Après deux cafés
Après deux cafés et trois changements de métro, on est arrivés sur le plateau en se tenant par la main, et Bruno qui faisait des pompes dans sa loge s’est relevé d’un coup pour me demander si j’étais en forme, s’imaginant sans doute que j’avais passé la nuit à répéter mon rôle. Les filles prenaient le café en se réchauffant autour d’un radiateur électrique. L’assistante est venue me présenter celles avec qui j’aurai des scènes aujourd’hui. J’ai glissé un œil gêné vers Talia qui m’a fait comprendre d’un geste fataliste qu’elle n’allait pas exiger l’exclusivité.
J’ai fait la bise à Mélody, la brune à couettes avec qui j’avais visité l’appartement, hier. Elle m’a dit qu’elle était inchintée. Seins, fesses, cuisses et visage : elle avait tout fait refaire, à part sa voix – mais on la doublait en post-synchro, m’avait précisé Talia. Aujourd’hui elle était venue avec sa maman des Pyrénées, une grosse dame gentille qui la couvait des yeux avec fierté et qui avait apporté les croissants pour tout le monde.
En regardant ailleurs, j’ai serré la main de Svetlana, la bimbo surgonflée à qui Bruno avait apporté un Colissimo et qui était déjà toute nue, prête à tourner. Talia me l’avait démolie en trois stations. Elles s’étaient engueulées à cause d’un type qu’elles partageaient dans une scène ; Svetlana sortait avec lui en dehors des heures de boulot et elle croyait toujours que les autres voulaient le lui prendre. Mais j’avais l’impression que Talia, en tant qu’ukrainienne, la détestait surtout parce qu’elle était biélorusse et, vu de mon pays, ça faisait bizarre ce racisme entre deux blondes.
Les doigts de Svetlana ont retenu ma main, elle a souri en se cambrant d’un air prometteur :
— Je souhaite qu’on s’entendra bien.
Je suis resté évasif.
— Subjonctif après « souhaite », lui a rappelé Talia en me reprenant par le bras pour m’amener vers une Asiatique piercée de partout.
— Elles sont sympas, ai-je dit en général sans engagement de ma part.
— Isis de Cèze, l’intello du hard. Elle a une licence de sociologie. En ce moment elle prépare une thèse sur le « non-dit de l’obscène ».
J’ai d’abord cru qu’elle chuchotait par moquerie, mais finalement c’était du respect.
— Roy, qui est nouveau et qui est très bien.
L’Asiatique a tourné vers moi un regard éteint, sourcils en arc de cercle et lèvres fermées. On était en train de l’harnacher sado-maso, cuir noir et porte-gode à la ceinture, et j’ai eu un début d’inquiétude à la pensée que c’était peut-être pour moi. J’ai demandé à l’assistante si je pouvais lire le scénario. Elle m’a répondu que ce n’était pas la peine : le réalisateur avait réécrit ma scène – il m’expliquerait.
Bruno est revenu, dans son costume de facteur. Il m’a raconté sa nuit de partouze, m’a dit qu’ils avaient fini à l’aube dans la piscine du prod et qu’il n’avait pas la bite en face des trous, ce matin : la journée serait dure. Il a ajouté en bâillant :
— Remarque, le Trivial, ça crève aussi.
Je suis resté sans voix. Déçu, vexé. J’étais tellement sûr d’être le premier à connaître Talia dans son intimité… C’est drôle comme on réagit bizarrement, quand on commence à tenir à quelqu’un. Ça ne me gênait pas que Bruno l’ait sautée sous toutes les coutures, mais les imaginer assis en tailleur autour de la boîte à questions jaunes me déclenchait une vraie jalousie.
Un cri et des coups ont résonné du côté des loges : on a couru aux nouvelles. Talia était en train de cogner Svetlana contre le mur en l’insultant. Je ne l’avais pas encore entendue en version originale et j’avais du mal à la reconnaître : ce n’était plus la même, dans sa langue. Une dureté de guerrière, une rage qui enchaînait les sons dans un crachat de mépris. L’assistante les a séparées, a donné un avertissement à Talia tandis que la maquilleuse réparait les dégâts. Svetlana me montrait du doigt et baragouinait dans son français boiteux qu’on avait une scène à trois cet après-midi et qu’elle ne voulait pas d’histoires avec l’Ukrainienne. Talia a riposté que la prochaine fois qu’elle entendrait des saloperies sur moi, elle lui ferait bouffer ses implants. Je me suis abstenu de demander des précisions. L’idée de jouer le trait d’union entre ces deux ennemies ne m’emballait pas trop, mais d’un autre côté je me suis senti flatté quand l’assistante m’a entraîné par le cou en me disant qu’elle comptait sur moi pour mettre du liant. C’est si bon d’inspirer confiance : ça fait tomber tous les a priori.
Là-dessus est arrivé le réalisateur qui avait dû attraper froid dans la piscine. Une écharpe enroulée deux fois autour du cou, il s’est enfoncé un tube dans les trous de nez, a inspiré avec des coups de tête en arrière, puis il a demandé à Talia pourquoi elle était là.
— Arrête le Vicks et reprends la coke, lui a-t-elle conseillé : je suis de la vingt-cinq à huit heures.
— Et la feuille de service qu’on t’a faxée hier soir, t’en as fait quoi ? La météo a dit soleil : je tourne le retake de la dix-sept sur la terrasse – on fera la vingt-cinq après.
— Vous savez bien que mon fax est naze, merde ! a crié Talia. Vous pouviez pas m’appeler ?
— PAT à quatorze heures pour la vingt-cinq, lui a répondu froidement l’assistante. Idem pour Roy.
— Maintenant, lui a glissé le réalisateur d’un air malin, si tu insistes pour être de la dix-sept…
— Gratos ? s’est marrée l’assistante. Tu rêves.
Talia a tourné les talons en m’entraînant sous les rires gras des autres filles, et on s’est retrouvés avenue de Clichy, avec un ciel bleu vacances et des passants qui en oubliaient de faire la gueule.
— J’en ai marre de ces branleurs, comment tu veux que je gère ? a-t-elle pesté en poussant la porte du libre-service d’en face. J’ai l’essai maquillage Actimel à dix-neuf heures : j’y serai jamais ! Et qu’est-ce qu’on va foutre en attendant ?
Elle a piqué un magazine télé sur le présentoir, a pris dans un frigo vitré un pack de bières, en a détaché une canette et l’a tendue à la caissière qui a dit non parce que c’était par six.
— Renseigne-toi sur les lois de ton pays si tu veux garder ton job, lui a répondu Talia en feuilletant les programmes. Vente forcée : si j’attaque ton patron, c’est toi qui prends. Dis donc, Roy, tu as le câble ?
J’ai répondu oui, machinalement, tout en suivant des yeux les négociations compliquées de la caissière avec son terminal pour qu’il lui divise par six le prix du pack.
— Génial ! Y a une diff dans une heure et j’ai que cinq chaînes. On va chez toi ?
Il y avait tant d’enthousiasme dans sa voix que je n’ai pas eu le courage ni la lâcheté d’inventer un prétexte. J’ai dit oui, si tu veux, sauf que ce n’est pas chez moi : je garde l’appart d’un copain sud-africain pendant qu’il est retourné au pays, et j’ai honte de te montrer – il a laissé un tel foutoir…
— Eh ben va devant, et range. Moi je nous achète un petit déj monstrueux et je te rejoins. Donne-moi l’adresse. À moins que ça t’ennuie que je vienne…, a-t-elle repris devant mon silence. T’as pas envie ou t’as pas confiance ?
