À dix heures du matin
À dix heures du matin, le taxi m’a arrêté porte de Saint-Cloud, devant Les Trois Obus. Un type que je ne connaissais pas m’a demandé mon nom, sur le trottoir.
— Numéro 39, Roy Dirkens.
Il a regardé sur sa feuille, m’a cherché, ne m’a pas trouvé, a tourné deux pages et m’a coché dans une liste alphabétique. Celle des écartés, des réservistes. Je n’ai rien dit et je suis monté dans le car.
Ça faisait drôle de les voir tous en costume, certains cravatés, d’autres avec l’écharpe du club en foulard. Moi on m’avait dit barbecue : j’étais en jean et polo. J’ai lancé un bonjour général ; j’ai obtenu un « T’as vu l’heure ? », quelques « Salut », et j’ai fait semblant de ne pas entendre le « Heil Hitler » marmonné par M’Gana, né à Dreux, pour qui Sud-Africain blanc signifie antinoir, et je peux dire ce que je veux : c’est marqué dans mes gènes.
Je m’assieds à côté de Wishfield, l’Australien acheté un peu après moi pour raisons audiovisuelles aussi, mais qui joue de temps en temps, lui, depuis qu’on lui a trouvé un grand-père grec. C’est l’un des seuls qui ait toujours été sympa avec moi, parce qu’il ne parle pas français. Il tire une drôle de tronche, ce matin. Je lui glisse what’s new, il me répond qu’il a surfé cette nuit sur le site du club, et qu’il s’est vu dans les joueurs à vendre. Il est très vexé de l’avoir appris comme ça. Pour le détendre, je lui demande si c’est une petite annonce du genre : « Suite à mauvais résultats dans le championnat, important lot de joueurs top-niveau à saisir. » Il hausse les épaules. Alors je le rassure sérieusement : ils veulent faire monter les enchères sur Internet pour gonfler sa cote, le jour où il aura envie de partir. Il me réplique d’un air désespéré que justement : il est à vendre depuis quinze jours, et il n’y a pas eu une seule demande. Je ne trouve rien à répondre. Et j’évite de m’informer si moi-même je suis proposé à la vente. Je me doute bien que non, même en solde. Ils font une vitrine : ils ne vident pas le grenier.
Point-com, l’attaché de presse du club, un agité gluant qui s’occupait d’une chanteuse avant nous, postillonne dans le micro que c’est une occasion exceptionnelle de se rappeler qu’on est une grande famille, et qu’il faudra se tenir bien, manger de tout et être sages. Mes coéquipiers le sifflent, le bombardent à coups d’invitations roulées en boule, et il se rassied pour bouder en sortant des papiers de sa mallette.
C’est la première fois qu’on est tous réunis, les quarante-cinq ou presque : il ne manque que les suspendus, les mis en examen, les blessés pour de bon, le Coréen prêté à la Corée pour son service militaire, et Lemarchat qui s’est suicidé le mois dernier. En fin de contrat à trente-trois ans, le club ne l’avait pas fait jouer deux saisons de suite et, pour ne pas perdre pied, il allait s’entraîner avec l’UNFP à Clairefontaine, remplaçant dans l’équipe des chômeurs du foot. Il m’y avait emmené, quelquefois. Évidemment, je n’avais pas le droit syndicalement de jouer avec eux, en tant qu’étranger, mais ça m’avait fait un bien fou de voir deux vraies équipes de vrais copains disputer, sans autre enjeu que la victoire, un vrai match où chaque joueur à tour de rôle entrait sur le terrain. À l’enterrement de Lemarchat, il y avait son ex-femme, le secrétaire général du syndicat, une couronne avec le nom du club, et moi.
— La clim ! gueule Hazimi, deux rangs devant, la gloire du moment, acheté vingt millions au Barça à la mort de Lemarchat, et qui est sensible aux courants d’air depuis qu’il s’est rasé le crâne pour éviter le témoignage des cheveux dans les contrôles antidopage.
