scène, enlace avec passion Maximo, embrasse un nabot visqueux sorti de derrière le rideau avec une veste prune, qui reçoit dix fois plus d’applaudissements qu’elle, et elle prend la statuette dans ses bras comme une marraine tient le bébé qu’on lui confie. Puis la lumière baisse et l’écran diffuse un extrait. Je descends les yeux vers la chaise vide, rencontre le regard du prêtre.
— C’est truqué, naturellement, dit-il en finissant de saucer son assiette. Elle a tourné quatre fois cette année pour la maison de production qui organise le prix : les films vont sortir avec sa Victoire sur la jaquette, c’est beaucoup plus vendeur et tous les votants respectent le jeu de la triche, sinon ils se grillent dans le métier.
Plus choqué par sa décontraction que par ces magouilles infantiles à côté de celles qu’on subit dans le foot, je lui demande si tout ça ne le dérange pas en tant qu’homme d’Église. Il me répond calmement que ce qui se passe dans l’Église n’est pas toujours reluisant non plus, et que ça le dérange bien davantage.
Les cris de Talia s’interrompent sur l’écran, la lumière revient, les photographes prennent d’assaut la scène. Quand les flashs s’arrêtent, elle cesse de sourire, et empoigne le micro.
— Bien. D’abord, cette récompense, je la dédie à Roy, le premier partenaire avec qui j’ai eu un orgasme en deux ans de tournages.
Un projecteur suit son regard, toutes les têtes se tournent vers moi et je me ratatine dans la lumière au-dessus de mon gigot froid. La main du prêtre se pose sur mon poignet, dans un geste d’absolution. Quelques filles imitent le loup dans les dessins animés de Tex Avery. Talia les fait taire d’un coup d’ongle sur le micro.
— À part ça, je ne remercie personne. Les producteurs font leur boulot, je fais le mien. Et je profite de l’occasion pour rappeler à ceux qui débutent ou qui ne sont pas du métier que le sida est en augmentation constante, mais qu’un film français n’est rentable que s’il se vend dans les pays où on interdit les tournages sans capotes. Alors je pense à Serge, à Marine avec qui j’ai tourné mon premier X ; je me dis qu’au moment où je vous parle des Américains profonds ou des Scandinaves bien clean sont en train de se branler sans le savoir sur leurs cadavres, et ça me fait chier, voilà. Bonne soirée.
Elle donne son trophée au producteur qui fait semblant de compatir d’un air de victime, et quitte la scène dans un silence gêné.
— Elle s’est sabordée, murmure le prêtre. C’est magnifique, mais pourquoi ?
Je dis que je ne sais pas. Je suis bouleversé, j’ai l’estomac noué, je voudrais me tirer de ce monde pourri, sauver cette sirène qui se croit plus forte que les humains qui la feront crever, la sortir de ma tête ou l’épouser devant tout le monde, je ne sais plus où j’en suis.
— Pas mal, je crois, nous glisse-t-elle en remettant sa serviette sur ses genoux. J’ai vidé mon sac et maintenant ils m’engageront pour la bonne conscience. Les trois types à gauche qui ont pris le fromage, c’est l’équipe de Sex on line : c’est surtout eux que je vise. Ils ont réagi comment ?
J’échange un regard avec le prêtre. Elle enchaîne :
— On verra. C’est quoi le dessert ?
En regagnant sa place, Maximo Novalès me dit à l’oreille, une main sur l’épaule, que la personne que je lui ai recommandée est très bien. La soirée se poursuit avec le meilleur comédien, le meilleur réalisateur et une tarte aux fraises. Quand la fanfare joue la clôture, tous les gagnants reviennent sur scène et Talia se penche vers moi avant de les rejoindre :
— Je vais avec eux à la fête aux Bains-Douches. C’est important pour la suite. On se retrouve demain midi au Muséum d’histoire naturelle, si tu veux. Ça t’ennuie pas de raccompagner monseigneur ?
On la regarde se glisser dans l’alignement des vainqueurs brandissant leurs statues.
— Je peux me raccompagner tout seul, vous savez, déclare le vieil homme. J’ai un métro direct.
— Allons-y.
Je me lève, il me suit entre les tables. Trois mains me tendent un menu à signer, en tant que petit ami de la Victoire. Un journaliste me demande quel est mon prochain film. Le producteur en veste prune passe un bras autour de mes épaules, répond qu’il a un projet pour moi. Je les envoie bouler. Quel gâchis. Juste au moment où le meilleur entraîneur du monde s’était mis à croire en moi… Une fois de plus mes rêves se cassent dès qu’ils se réalisent.
Sur scène, Talia continue de faire ses relations publiques. Buvant les paroles, remerciant, s’étonnant, assurant comme n’importe quelle fille à sa place. Je ne supporte pas de la voir comme ça. Je cherche des yeux le curé, le trouve près du vestiaire, assailli par les hardeurs. Il appelle chacun par son prénom, distribue des bises, demande des nouvelles, console Isis qui gagnera l’année prochaine, félicite la mère de Mélody pour ses confitures. Il a l’air de connaître tout le monde et tout le monde l’adore. Je lui fais signe que je l’attends sur le trottoir.
Il me rejoint vingt minutes plus tard, me demande de l’excuser : il y a tant à faire. On marche vers la station.