Je lui ai donné le numéro du boulevard, le code de la grille extérieure, la lettre sur l’interphone et l’étage. Elle a tout noté, m’a embrassé sur le nez, m’a dit que c’était cool d’avoir une matinée rien qu’à nous et qu’elle allait me faire une surprise. La caissière l’a regardée sortir et m’a lancé d’un air agressif, en désignant la canette :
— Zéro euro trente-neuf !
Je lui ai dit d’oublier, et à la place j’ai acheté dix boîtes de Quality Street.
Je ne sais pas si c’est le fait de mettre en danger mon imposture ou de la jouer à domicile, mais je ressens une vraie excitation tandis que j’entasse dans l’évier la vaisselle propre que je salis à grands jets de ketchup, après avoir vidé les placards impeccablement rangés par la femme de ménage pour créer le foutoir dont j’ai parlé. C’est bon de remettre un peu de vie. C’est bon de préparer une maison pour quelqu’un.
Le chien passe la truffe à l’intérieur du salon où je dégarnis les canapés pour envoyer valser les coussins sur la moquette devant la télé. Je planque mon courrier, mes photos, mes relevés de comptes ; je fais trois fois le tour de l’appartement pour vérifier que je n’ai laissé traîner aucun indice et que j’ai bien l’air d’un squatteur. Puis l’interphone grésille, la silhouette de Talia apparaît sur l’écran de contrôle et je presse le bouton avec des battements de trac. Vingt secondes de la grille à l’ascenseur, une quarantaine pour arriver au sixième. Un dernier coup d’œil circulaire et j’ouvre la porte.
— La classe, dit-elle en entrant dans le vestibule à colonnes et fontaine. Il est marié, ton pote ?
— Très, j’improvise. Mais l’argent vient de sa femme, et il est complètement homo.
— Je peux rester zen, quoi, traduit-elle avec un air moqueur en me donnant ses sacs.
Elle a acheté une vingtaine de croissants, un cake, des confitures de toutes les couleurs, des jus de fruits, du thé russe et une bouteille de vin qu’elle me déballe avec un air de mystère. Hamilton Russell, chardonnay de Walker Bay, cap de Bonne-Espérance. Ma tête ahurie la fait sourire. C’est le plus grand vin d’Afrique du Sud, pour moi, encore meilleur que celui de mon père.
— Comment tu as su ?
— J’ai pris le plus cher. Attaque de meursault et touche finale de sauternes, c’est ça ?
J’acquiesce, de confiance. Elle dit :
— Je demande toujours aux sommeliers : je me fais des fiches, pour quand j’aurai une cave.
Elle regarde autour d’elle, ouvre trois portes.
— Nulle à chier, la déco, conclut-elle en entrant dans le salon. Pardon de te presser, il est moins le quart.
Elle s’assied en tailleur au milieu des coussins, manœuvre la télécommande comme si elle la connaissait par cœur. Je reste immobile sur le seuil, la bouteille à la main, devant cette vision irréelle et pourtant familière ; l’impression qu’on vient de s’installer dans ce décor provisoire mais qu’en fait on vit ensemble depuis longtemps. Le chien se glisse dans le salon en rasant le chambranle, va se cacher sous les doubles rideaux.
Je la laisse zapper et je vais déboucher le vin, préparer le thé. Quand je reviens avec le plateau, elle regarde un clip sur une chaîne musicale. Le chien est couché en rond sur les coussins à côté d’elle, et il se laisse caresser. Je dispose le petit déjeuner sur la table basse, impressionné.
— C’est le chien de ton copain ?
— Non. Je l’ai ramassé à La Courneuve.
— Comment il s’appelle ?
— Nelson.
— Ça lui va pas.
— C’était pour lui porter bonheur : je l’ai trouvé à moitié bouffé dans une cabine téléphonique.
— Ho ?
— Les types enferment deux pitbulls, ils leur donnent un petit chien en apéritif. Une fois que le sang les a rendus fous, ils se bouffent entre eux et y a plus qu’à prendre les paris sur celui qui tuera l’autre.
On fait une minute de silence. Elle qui vient d’un pays violent comme moi, d’après ce qu’ils disent à la télé, avec mafia, enlèvements et mitraillages en pleine rue, elle a l’air aussi choquée que je le suis par cette invention française. Nous, au moins, on n’est pas la patrie des Droits de l’homme.
— D’habitude, le petit chien, il n’en reste rien. Il flottait dans son sang, il respirait à peine. Je l’ai amené chez le vétérinaire qui a dit qu’il était foutu, alors je l’ai appelé Nelson, comme Mandela, parce que lui non plus on ne lui donnait pas une chance.
— Sobatchka, dit-elle en le prenant sur ses genoux.
Elle lui caresse doucement les greffes de peau, il se laisse faire. Je n’en reviens pas. Je lui dis qu’après quatre mois de vie commune, il a toujours peur de moi.
— Pas de toi, Roy. Des mecs. Hein, Nelson ? De tous les mecs, parce qu’il n’y a que des mecs qui peuvent faire ça à un être vivant. N’aie plus peur de lui, Nelson. Ce n’est pas un homme comme les autres. Pourquoi il t’aurait sauvé, sinon ?
Je détourne la tête. Je l’ai sauvé parce qu’on l’avait jeté en pâture, comme moi, pour du pognon. Même la tendresse, la confiance de cette fille qui n’a pas de raison de faire semblant avec moi ne peuvent m’enlever la haine sans prise qui me tombe dessus, parfois, comme Nelson avec ses accès de panique.
Le téléphone sonne dans l’entrée. Je bondis pour répondre avant que le répondeur s’enclenche. C’est mon agent. Il me briefe pour demain. Il dit que je vais disputer une partie serrée, mais que je ne dois rien concéder. Rester sur la défensive et jouer franc jeu : je ne suis au courant de rien, je n’ai aucun ami dans l’équipe, on ne me fait pas de confidences, je ne comprends rien aux chiffres, je n’ai jamais entendu parler de dopage ni de faux passeports, je ne m’intéresse qu’au ballon et sorti de ça, il n’y a plus personne.
— Tu fais le con, quoi. Et tu te défausses sur moi pour tout ce qui est technique, financier, juridique.
C’est la stratégie que j’ai utilisée avec M’Gana, Cayolle et Zorgensen : ça s’est avéré complètement payant. La juge vous prend pour des gosses avec un petit pois dans la tronche et c’est très bien. Le seul truc sur lequel elle va essayer de te coincer, c’est l’arrêt Bosman, alors tu dois bien te fourrer ça dans la tête matin et soir, si jamais elle te sort l’article 441-3 : tu étais majeur quand le club t’a acheté. Vu ? Et tu es toujours de nationalité sud-africaine. Rappelle-moi s’il y a un point à éclaircir, je t’embrasse.
Je raccroche et reviens dans le salon, me rassieds près de Talia. Je lui dis que c’était pour mon copain. À propos de son travail. Je m’entends parler faux, j’essaie de me rattraper en donnant des détails, mais j’ai vraiment l’air de me justifier alors qu’elle ne me demande rien. Je l’attire contre moi, la caresse pour effacer le malaise. Elle m’embrasse avec les miettes de croissant, la confiture de fraises. Pourquoi on n’aurait pas une vie comme tout le monde, avec la nuit, le réveil, l’amour, des repas normaux, un métier bête et le bonheur de se retrouver après ? Elle me touche la queue du dos de la main, doucement. Je lui demande si on est vraiment obligés d’attendre cet après-midi.