— T’as qu’à mettre ton bonnet, conseille Vibert qui est chauve aussi, mais lui on dit que c’est la testostérone.
— Je t’emmerde, réplique Hazimi.
C’était une de mes idoles, avant de le connaître. À la télé, il dit des choses du genre : l’équipe doit s’adapter à mon style de jeu. Dans le France-Football que je viens de déplier, on raconte que depuis son but de mercredi dernier contre Arsenal, son prêt avec option d’achat est en discussion à l’Inter Milan, avec plus-value de cinq millions pour nous. À part ça on est une grande famille.
Je tourne la page et commence à lire le compte rendu du 3-0 qu’ils ont encaissé à Madrid, lorsqu’une feuille s’intercale entre le journal et moi. Point-com nous distribue un questionnaire. Il dit que c’est pour le nouvel entraîneur.
— Qui c’est, encore ? ronchonne d’un air lugubre Thierry Cayolle, notre capitaine, déclaré positif à la nandrolone au tour préliminaire de la Ligue des Champions, en attente de suspension.
— Une surprise, sourit Point-com. Vous verrez sur place.
— C’est ça ! Ils vont nous le servir au dessert, il sortira du gâteau en criant « Youpi » ?
— Écrase, conseille Zorgensen, qui lui se dope à la créatine, mais qui n’est plus suspendu depuis qu’elle est légalisée.
Je regarde le formulaire. À part des questions de culture générale comme « Quel est le vrai nom de Pelé ? » ou « Quel joueur de l’AS Monaco a réduit la marque face à Gueugnon en 1996 ? », il y a des trucs très techniques du genre « Hauteur réglementaire du poteau de corner » et « Vous êtes en 4-5-1 : le Real change à la mi-temps son 4-4-2 en 3-4-1-2, comment doit réagir votre coach ? » Et puis des questions subsidiaires, style « De quel signe êtes-vous en astrologie chinoise ? » ou « Quel est votre écrivain favori ? »
— Zola, y a un accent ? demande Løfstråm.
Personnellement, je réponds Gordimer Nadine, qui est notre prix Nobel de littérature. Je ne l’ai jamais lue mais ça fait du bien, de temps en temps, un peu de patriotisme.
Point-com ramasse les copies et ils se mettent à chanter l’hymne du club, qu’ils vont enregistrer dans quelques jours contre le sida. On ne m’a pas invité à la chorale. Je fais la-la-la, histoire de m’intégrer, mais surtout pour chasser l’image qui est revenue devant mes yeux. Talia sur ma télé, cette nuit, au milieu de quatre types qui se faisaient la passe. Et moi qui figeais l’image, revenais en arrière, accélérais… L’écœurement, la tristesse et la honte. Je me servais d’elle comme des milliers de personnes, j’étais passé de l’autre côté de l’écran, là où elle n’existait que pour exciter, finir en giclées dans un kleenex et ressusciter à la trique suivante. Je lui ai téléphoné pour m’excuser des images que je venais de regarder. Je voulais que sa voix réelle m’efface tout ça, en fait. Je suis tombé sur sa boîte vocale qui disait de rappeler lundi : elle tournait à l’étranger, on ne pouvait pas la joindre et elle ne savait pas interroger sa messagerie de là-bas. Tu parles. Quand on trouve le moyen d’envoyer un Texto en alphabet cyrillique, on est capable d’écouter un répondeur.
Ce n’est pas la jalousie qui m’a fait broyer la cassette d’un coup de pied avant de la jeter dans le vide-ordures : c’est le refus. C’est son corps en live que je voulais ; ses sourires et ses silences, ses détresses et sa force, ses injustices et sa générosité, ses coups de tête et ses éclats d’enfance. Je la voulais en chair et en âme, quitte à la partager, mais pas en voyeur. Je ne supportais pas qu’elle soit à la fois injoignable et à portée de main, livrée à ma télécommande et aux choix d’un cadreur. Sa dépendance rendait ma liberté irrespirable. Mais là encore je me racontais des histoires. Elle, au moins, elle servait à des gens. C’est si facile de se croire libre quand on n’est qu’inutile.