— Quelque chose vous contrarie ?
Je lui réplique que sa présence dans une soirée comme ça cautionne ce qu’il y a de plus dégueulasse dans le X.
— Je le condamne, bien sûr, et alors ? C’est une raison pour rester chez moi, pour fermer ma porte ? C’est devant ma télé que je suis utile ? C’est en priant dans mon coin que je peux le mieux aider ces jeunes en détresse, coincés entre la crédulité, le vice, la drogue, la maladie et l’esclavage ?
— Non, mais sur le principe…
— Le principe, je laisse ça aux autres. J’agis, moi. Que voulez-vous que je vous dise ? L’Église m’a mis en retraite, les hardeurs m’ont accueilli, voilà, et je les écoute, j’essaie de les réconforter, je prie pour eux quelles que soient leur religion et les pratiques auxquelles on les astreint. Maintenant, je comprends que vous ayez des principes, et je peux prendre mon métro tout seul.
On reste silencieux pendant quatre stations, et puis le vieil homme me demande ce que je compte faire pour Talia.
— Et vous ?
Il rentre le menton dans son col, se penche avec les mains croisées sur ses genoux, ballotté sur le strapontin en face de moi.
— Elle m’a demandé de l’instruire, de lui indiquer les livres qu’il faut avoir lus, les codes de la société… Elle a une telle fringale d’apprendre. Pas pour briller : pour être tranquille. Ne pas craindre le jugement des autres, ne pas dépendre ni gaffer ni se laisser abuser… J’ai fait de mon mieux, mais j’ai quatre-vingt-huit ans.
Je le fixe d’un regard qui veut dire « Et alors ? ». L’aumônier des hardeurs observe les murs noirs qui ralentissent sur les vitres.
— Je ne sais pas combien de temps je pourrai encore l’aider à se maintenir sur le bon chemin…
— Le bon chemin. C’est quoi, pour vous, le bon chemin ?
— Chacun a le sien, Roy. L’être humain est sur terre pour garder son cap, rayonner, transformer… Malheureusement c’est souvent le contraire qui se produit. La vie nous détourne, la société nous éteint, le temps nous fait changer. Je voudrais tellement que Talia reste intacte. Jusqu’à présent, elle s’est immunisée au contact de ce qu’il y a de pire, mais ça ne suffit pas. Elle doit aller plus loin, et je suis vieux. Il y a tant de signes autour d’elle… Vous, par exemple.
Je lui demande en quoi je suis un signe.
— La façon dont vous vous êtes rencontrés, la manière dont elle m’a parlé de vous… Vos rêves d’enfant, vos rapports avec la France, vos désillusions qui se ressemblent et vous renforcent… Et puis le message sur votre téléphone.
— Enfin c’est quoi, ce message, merde ?
— Elle vous dira demain : je suis arrivé.
On remonte à la surface. On est dans un quartier calme et triste. Il marche lentement, le nez au sol, évitant de mettre le pied sur les joints du trottoir, comme s’il avait quatre-vingts ans de moins. Il s’arrête devant le passage piétons.
— Vous savez, Roy, la vie nous donne souvent une deuxième chance, comme une maîtresse de maison qui repasse un plat, mais si on ne se sert pas, elle ne repassera plus.
— Vous dites ça pour moi ?
— Pour moi, surtout. J’ai un grand remords, dans mon cœur. Une jeune fille que je n’ai pas su aider comme j’aurais dû. Je l’ai connue toute gamine dans le village où l’on m’avait relégué, après ma retraite de l’aumônerie des artistes. J’avais fait d’elle ma petite projectionniste, au ciné-club. Elle apprenait les scènes par cœur, elle était douée, et surtout elle avait une flamme : je l’ai poussée plus que de raison vers le métier d’actrice, pour revivre à travers elle mes passions de jeunesse, et la vie l’a broyée. J’ai fait des choses insensées, à cause d’elle, je suis allé jusqu’en Amérique, sur un tournage où elle avait des problèmes, au fin fond d’un désert. Et puis j’ai vu que je ne pouvais plus rien pour elle ; au contraire j’aggravais tout. Je suis reparti. Je sais qu’on lui a dit que j’étais mort, et j’ai laissé dire. Le besoin de la libérer de mon influence qui avait fait tant de mal… C’était il y a plus de douze ans… Je ne sais pas ce qu’est devenue Jeanne. Personne ne le sait. Et moi je suis toujours là, quelle dérision, n’est-ce pas ? Je pense que l’Enfer se vit sur terre, dans le remords et les nuits blanches. Mais peut-être n’est-ce que la bande-annonce…
Il traverse. Je le suis et on se quitte devant son immeuble, un bloc de style caserne.
— C’est gentil de m’avoir accompagné. Elle a toujours peur qu’il m’arrive quelque chose. Si vous l’appelez, dites-lui que je suis bien rentré.
Je regarde s’éloigner dans le hall blafard ce petit vieux malingre avec son caban de marin et sa coiffure ondulée. Dans la pénombre, il ressemble à ces troubadours du Moyen Âge qui ornaient mes livres de français, à l’école.
Il me fait un signe d’adieu avant d’entrer dans son ascenseur, et la minuterie s’éteint.