— J’ai jamais flirté en dehors des tournages, Roy. Tu peux pas savoir ce que ça me fait d’avoir envie d’un homme dans la vie… Je voudrais qu’on en profite, qu’on se laisse aller, qu’on prenne le temps, qu’on se garde pour tout à l’heure… Ça te gêne pas ? On fera l’amour avec tout ce qu’on ressent maintenant, et tu verras comme ça sera fort… Comme on sera seuls au milieu de ceux qui savent pas. Nous on sera avec notre nuit, le Trivial, le petit déj, la télé, le chien entre nous… Y aura que du cul pour eux ; nous y aura des souvenirs. J’ai envie que tu m’isoles avec tout ça, Roy, que tu me protèges des autres… Jamais j’ai eu confiance en quelqu’un. Je peux ?
— Je crois que je t’aime.
— Non. Enfin oui, si tu veux, mais y a pas que ça. Je veux que tu sois mon copain pour toujours. Même si ça dure pas. Mon copain que j’ai toujours eu. Tu me donnes du vin ?
On trinque. Il a le goût de bouchon, elle dit qu’il est génial. Je m’extasie aussi. Et puis je lui offre mon cadeau à moi. Elle déscotche le papier fleuri en silence, lentement, pour ne pas le déchirer. J’ai mis cinq minutes à réaliser l’emballage avec les moyens du bord : je suis content qu’elle apprécie. Elle découvre la boîte de Quality Street et me dit que je ne suis pas vrai, sur un ton de compliment. Dès qu’elle l’ouvre, elle se rend compte qu’il n’y a que ses quatre variétés préférées. Elle me regarde gravement. Je confirme : à partir de dix boîtes ordinaires j’ai créé le modèle Spécial-Talia. Elle pince ses lèvres. Elle me répond que c’est sympa, mais que ça la prive d’une partie du plaisir : pouvoir choisir ce qu’on aime et laisser le reste, c’est l’idée qu’elle s’est faite du luxe pendant toute son enfance. Je baisse la tête. Elle voit ma déception. Elle m’embrasse pour effacer ma gaffe – et la sienne.
— Ça commence !
Elle attrape la télécommande, monte le volume. Un rideau de théâtre s’ouvre dans un son de guitares et de castagnettes. Elle me demande si je connais Offenbach. Je reste vague. Elle me dit que Piquillo et la Périchole sont deux jeunes sans un rond, comme nous, qui chantent dans les rues en crevant de faim ; le vice-roi la remarque et, pour se la taper, il l’invite à déjeuner dans son palais ; elle veut en faire profiter Piquillo qui refuse à cause de la jalousie, alors elle y va toute seule, elle mange pour deux, et puis elle revient chez son amant avec un doggy-bag parce qu’au moins il la fait rire et elle l’aime. Je lui demande si elle veut du thé, elle me répond chut. Et je regarde cette nouvelle Talia qui chante en même temps que l’héroïne, l’engueule quand elle s’écarte du tempo, critique entre deux croissants le ténor mou qui détonne, l’orchestre à la traîne, la débutante qui cherche son souffle dans ses mains en faisant croire que c’est l’émotion, le vice-roi qui fait des grimaces à la place de la note qu’il est incapable de tenir… Je n’ai jamais vu quelqu’un râler devant la télé avec autant de cœur et de parti pris. Elle finit par éteindre en me disant que c’est honteux de donner une si belle partition à des nullards, et que pour un premier contact ça risquerait de me dégoûter. Elle me fixe dans les yeux et entonne lentement, de sa voix grave et sans effets qui monte les aigus dans les sourcils :
Comment veux-tu que l’on soit tendre
Alors que l’on manque de pain ?
À quels transports peut-on donc s’attendre
En s’aimant quand on a si faim ?
Le chien pose le museau sur son genou et je me sens remué jusqu’à l’enfance par cette mélodie si simple qui prend toute la place dans ses yeux. C’est vieillot, en même temps c’est touchant, et dans sa bouche ça devient quelque chose de terriblement moderne, décalé, hors du temps… À la fin de l’air, elle me dit que ce sont les premiers mots de français qu’elle a entendus dans sa vie : sa grand-mère avait chanté le rôle des dizaines de fois sur scène, et ses succès d’autrefois étaient devenus des berceuses.
— Elle m’a élevée à la française pendant que ma mère était à l’usine. On vivait toutes les trois dans vingt-cinq mètres carrés ; chacune avait son coin. Les étagères de maman avec ses diplômes, ses médailles : meilleure ouvrière, meilleure cadence, meilleur esprit. Le coin de Baba avec son tableau de Nicolas II, ses icônes, ses bougies, sa tour Eiffel… Et mon coin à moi avec les posters de Claudia Schiffer et Cindy Crawford, que j’imitais devant le miroir… Et toi, ton enfance ?
Je lui raconte ma mère, sa petite vie dérisoire et magnifique, toute d’amour sans rancune et de dégringolade heureuse. C’était une très mauvaise comptable mais on l’engageait quand même, à cause du plein emploi garanti aux Blancs. Et puis, à l’abolition de l’apartheid, les Noirs ont eu le droit d’accès à toutes les professions ; du coup ça a fait jouer la concurrence et elle s’est retrouvée tout de suite au chômage. Mais, en échange, les métiers les moins bien s’étaient ouverts aux Blancs, alors elle était devenue femme de ménage dans les bureaux, la nuit. Ça l’avait complètement épanouie : là, au moins, quand elle frottait c’était propre ; elle n’avait plus l’angoisse de se tromper d’une virgule, elle ne se réveillait plus en sursaut à cause d’un zéro de trop.
— Tu en parles au passé parce qu’elle est loin, ou… ?
Je confirme, avec une moue, ce qu’elle sous-entend dans ses points de suspension. Elle me répond :
— Elle est pas loin, alors.
Ce n’est pas une voix de réconfort, de platitudes qu’on dit dans ces cas-là pour être poli et changer de sujet. C’est une voix de certitude, comme si elle avait connu et apprivoisé plein de morts autour d’elle.
Le chien s’est endormi sur son genou. Elle lui soulève délicatement la tête, la repose sur un coussin en lui disant qu’elle s’excuse, mais qu’elle doit aller aux toilettes. Je lui donne l’itinéraire, elle part dans le couloir et le chien la suit.
Je m’étire sur la moquette en faisant le point. Je ne sais plus trop de quoi j’ai envie. Tout ce qui compte c’est le moment présent, la chaleur et l’odeur des coussins qu’elle a creusés près de moi ; c’est la douceur qu’elle dégage entre deux coups de gueule et trois blessures, c’est le temps qu’on vole pour se l’offrir en faisant durer le désir, c’est ce vin bouchonné qu’on a fait semblant de trouver sublime, elle parce qu’il vient de mon pays et moi parce qu’il vient d’elle.
— C’est à ton copain, ça aussi ?
Elle brandit le porte-clés qu’elle a pris dans l’entrée.
— Oui.
Elle s’arrête au-dessus de moi, mord sa lèvre en fixant le cheval cabré sur l’insigne.
— Tu t’en sers ?
— Je n’ai pas le permis.
Elle reste debout, à se balancer sur place, avec un mélange d’excitation et de déception préventive, complètement craquant.
— Tu veux l’essayer ?
Elle s’illumine :
— Il ne dira rien ?
— Il s’en fout.