Après deux heures de route, on arrive dans une forêt encore plus décapitée que le bois de Boulogne sous mes fenêtres. Le car franchit en klaxonnant une grosse grille électrique avec des lions, des couronnes et des serpents. Et on débouche sur une pelouse rasée golf entourant un petit château de style Walt Disney. Une tente rayée comme pour les mariages abrite des chaises, des tables et un chauffage à infrarouge. Le car s’arrête à côté de la camionnette du traiteur.
On descend et on se rassemble sur le gravier autour de notre capitaine qui mâchonne son chewing-gum d’un air affligé. Une jeune fille passe à cheval, nattes sous le casque, nous dit bonjour. Elle s’éloigne au trot enlevé. Commentaires. Puis le président arrive, en polo crocodile, short de brousse et sourire automatique sur son visage de robot froid. C’est la première fois que je le vois en vrai, sans ses costumes croisés et sa moue supérieure. En photo il ressemble à l’autre, le président de la Ligue nationale avec un grand P, celui qui élevait des poulets dans le civil mais ça s’est mal passé. Il nous souhaite la bienvenue, espère le soleil, serre quelques mains symboliques et m’accorde trois secondes et demie d’attention. Je ne suis pas sûr qu’il me connaisse, mais je suis le seul qui soit raccord avec sa tenue barbecue. Il demande comment nous trouvons son coin de campagne, amusant n’est-ce pas, ça change un peu du stress urbain, puis enchaîne avec le même sourire :
— Messieurs, je suis particulièrement ravi de fêter avec vous l’heureux événement qu’on vient de m’annoncer voici une heure : la juge Cournon, qui s’acharnait sur nous depuis des mois, vient d’être dessaisie de son dossier.
J’applaudis comme les autres, pour ne pas faire tache, mais ça me paraît un peu bizarre qu’on soit invités depuis quinze jours pour fêter la nouvelle qu’il vient d’apprendre ce matin. Je me dis que le hasard a le bras long.
Il ajoute avec un retour de crispation qu’on est là pour se détendre, et qu’on ne parlera donc pas de Madrid. Puis il nous emmène visiter un carré de barbelés où il cultive personnellement les carottes du jardin. Il explique le choix de la terre, les variétés, les croisements, le fléau des lapins, l’influence de la lune. Le 12, dont j’ai oublié le nom, lui confie que lui aussi, quand il plante ses pétunias à l’île de Ré, le meilleur moment c’est à la pleine lune. Le président le toise, lui réplique sèchement que les carottes ne sont pas des pétunias, et que la campagne c’est bien parce que ça permet de se connaître mieux. Le 12 acquiesce en baissant la tête. Pour faire oublier son penalty raté contre le Real Madrid, il faudra qu’il trouve autre chose.
Les pieds gorgés de gazon en bouillie, on fait le tour extérieur du château, dont le président nous raconte l’histoire de 1910 à nos jours. Un portable dans chaque poche fessière de son short, il récite son commentaire avec le langage fleuri et chiffré des agents immobiliers. À se demander si le but de l’invitation n’est pas aussi de fourguer sa résidence secondaire au plus offrant.
Je m’approche des petits arbres riquiqui entre leurs gros tuteurs. Chacun porte une photo accrochée sur le tronc, à la façon des affiches « Wanted » dans les westerns. Ça représente un cèdre bleu, un chêne immense, d’autres espèces dont je ne connais pas le nom. Peut-être en mémoire des arbres qui étaient plantés là avant. Je suis étonné de cette délicatesse chez un homme d’affaires qui nous achète, nous revend, nous fait fructifier ou nous jette sans trop de problèmes d’humanité. Il précise, en me voyant regarder la photo d’un remplacé, que sa femme ne s’est pas encore remise de la tempête de 99 : dépression forestière. Il ponctue d’un soupir, les yeux au ciel, me demande si je suis marié. Le 12 me prend de vitesse pour raconter d’un ton solidaire ses ennuis avec son épouse qui ne comprend pas les sacrifices qu’il doit faire pour le foot. Le président continue sa visite guidée sans lui prêter attention, et les autres commencent à se tenir à distance du 12 comme s’il était contagieux.