Elle me tire par les mains, me soulève, me colle contre elle, me dit qu’elle m’adore et qu’elle a appris à conduire sur les camions de l’ex-armée Rouge : c’est dire si elle peut gérer une Ferrari. Je ne vois pas le rapport, à part la couleur, mais je me sens tellement fier de lui faire plaisir, de donner soudain une raison d’être aux accessoires inutiles de ma vie.
— On emmène Nelson ?
Je vais pour répondre qu’il ne sort jamais et je referme la bouche : il est déjà devant la porte. Je voudrais lui dire qu’elle est magique ; apparemment c’est ce qu’elle est en train de penser de moi, alors je me tais.
À peine l’ascenseur refermé, le chien se met à hurler à la mort. Talia le prend dans ses bras, lui explique que ce n’est pas une cabine téléphonique, et qu’il ne risque rien puisqu’elle est là. Il arrête de hurler mais tremble de tout son petit corps en fermant les yeux, pour ne pas nous déranger.
— On remonte, Roy : son cœur bat trop vite.
Et c’est le mien qui accélère quand elle le dépose dans l’entrée en lui disant qu’on revient tout à l’heure. Cette vision de ce que pourrait être une vie à trois me laisse sans voix jusqu’au troisième sous-sol, où elle me demande quand mon copain rentre en France. Le provisoire dans lequel elle me réinstalle me donne un coup de cafard. Je n’ai plus envie de lui mentir. Mais j’ai encore moins envie de gâcher ce moment avec une vérité qui risquerait de fausser tout ce qu’il y a de sincère entre nous.
J’essaie quinze serrures de boxes avant de retrouver la bonne. Je ne suis descendu qu’une fois au garage, pour voir ce que j’avais acheté. J’ai allumé le néon, regardé l’espèce de tondeuse écarlate gravée aux initiales d’Antonio Torcazzio ; je n’ai pas trouvé comment s’ouvraient les portières et je suis remonté. Talia, elle, trouve tout de suite.
— C’est la Modena 360, non ?
— Peut-être.
Elle se glisse au volant, se tasse sous le toit trop bas pour elle, met le contact et le moteur rugit. Comme je n’ai pas la place d’entrer côté passager, elle m’asphyxie pendant plusieurs minutes sous prétexte de laisser chauffer, avant de sortir le monstre dans lequel je ripe en me contorsionnant. Ils sont gonflés de fabriquer des voitures si grandes avec si peu de place à l’intérieur. Couché en position chaise longue, plaqué au dossier, je sens mon petit déjeuner remonter tandis qu’elle vrombit dans la rampe du parking, m’expliquant qu’elle est obligée d’accélérer pour franchir les ralentisseurs, sinon elle « touche ».
Elle fonce dans le boulevard Maurice-Barrès, bataillant du levier dans la petite grille chromée avec des grincements et des coups de poing, m’explique que le grand chic, chez Ferrari, c’est de faire des boîtes de vitesses encore plus dures que celles des camions Moskvitch. Elle tourne au ras du sol autour de la porte Maillot, prend la direction de La Défense et on se retrouve sous le tunnel de l’autoroute à cent quatre-vingts, obligés de crier pour se faire entendre par-dessus le bruit de chignole hystérique.
— Je t’emmène à Deauville !
— On tourne pas à quatorze heures ?
— À deux cents de moyenne, c’est jouable : on se baigne, on revient et on est au maquillage pour treize heures trente.
— C’est toi qui vois…
On avale les néons du tunnel, les pylônes, les arbres.
— C’est génial, Roy ! Ils sont tous en train de bosser et nous on fonce vers la mer, on est jeunes, on les emmerde, on a de l’essence, et on est libres !
Je n’ai rien à ajouter au constat, sinon un « oui » beuglé dans le fracas, mais on sait bien que ce n’est pas vrai et on va sûrement se planter avant d’arriver à la mer. Après tout il y a pire, comme mort, et je ne vois pas trop ce que je regrette. S’il y a un paradis on arrivera plus vite et s’il n’y a rien, on aura gagné du temps sur les prolongations d’un match nul.
Un schblong ! assorti d’une fumée blanche remet le projet à plus tard. Elle ralentit en malmenant le levier de vitesse, elle s’arrête sur le bas-côté et me crie de sortir en courant. Je m’arrache aussi vite que je peux, la rejoins cinquante mètres plus loin. On regarde la voiture fumer pendant que les camions passent en nous envoyant des appels de phares.
— Deux solutions, me dit Talia : ou tu fais une déclaration de vol, ou je tourne sans m’arrêter jusqu’à soixante-quinze ans pour rembourser ton pote.
Je revois l’émotion de Torcazzio quand il m’a vendu sa Ferrari chérie, me suppliant de la ménager pendant le rodage.
— T’en fais pas : elle est sous garantie.
Au bout d’un moment la fumée se calme et on s’approche. Elle ouvre le capot, constate les dégâts.
— C’est juste la durit du radiateur, se console-t-elle. Et peut-être la distribution, mais c’est pas sûr… Ce qui serait bien, par contre, c’est que tu appelles vite une dépanneuse avant qu’il passe des flics : je suis pas certaine que mon permis poids lourds soit très valable en France.
Elle m’indique la borne de secours, à cent mètres derrière nous. Je marche jusqu’au téléphone abrité par une cloche en plastique, m’y planque pour composer sur mon portable le numéro d’American Express Gold Assistance, que mon agent m’avait fait mettre en mémoire quand j’étais VIP.
Dix minutes plus tard, une dépanneuse arrive et nous remorque jusqu’à Paris. Elle nous laisse avenue de Clichy trois quarts d’heure avant le « prêt-à-tourner », et repart déposer la Ferrari au garage marqué sur le carnet d’entretien. J’ai un pincement de nostalgie en voyant les feux arrière disparaître au carrefour.
— C’était bien, quand même ? vérifie Talia d’une voix inquiète.
Je réponds oui et je le pense : c’était même mieux, peut-être, que d’être allés pour de vrai nous plonger dans une mer qu’on ne connaît pas – ça nous laisse un rêve entier, un projet intact. Elle est d’accord. Je lui prends la main et je lui dis :
— Viens.
— Donc on reprend quand Bruno et Sammy sont en train de bourrer Svetlana, et puis la porte s’ouvre et c’est toi qui entres, Isis. Tu apportes un Chronopost. D’abord tu es choquée de voir tes collègues tringler pendant le service, et puis ça t’excite, tu te déloques en te caressant et tu vas grimper sur l’échelle d’Aurélien l’électricien pour te faire lécher par Roy en train de s’envoyer Talia en levrette. Et puis ça donne des idées à Svetlana qui vient prendre ta place sous la langue de Roy, pendant que toi tu vas choper Bruno par la queue pour qu’il encule Talia ; du coup Roy va faire une double avec Aurélien dans Mélody à cheval sur Sammy, tout en bouffant Svedana pendant qu’elle se gouine Talia qui s’empale sur ton gode. C’est clair pour tout le monde ? Moteur !
Je lève le doigt en m’excusant, je demande au réalisateur s’il veut bien répéter pour que je visualise. Il soupire, se pince le nez entre deux doigts pendant que Bruno, Mélody et Svetlana viennent à mon secours. Ils parlent tous en même temps et ça me paraît de plus en plus complexe. Heureusement, le cadreur demande une mise en place technique. Il mémorise son chemin caméra à l’épaule tandis qu’on mime nos positions à blanc, et j’échange avec Talia un regard morose : je préférais le scénario de la veille.
À ce moment-là une agitation résonne en limite du plateau. Une voix tonique lance un bonjour général.
— Ah non ! s’écrie le réalisateur.
Imbriqués les uns dans les autres, on déplace des jambes, on joue des coudes pour voir ce qui se passe. Dans un grand peignoir rouge, encadré par deux hommes à cravate et mallette, Maximo Novalès déclare que la feuille de service qu’on lui a faxée hier soir indiquait « PAT 14 H » : il est treize heures cinquante-cinq et il est prêt à tourner.
— Mais on rêve ! glapit le réalisateur. Je veux plus de toi sur mon plateau, connard : tu es viré ! Quel est le taré qui lui a filé une feuille de service ?
Les stagiaires se renvoient la faute avec des airs étonnés. Très calme, le hardeur présente son escorte :
— Me Ancenis mon avocat et Me Bort, huissier de justice, qui est venu constater.
L’avocat sort de sa mallette le contrat d’engagement de son client qu’il se met à expliquer au producteur descendu en catastrophe de son bureau, tandis que l’huissier, tourné vers nous, l’air réservé, constate.
— Mais il n’était plus en mesure de faire la scène ! proteste le producteur.
— Attendu que le renvoi sans préavis pour « défaillance » ne fait l’objet d’aucune clause, répond l’avocat, attendu qu’en l’absence d’avis médical autorisé ladite « défaillance » est assimilable à un accident du travail et doit être déclarée en tant que tel, attendu qu’aucune déclaration n’a été enregistrée par la compagnie d’assurances et qu’au terme des conventions collectives l’acteur dit « de X » n’est pas payé à la journée mais à la scène, il résulte que la journée ne peut être légalement considérée comme sinistrée et que la scène est due. En cas de refus signifié par l’employeur, il s’agit donc d’une rupture de contrat unilatérale relevant du tribunal des prud’hommes…
— Ça va, soupire le producteur. Qu’il reprenne sa place : enlevez la doublure. Vous, vous restez là ! enchaîne-t-il en attrapant la manche de l’huissier. Et si jamais il nous refait une panne, vous la constatez, on appelle les assurances et je me mets en sinistre.
Vu ?
L’avocat ôte ses lunettes pour consulter son client, puis parle à l’oreille de l’huissier qui acquiesce. Alors Maximo laisse tomber son peignoir, levant les bras pour faire constater, par un lent mouvement tournant aller-retour, style arrosage automatique, le volume dressé qui a fait sa gloire.
— Je suis désolée, me dit l’assistante en me raccompagnant vers les loges.
Talia court pour me rattraper, se colle contre moi en me caressant la joue.
— Tu restes ?
Il y a dans sa voix une vraie détresse, un vrai appel.
— Tu crois que c’est une bonne idée ?
— Je veux pas que tu partes comme ça, Roy. Ça compte pas, je me garde pour toi, et on se retrouve après.
Je dis bon. Et je vais me rhabiller, la mort dans l’âme. Quand je reviens sur le plateau, l’assistante m’a mis un cube à côté de la grosse dame des Pyrénées, qui me raconte combien l’exemple de sa fille lui a permis de se libérer elle-même, de quitter son mari avec qui le dialogue n’était pas possible, et de découvrir qu’on est bien mieux toute seule que mal en couple : elle s’était prouvé qu’à cinquante-cinq ans, lorsqu’on n’est plus qu’un meuble, on peut redevenir une femme. Je la félicite, j’écoute un mot sur trois, je dis que je suis content pour elle, je regarde Talia répéter ses positions et je me sens malheureux comme jamais.
— Action !
Cette fois Maximo tient la forme et, franchement, quand je vois ce qu’il lui met, c’était normal que je me rhabille. Comme c’est triste l’amour fait par un autre… Hier, sur le même cube, je m’imaginais à la place de l’acteur dans le corps de Talia ; aujourd’hui je m’identifie à elle qui serre les dents, qui gémit des oui pour déguiser la douleur en image de plaisir, et j’ai envie de cogner, de ruer dans les couilles de ce phénomène de foire qui la pilonne comme une brute en ne s’occupant que de sa prestation. Qu’est-ce qu’elle attend pour le neutraliser ?
Les autres s’activent en cadence, le cadreur rampe d’une brochette à l’autre, l’huissier fait son constat avec les mains qui se rejoignent dans les poches, et l’avocat regarde l’étalage des corps avec un air végétarien.
Je serre les doigts sur mon cube pour m’empêcher d’intervenir, de gueuler : « Coupez ! », d’aller retirer Talia de ce Meccano en disant que je rembourse la journée, que je rachète sa franchise, des choses comme ça… Mais de quel droit ? Elle fait son métier, elle, au moins. Je ne suis qu’une rencontre de passage, une nuit de sommeil, une virée en voiture, une parenthèse qui se ferme. Je baisse la tête.
— Quand c’est ma fille, je regarde pas, me confie ma voisine à l’oreille. Elle dit que ça la gêne.
Mes yeux se posent sur la broderie qu’elle a sortie de son sac. Un cheval dans un pré.
La cadence s’accélère, les positions varient, la Biélorusse remplace l’Asiatique sur l’échelle et je me concentre sur Maximo Novalès, guettant désespérément les effets du point O. Mais non, il continue d’assurer son pilonnage, le regard fixe, le souffle égal. La seule différence est que, depuis un moment, il grimace tandis que son corps oscille de gauche à droite derrière Talia, comme s’il manœuvrait une planche à voile dans la tempête. Il a gardé sa montre et je le vois farfouiller discrètement dans le bracelet, tout en malaxant les seins de Talia. Puis il avale un cachet sous le prétexte d’étouffer un cri de plaisir. Talia tourne la tête vers lui d’un air de reproche et il la remet dans l’axe d’un grand coup de boutoir, les yeux butés, le menton rentré, le front en avant.
— Oui, c’est bong ! s’époumone Mélody avec conviction dans le sandwich d’à côté. Bourreu-moi le cul pendant qu’il me défonceu le cong !
— Mais faites-la taire ! grince Maximo en crispant ses mains sur les hanches de Talia.
— Hé, Zobeu d’Or, si le Viagra ça marcheu plus, mets-toi au Prozac !
— Bien répondu ! ponctue la maman entre ses dents. Qu’est-ce qu’il est antipathique, ce vieux… Il m’a fait rater ma bordure, vé ! Pénible…
Le plan-séquence se poursuit, rythmé par les encouragements du réalisateur pour soutenir la cadence de Maximo, qui sourit d’un air mécanique en transpirant à gros bouillons sur les fesses qu’il défonce. Le regard de Talia plonge dans mes yeux et y reste, avec une insistance blessée, un mélange de détresse et de confiance, comme si elle m’invitait dans son allée de platanes pour qu’on aille ensemble jusqu’au bout du virage et qu’on découvre la maison. On est trop loin pour que je puisse partager son voyage, mais je reste dans ses yeux en lui souriant pour l’aider à s’évader du reste. Les couinements des autres s’éloignent, la lumière des projecteurs efface les corps ; je devine à contre-jour les branches qui se rejoignent au-dessus du gravier…
— Coupez ! crie Maximo.
Il s’est figé, un sourcil levé, l’air aux aguets, puis il monte la main comme pour appeler un taxi, et il s’effondre de tout son poids sur le corps de Talia. On vient la dégager, on extrait l’acteur, Bruno se précipite pour lui faire le bouche-à-bouche tandis que l’assistante appelle le Samu.
— Vous êtes content de vous ? trépigne le réalisateur en secouant l’avocat. Virez ce connard de mon plateau ! Roy, en place ! Maquillage !