Tandis qu’on passe devant les cuisines, une jeune femme en blouse sort les poubelles avec beaucoup de lenteur en essayant de repérer les stars. Je reste quelques pas en arrière avec le 12. C’est bon de n’être plus le seul pestiféré. Même si, lui, il a commis une faute, alors il peut toujours se racheter, ce qui n’est même pas mon cas.
Lorsqu’on a bien admiré les quatre façades et que le tour est terminé, le président nous amène sous la tente où il nous dit de nous asseoir par affinités. Genre les attaquants près du barbecue, les milieux au centre, les défenseurs en ligne devant le buffet des desserts, et les écartés complètent les tables. Une grosse mamy nous sert des jus de fruits. On dit merci madame. Ça fait de plus en plus goûter d’enfants.
Le président allume le barbecue dans un geste solennel d’inauguration officielle, nous confie qu’il ne laisse jamais ce soin à personne car c’est la seule chose qui le déstresse, et s’informe si tout le monde aime le canard. Je file un coup de coude au 12 pour qu’il évite de répondre qu’il est végétarien. Comme il avait déjà ouvert la bouche, il demande pour donner le change si ce sont les canards du jardin.
À la table des grandes personnes viennent de s’asseoir le directeur sportif et le directeur financier, deux requins de bureau qu’on ne voit jamais et qui passent leur temps, d’après Foot-Revue, à se faire la guerre autour de nos tarifs et de nos prestations. Ils laissent entre eux une chaise vide.
Le personnel en cravate noire nous dépose des assiettes de radis sculptés encadrant les carottes du potager en trois versions : nature, râpées, mixées. Et c’est alors qu’un petit homme en blouson gris sort du château, et se dirige vers la tente où le silence se fait d’un coup.
— Messieurs, je vous présente Arturo Kopic, dit le président comme si c’était la peine.
On se regarde, incrédules. L’entraîneur nous serre la main à tour de rôle, appelant chacun par son prénom et lui disant où il l’a vu jouer la dernière fois, ce qui nous laisse quand même un peu scotchés, surtout moi quand il me rappelle le match amical contre les juniors de Bafana Bafana en 99, mon pire souvenir, avec trois buts ratés sur quatre et deux cartons jaunes, tellement j’étais furieux contre l’arbitre qui m’avait sifflé hors jeu alors que j’étais parti après la balle. Je suis consterné que monsieur Kopic m’identifie à ce jeu brouillon, hargneux qui me ressemble si peu. Son accent rocailleux mélange les pays, son regard fatigué et sa couronne de cheveux gris terne le font ressembler à un clown en civil, et on sait tous que c’est l’un des trois meilleurs coachs du monde. Toujours en mission courte, toujours engagé quand plus rien ne marche et repartant dès que ça va mieux. Il casse, il reconstruit, il redonne l’élan ; l’entretien courant, il laisse ça à d’autres. Il répète que son objectif, vu la valse permanente des joueurs d’un club à l’autre, n’est pas de faire de telle ou telle équipe la meilleure du moment, mais de hisser le football mondial à un niveau plus haut. Son célèbre carnet marron dépasse de la poche droite de son blouson informe, les questionnaires qu’on a remplis dans le car sont roulés dans la gauche. Travailler avec lui, c’est la deuxième chance de ma vie, et je vais la rater parce que le directeur sportif lui a sûrement expliqué mon cas, le virage B, l’apartheid et SOS Racisme : je suis inutilisable aux yeux des sponsors et, avec ce qu’il a vu de moi dans mon plus mauvais match, aucun espoir qu’il monte au créneau contre tout le monde pour me repêcher.