— Ça va pas ? lui crie Talia. Attends au moins le médecin…
— Toi, ta gueule, et tu te remets en position ! On refait le plan-séquence : je vais pas foutre en l’air ma journée parce que monsieur a ses vapeurs !
— Il se tape un infarct ! lance Bruno.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Je suis pompier ! La pharmacie, vite, un tonicardiaque !
— Mais on n’a pas ! s’affole l’assistante.
— Écartez-vous, je lui fais un massage !
On agrandit notre cercle. Les acteurs ont mis des peignoirs et se rongent les ongles.
— Ça va aller, bredouille Maximo qui reprend des couleurs sous les mains de Bruno.
— Ça va aller mon cul ! réplique Talia. Il s’est avalé six milligrammes d’Ixense en plus du Viagra ! Six ! Deux cachets à vingt minutes d’intervalle, quand il faut huit heures entre les prises ! Il va nous claquer dans les doigts !
Silence glacial sous les spots, à part Maximo qui dit doucement « mais non », avec un bon sourire tremblotant, et qui retombe dans les vapes.
— Une couverture ! commande Bruno. Vite !
— Vous êtes tous témoins ! rugit le producteur. Vous êtes tous témoins qu’il a exigé de tourner contre la décision de la production, et sur pression de son avocat !
— Moi j’ai rien à voir avec ce mec ! décrète Svetlana.
Et elle file s’enfermer dans sa loge, pendant que la maman se précipite pour serrer dans ses bras Mélody qui pique une crise de nerfs. Je cherche le regard de Talia. Elle détourne la tête avec un air écœuré.
Je vais ramasser la broderie qu’ont piétinée les techniciens. Je la pose sur un cube, et je m’approche des garçons qui frictionnent leur collègue enroulé dans un plaid en lui murmurant des paroles optimistes. Pour faire quelque chose, je pose la main sur le front de Maximo qui est glacé. Je demande à Bruno ce que c’est que l’Ixense.
— Chlorhydrate d’apomorphine. Un traitement contre le parkinson, au départ. Ils ont découvert que ça refaisait triquer en moins de cinq minutes, et maintenant ils sont tous à se jeter dessus !
Les deux autres hardeurs protestent mollement que non, non, ils bandent naturel au ginseng, mais Bruno leur dit que ça leur servira de leçon et ils baissent la tête, penauds.
— Dites pas à Marie-Lou que j’ai repiqué, balbutie Maximo sans rouvrir les yeux, grelottant, avant de s’effondrer sur le côté.
Les autres me glissent que sa femme croit qu’il a pris sa retraite pour raconter ses mémoires, mais qu’il n’arrive pas à décrocher et n’a pas écrit une ligne.
Quand l’ambulance du Samu est arrivée, Bruno a donné les symptômes, les causes et le diagnostic. Le médecin a pris note en le remerciant, sans se laisser arrêter par la tenue du secouriste. Le hardeur est parti sur une civière et j’ai suivi Talia, tandis que le réalisateur beuglait que tous ceux qui abandonnaient le tournage seraient grillés à vie dans le métier.
— Il a trois enfants, a murmuré Talia dans la voiture de l’avocat.
Je l’ai prise dans mes bras sur la banquette arrière, j’ai serré contre moi ses angoisses et les odeurs des autres, tout ce sordide dont j’aurais voulu la libérer, sans savoir comment ni pourquoi c’était devenu si important pour moi. J’ai laissé passer trois coins de rues. Son corps était raide contre moi, ses lèvres blanches. J’ai demandé doucement :
— Tu as vu le bout de l’allée, cette fois ?
— Presque.
Elle a posé sa tête sur mon épaule, et le reste a cessé d’exister jusqu’au portail de l’hôpital.
On a attendu une heure dans le hall des urgences. Talia sortait toutes les cinq minutes fumer une cigarette, on faisait les cent pas devant la porte qui s’ouvrait et se refermait dans un chuintement. Je n’en revenais pas qu’elle passe avec tant de naturel de l’égoïsme le plus raisonné à la générosité la plus absurde. Bien sûr, le point d’acupuncture qui l’avait désamorcé la veille avait dû fragiliser Maximo, mais elle me jurait qu’elle ne lui avait rien fait cet après-midi, et pourtant elle se sentait coupable de sa crise cardiaque. Elle n’éprouvait rien pour lui, il la traitait comme un trou, et je la voyais s’angoisser de minute en minute en interpellant tous les médecins qui passaient. J’essayais de faire diversion. Je lui demandais comment le tournage allait continuer.
— Pas question que j’y remette les pieds. Ou ils remontent les chutes et ils font la durée avec ce qui est déjà en boîte, ou ils nous remplacent, ou je suis salope et je dénonce Svetlana qui est mineure, et le prod se retrouve en taule. Mais c’est pas le problème.
Ce qui l’obsédait, c’était les trois enfants qu’elle ne connaissait pas et qui attendraient Maximo à la sortie de l’école. Elle qui ne savait même pas le nom de son père et n’en avait jamais ressenti le manque – vingt-cinq mètres carrés à partager avec sa mère et sa grand-mère, ça allait comme ça –, elle était au bord des larmes en me décrivant les trois gamins élevés en pavillon au bord du golf de Saint-Nom-la-Bretèche. Les trois petits orphelins en puissance qui ne savaient rien du métier de leur papa et risquaient de l’apprendre en même temps que sa mort.
J’essayais de compatir, mais le cœur n’y était pas : j’ai du mal avec les hôpitaux. Dès que je sens l’odeur de fleur fanée et d’ammoniaque, je revois ma mère dans son petit lit plein de tuyaux, avec le bonnet de plastique sur sa tête et son pauvre sourire pâle, et les mots qui se pressent en ordre sur ses lèvres pour me laisser toutes les consignes, me léguer tous les modes d’emploi.
— Surtout ne crois pas que c’est la faute de ton père… Ç’a été mon seul bonheur sur terre, à part toi. Lis les lettres dans la valise bleue, la clé est dans ma table de nuit. Et si tu ouvres la trappe de visite sous la baignoire, ne te fais pas d’idées fausses… C’était ma façon d’être encore avec lui, toutes les nuits, quand toi tu dormais, et il m’a rendue heureuse même dans son absence, crois-moi. Allez va-t’en, mon chéri, c’est tard ; il faut que tu sois en forme pour ton match. N’oublie pas de manger un peu de viande.
Les derniers mots qu’elle m’ait dits. Les lettres de la valise bleue avaient mon âge ; c’étaient des paroles d’amour et des promesses de silence, réexpédiées par le destinataire sans avoir été ouvertes. L’écriture de maman était bien plus grande, à cette époque, mais ses sentiments n’avaient jamais changé. Le coffrage de la salle de bains regorgeait de bouteilles de château-moulinat, les pleines au premier rang, les vides couchées sous la baignoire. Chaque soir elle se soûlait au vin de papa. C’était trop facile de dire que son cancer venait de là : il y avait les soucis, aussi. La pauvreté, la dignité, le sacrifice. Elle avait préféré payer mes études et mes stages de foot, travailler jusqu’au bout plutôt que de se mettre en arrêt maladie. Elle s’était promis de durer jusqu’à ma majorité. Il s’en était fallu d’un trimestre. S’il y avait un responsable c’était moi, bien plus que les bouteilles de mon père. Quand j’ai envoyé le faire-part à Château-Moulinat, j’étais sans illusions mais sans rancune. Trop d’abrutis et de salauds se massacraient au nom de Dieu pour que j’aie envie d’y croire : mon seul moyen de prolonger maman c’était de garder ses sentiments en activité. Elle avait aimé Brian Moulinat, je l’aimerais pour elle. Même sans retour.