Il annonce à la cantonade qu’il s’est fixé trois mois pour refaire de nous la grande équipe que nous sommes ; dès ce soir il commencera les entretiens individuels, et à présent plus un mot de foot : bon appétit. On se rassied.
— Alors, nous lance le président réjoui dans la fumée du charbon de bois, ces carottes ?
La table des défenseurs latéraux s’extasie avant même d’avoir goûté.
— Dépêchez-vous, ordonne-t-il en retournant ses brochettes, et il ajoute à la façon d’un proverbe : Le canard, ça n’attend pas.
Le craquement des carottes crues se mêle au grésillement du gras sur les braises, avec toutes les deux minutes le cul du président qui sonne. Tout en répondant, il désigne aux serveurs les brochettes qu’il juge opérationnelles, et plaque le téléphone contre sa poitrine pour demander si la cuisson est bonne.
On le complimente. Il sourit jusqu’aux gencives difformes qu’il n’a jamais montrées, même lorsque son équipe a gagné la Coupe de France. C’est quand même consternant de voir ce Robocop à la tête d’une entreprise de quatre mille camions prendre son pied sur la finesse de ses carottes et le croustillant de sa viande. Tant qu’à investir, il n’avait qu’à s’acheter les étoilés du Guide Michelin, et laisser le foot à ceux qui aiment ça.
Mon regard revient sans cesse vers Kopic qui ne fixe que son carnet ouvert. Le directeur sportif bourre son oreille gauche de noms célèbres à acheter, et le directeur financier remplit la droite avec les indemnités de transfert. Une envie cuisante de rentrer dans mon pays serre mes genoux sous la nappe en papier. Mais comment faire ? Mon agent a été très clair : ils m’ont signé pour trois ans reconductibles et le fait d’être au placard ne me donne pas le droit de partir. « Pour l’instant ils ne t’alignent pas pour raison stratégique, mais ils te considèrent comme un très bon et ils préfèrent te bloquer, c’est logique, plutôt que de te remettre en circulation chez les adversaires. Tu devrais être flatté. » Mon dernier espoir était que Manchester veuille m’emprunter avec option d’achat : on ne dit pas non au club le plus riche du monde. Mais les Red Devils viennent de signer le gardien des Bafana Bafana ; ils n’ont plus besoin de moi en tant que Sud-Africain, pour le merchandising local. Et si ma blessure au genou se prolonge sur Internet, je ne serai même pas appelé en sélection pour la Coupe d’Afrique : mon pays finira par oublier un joueur qu’on ne voit jamais jouer, et je terminerai ma carrière en dépôt-vente, comme Lemarchat.
— Nein ! Rufen Sie mich Montag an !
Visiblement le président s’est trompé de fesse. Il a répondu à un appel du portable qui ne filtre pas et s’énerve en allemand pour éviter une négociation à laquelle il n’est pas préparé. Du coup il laisse brûler la brochette en cours, éteint le téléphone, demande qui la veut. Les gens regardent ailleurs. Le 12 lève la main avec enthousiasme. Kopic le note. J’espère que son sacrifice effacera le penalty de mercredi.
La dame qui a servi tout à l’heure les jus de fruits passe entre les chaises avec une carafe de rouge. Le président confie le barbecue à son directeur juridique, se dirige vers la table des attaquants et trinque avec le 7, qui a acheté une vigne la semaine dernière dans le magazine Gala.
— Qu’en pensez-vous, Hazimi ?
Le 7 goûte le vin, le fait passer d’une joue à l’autre, plisse les yeux, avale et laisse tomber avec une moue d’expert :
— Saint-émilion.
— C’est du bordeaux, en effet, commente le président avec une courtoisie bienveillante.