— Tu te rends compte ? Les jumelles ont huit ans, le petit même pas six. Et la mère qui travaille aux impôts…
— C’est tragique.
On regardait la pluie tomber sur la baie vitrée, côte à côte. Mon ton neutre l’a fait se retourner d’une pièce. Elle m’a fixé avec une dureté presque méchante.
— Si tu te fais chier, tu es pas obligé de rester.
J’ai protesté, elle m’a dit que dans la vie, elle ne supportait pas les gens qui font semblant. Alors j’ai décidé d’être franc : j’ai confirmé que les ennuis cardiaques du hardeur ne me concernaient en rien ; j’étais ravi de lui avoir servi de queue de secours, mais maintenant, s’il fallait lui faire une greffe du cœur, je n’étais pas donneur.
— Pourquoi tu restes, alors ?
— C’est pour toi que je suis là.
— Et pourquoi j’aurais besoin de toi ?
J’ai cherché, je n’ai pas trouvé de réponse et j’ai préféré m’en aller avant qu’on abîme plus de choses entre nous. Je lui ai dit en remettant mon blouson qu’elle avait raison : je perdais mon temps pendant que d’autres gens avaient besoin de moi. C’était si faux que ma gorge s’est nouée quand elle m’a dit : « Je comprends. »
Elle m’a tourné le dos, elle est allée vers la machine à café, et je suis reparti sous la pluie.
Trois lettres m’attendaient à l’appartement. Deux timbres d’Afrique du Sud et une enveloppe déposée par coursier, à l’en-tête de mon club et marquée « pour mémoire ». Le président avait l’honneur de me prier à déjeuner samedi dans sa maison de campagne. C’était prévu depuis quinze jours, mais une secrétaire précisait à la main : « Départ du car dix heures, Les Trois Obus, porte de Saint-Cloud. »
J’ai posé l’invitation sur une étagère, à côté de la convocation chez le juge, et je suis allé voir mon chien. Planqué dans le placard de l’aspirateur, il n’avait pas touché à ses croquettes. J’ai parlementé cinq minutes pour le faire sortir, puis je lui ai changé sa caisse et je me suis décidé à répondre au courrier.
J’ai pris une feuille blanche et j’ai marqué « Monsieur » en afrikaans, avec une virgule. Ensuite je suis allé à la ligne et j’ai attendu. L’appartement avait changé de silence. L’odeur de Talia n’était plus là mais sa présence imprégnait tout : le désordre artificiel, les coussins creusés sur la moquette, les débris de croissants, la bouteille vide… Au bout d’un moment j’ai barré « Monsieur », j’ai mis « Père » et c’était pire.
À mon arrivée en France, il m’avait écrit au club pour me dire qu’il était fier de moi et que, si ça me faisait plaisir, je pouvais m’appeler Dirkens-Moulinat. J’ai failli lui répondre que j’avais déjà un sponsor maillot : qu’il trouve autre chose que moi pour exporter son vin. Et puis je m’en suis voulu, par rapport à maman, et j’ai déchiré mon brouillon. Depuis il continue à m’écrire, toutes les trois semaines, pour répéter que ma mère était la seule personne bien qu’il ait jamais rencontrée, qu’il se sent doublement veuf, que je suis son remords vivant. Il me donne de mes nouvelles en tant que célébrité là-bas, il dit que ses autres fils l’ont déçu, qu’il ne demande qu’à m’aimer, et il s’étonne de mon silence.
Mais que lui dire ? On s’est vus deux fois : la première, au Salon de la Vigne, il n’a pas compris mon français ; la seconde, dans son bureau, il a laissé ses enfants officiels me mettre à la porte. Je ne venais rien réclamer pourtant, au contraire. Le recruteur français avait décidé de m’acheter à l’Ajax Cape Town et, comme j’étais encore mineur, il fallait l’autorisation parentale. Maman était morte depuis moins d’un mois, je n’avais pas d’autre famille à part le club qui m’avait recueilli, et légalement ce n’était pas suffisant. Alors j’avais donné le nom de mon père naturel. Pour quelque chose de sordide, je ne l’aurais jamais fait, je respectais la volonté de maman, mais là c’était un conte de fées. Je reverrai toujours mon arrivée à Château-Moulinat, dans la limousine noire qui traversait le vignoble. Ce n’était pas une revanche : c’était un pèlerinage en mémoire de ma mère. Et une façon de lui rendre justice : si je valais si cher tout à coup, c’est qu’elle avait quand même eu raison de me mettre au monde.
Au début, ça s’est très mal passé. À cause des conseillers juridiques qui accompagnaient mon vendeur et mon acheteur, mes demi-frères ont cru que je venais me faire reconnaître de force pour leur piquer une part d’héritage. Ils étaient encore sous le choc : Brian leur avait appris mon existence à la mort de maman, à cause du remords et de la religion qui revenait avec l’âge. Quand ils ont compris que non seulement on ne leur demandait pas d’argent, mais qu’en plus on leur en offrait pour m’autoriser à quitter le pays, le climat s’est détendu.
Mon père a quand même refusé de signer, parce qu’il n’était pas dans le besoin. Et ses enfants m’ont ouvert la porte pour que je m’en aille, sans me regarder. Brian les a laissés faire. Il faut dire qu’ils faisaient pitié, ces colosses trouillards avec leurs têtes à ulcères, clôture électrique et légitime défense. Le genre Afrikaner pur-sang qui se prend pour une espèce en voie de disparition depuis la fin de l’apartheid. Moi j’avais la vie qui s’ouvrait devant moi ; eux ils n’attendaient que la mort de leur père : je ne leur en voulais pas. J’étais un peu déçu que Brian s’écrase devant eux, mais bon. En repartant j’avais vu, sous un gigantesque arbre à lait, de l’autre côté de la pièce d’eau, la petite maison de la comptabilité où maman avait travaillé pendant six ans, avant d’attendre un malheureux événement, et j’étais quand même content de la visite. Dans mon contrat, le club s’est arrangé avec les dates pour que je sois majeur, et c’est moi qui ai reçu la prime de trois pour cent sur le montant de ma vente, que j’ai redonnée à l’Ajax pour la caisse d’entraide aux jeunes comme moi.
Je repousse la lettre de mon père et je prends celle de Jennifer Pietersen. Depuis que je suis parti, elle s’intitule « ma fiancée », alors qu’on n’a couché que cinq fois ensemble et que j’avais dû ramer six mois pour qu’elle me remarque. Évidemment, maintenant, j’ai ma tête sur les bus du Cap, les tee-shirts et les paquets de corn-flakes. Je suis un visuel qui rapporte, un produit dérivé : j’emballe les chewing-gums et je fais vendre les cœurs de palmier. Je joue chez les champions du monde. Je suis la gloire municipale, l’idole des gars de mon âge, la revanche des Afrikaners : pour une fois que notre football a l’image d’un Blanc… L’Ajax CP m’a même consacré un spot à la télé, avec un montage de mes buts – des images d’archives. Je n’en peux plus de ces courriers qui me racontent tout ce que je suis là-bas, alors qu’ici je ne suis plus rien. Au dos du brouillon commencé pour mon père, je demande à Jennifer Pietersen de ne plus m’écrire : je lui rends sa liberté, je ne suis pas amoureux d’elle, je vis avec une actrice, je suis très heureux et je regrette, voilà.
Je regarde les trois lignes en anglais qui contiennent un mensonge par mot. Tout ce que j’éprouve pour elle a été amplifié par les sentiments que m’inspire Talia depuis hier matin. Jennifer Pietersen est douce, calme, ronde, moelleuse de partout ; elle ne dit jamais un mot plus haut que l’autre et fait l’amour dans le noir avec la main sur la bouche ; c’est la mère idéale pour les quatre enfants que je veux et nos futures villas, qu’elle découpe dans les magazines pour me les envoyer, ressemblent à mes rêves de môme. Rien à voir avec cette lame de couteau qui tranche la vie droit devant elle, cette guerrière venue du froid qui trace sa route de bites en yaourts jusqu’à l’allée de platanes où elle prendra sa retraite. On ne construit rien avec une fille comme Talia. Mais ce n’est pas une raison pour détruire le reste.
Alors je recommence ma lettre à Jennifer Pietersen, et je lui mens différemment. Je lui dis que je me suis fait une blessure au genou qui pour l’instant m’empêche de jouer, mais que je pense à elle et que, même si j’aime bien Signal Hill comme quartier, ça n’a pas le charme d’Oranjezicht ni Tambœrskloof – l’idéal étant tout de même la maison rose sur les pentes de Table Mountain avec la vue sur le cap de Bonne-Espérance, c’est bien dommage qu’elle soit vendue – d’un autre côté, ce n’est pas le moment de faire des projets là-bas ; j’ai encore au moins dix ans de carrière devant moi et je peux me retrouver demain au Real Madrid, au Bayern Munich ou au Dynamo Kiev, alors on se verra bientôt chez nous pour la Coupe d’Afrique des Nations et on discutera de notre avenir, je t’embrasse.
Je plie, je cachette, je timbre. Ça ne mène nulle part, mais ça lui fera plaisir. Entretenir ceux qui m’aiment dans l’illusion est tout ce que je peux faire pour eux. Même mon argent ne sert à rien : Jennifer est d’une famille de cœurs de palmier, la meilleure marque du pays, et le vignoble de mon père tourne à plein régime. Ils jouent au cricket ensemble et j’imagine qu’ils doivent parler mariage. Maman serait si heureuse.
Je découpe dans Match la photo de soutien aux Restos du Cœur. Je fais tout petit entre Zorgensen et Kigaou, mais on me reconnaît bien et j’ai l’air d’être content. Je l’adresse à Brian Moulinat, dédicacée avec mon bon souvenir. Puis je prends une troisième feuille pour m’excuser auprès de Talia de ma conduite à l’hôpital. Ça ne vient pas. Finalement je décide de penser à moi et, vu le rendez-vous qui m’attend demain matin, je mange un truc au micro-ondes et je vais me coucher.
Bruno boit son café en regardant l’heure, nerveux, un gros sac de voyage à ses pieds. Dès qu’il me voit entrer, il me cligne de l’œil et me fait signe d’un air pressé de le rejoindre aux toilettes. Je prends quand même deux minutes pour dire bonjour à Jean-Baptiste qui, lui, a sa tête de tous les jours, l’un de ses deux costumes de rechange et tout son temps devant lui. Puis je descends l’escalier jusqu’aux lavabos où je retrouve Bruno surexcité. Pino Colado l’a rappelé en personne, après avoir vu sa cassette de démonstration : il est engagé et part en Sardaigne tourner une superproduction en décor naturel.
— Y a rien pour toi, malheureusement, ajoute-t-il deux tons plus bas : ils ne prennent pas d’amateurs. Et puis j’ai peur qu’on ne voie jamais ta prestation dans Le Seigneur des Anales, mon pauvre vieux. L’avocat de Maximo a fait saisir les bobines par un confrère, au nom de la protection de l’enfance. Paraît que Svetlana est mineure ; ça m’a foutu un choc… Tu te rends compte ? Heureusement, dans ces cas-là, c’est le prod qui va en taule. Je te brancherai sur d’autres coups, à mon retour, t’inquiète pas. La vie est belle, non ?
Je ne démens pas. Il me serre l’épaule, grimpe les marches de son grand pas de pompier qui n’éteindra plus rien. Quand je remonte dans la salle, Jean-Baptiste vide un verre de blanc en regardant Bruno s’engouffrer dans un taxi avec son gros sac. Puis il se tourne vers moi, me demande où je vais pour être habillé comme ça. Je relève un bras en me voûtant pour que ma veste ait l’air moins bien coupée, je me compose une tête de convocation aux Assedic, mais il ne me laisse pas le temps de développer.
— Il ne faut pas vous forcer pour moi, si ça repart dans votre vie, dit-il en me fixant de son regard éteint. Moi, si un jour je retrouvais la force d’entrer dans une salle de classe pour enseigner ce que je sais, vous ne me verriez plus.
Je sens la honte chauffer mes joues, je hoche la tête et je commande un chocolat, comme ça, pour faire quelque chose de nouveau. Comme son cartable n’a pas l’air vide, ce matin, je lui demande si son projet de la semaine dernière – devenir professeur par correspondance – s’est concrétisé. Il hausse les épaules, sort du cartable un gros paquet cacheté en papier kraft, à l’en-tête d’une maison d’édition.
— Je suis allé le chercher à la poste : j’avais un avis du facteur. Ce que j’écris ne rentre pas dans ma boîte aux lettres, ajoute-t-il avec une résignation crispée.
Je saute sur l’occasion de le mettre en valeur :
— Ah bon, vous écrivez ? C’est quoi ? Des romans ?
— « Monsieur, me récite-t-il en guise de réponse, nous vous remercions de l’envoi de votre manuscrit que nous avons lu attentivement, mais qui, à notre grand regret, ne correspond pas à la ligne éditoriale de notre maison. Veuillez agréer… » C’est toujours la même lettre, qu’ils aient lu ou pas. Un jour, j’ai envoyé la page-titre et quatre cents feuilles blanches : réponse identique.
Je remue mon chocolat en lui demandant d’un air intéressé quel est le titre.
— Pour en finir avec les assassins de la langue française, répond-il en empochant sa monnaie. Bonne journée.
Je le regarde partir dans son costume bleu aux manches plus claires : peut-être un souvenir de craie. Et ça me fait une espèce de joie. De fierté. Bien sûr je suis triste pour lui, mais je me dis que si je cesse de venir prendre mon petit déjeuner ici le matin, avec le départ de Bruno, il se sentira doublement seul. C’est bon de compter pour quelqu’un, même si c’est par défaut.
Je sors derrière lui, je remonte la file des taxis qui attendent à la station, et je descends dans le métro. À la quatrième marche, mon portable me sonne. Deux bips longs, un court : je viens de recevoir un Texto. Je m’arrête, prends mon téléphone et commande la lecture du message. L’écran m’affiche sur trois lignes :
сласибо за
нагалью
Dans le doute, je souris aux renfrognés qui remontent à la surface autour de moi, en me contournant d’un air hostile. C’est peut-être une insulte, mais ce n’est pas son genre : elle l’aurait laissée de vive voix sur la messagerie. Non, si elle a utilisé le Texto, et dans sa langue natale, c’est sûrement par pudeur. Ou par fierté. C’est un mot d’excuse, une déclaration d’amour ou le nom d’un cabaret russe où on fera la paix.
Je compose son numéro de mémoire, et puis je me dis quand même qu’il vaudrait mieux savoir à quoi je réponds avant de répondre.