— Hein, quand j’dis ! ponctue Hazimi.
— Sauf que c’est un graves.
J’ai à peine élevé la voix. Le président se tourne vers moi, un sourcil en arc de cercle au-dessus des lunettes rondes. Tout le monde l’imite.
— T’entends l’aut’ nain ? rigole le 7. C’est lui qui est grave.
Les rires fusent et calent par à-coups lorsque le président s’approche de moi avec une lenteur attentive.
— L’année ?
Je marque un temps. Les titulaires se poussent du coude en attendant que je me plante.
— J’hésite… 83, peut-être. Ou plutôt non…
J’incline devant mon nez le verre que je n’ai pas encore goûté, respire deux fois, confirme :
— 85.
Le président encaisse le chiffre sans que rien ne bouge sur son visage. À mesure que le silence s’incruste, le ridicule qui devait me tuer laisse la place au suspens.
— Vous êtes sûr ? demande-t-il avec une prudence légèrement inquiète.
— Absolument. Château-mission-haut-brion, pessac-léognan, cru classé de graves, 1985.
Les doigts du président se referment sur le dossier de Wishfield qui lui cède sa chaise aussitôt.
— Vous m’impressionnez, dit-il en s’asseyant près de moi. Pourquoi n’êtes-vous jamais sélectionné ?
— Pourquoi je le serais ? Parce que j’ai reconnu votre vin ?
Ma voix est restée calme et neutre, mais le silence est tel qu’on m’a entendu jusqu’à l’autre bout de la tente. Point-com se précipite pour éponger l’incident en trahissant mon secret :
— Son père est un très grand producteur viticole en Afrique du Sud, président.
— Je comprends, sourit l’autre.
— Vous comprenez quoi ?
J’ai parlé avec un tel mépris que Point-com recule d’un pas, horrifié.
— Que vous auriez dû me laisser une chance ? Que c’est nul de jouer avec les joueurs comme vous le faites ? Que j’ai sûrement du talent puisque j’ai un père dans votre genre qui m’a appris à faire le chien savant avec un verre dans le nez ? Mais c’est pas mon père qui m’a appris : c’est votre poubelle ! Quand on a fait le tour du château, j’ai vu les bouteilles vides devant la cuisine. C’est tout.
Un silence de mort plombe la tente. Ils attendent tous la réaction du président qui, les yeux dans mes yeux, pèse des attitudes. J’enchaîne :
— Je vais vous dire ce qui me gave le plus, monsieur le président, c’est que pour vous on est comme vos brochettes. Vous jouez à l’être humain mais vous en avez rien à foutre qu’elles crament : personne vous en voudra et y en aura toujours d’autres à griller. Mais nous, on devient quoi, nous ? C’est dégueulasse ce que vous m’avez fait, de m’envoyer sur la pelouse pour exciter les fachos et de me mettre au placard après, mais ce qui est encore plus dégueulasse c’est que ça vienne de vous. Moi j’étais fou de bonheur et de fierté quand je suis arrivé dans le pays qui avait gagné le Mondial : j’arrivais pour jouer avec des dieux, des maîtres et des copains, et j’ai trouvé quoi ? Les magouilles, les mensonges, les soupçons, la haine… Pire que la haine : l’indifférence. C’est vrai que j’étais un joueur trop perso, c’est mon défaut, mais avec vous j’aurais pu me corriger, m’adapter si on avait voulu de moi, au lieu de m’envoyer à la casse au premier match…
Un sanglot sec me barre la gorge et je reste debout, tourné vers monsieur Kopic qui regarde son assiette où il promène un bout de canard.
— C’est ce que vous avez dit à la juge Cournon ? articule le président en faisant un sort à chaque mot.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Vous l’avez sortie, elle aussi.
Il se relève, me tourne le dos pour s’adresser aux autres :
— Il n’y avait rien dans le dossier d’instruction. Rien que les fantasmes et les délires d’une petite magistrate hystérique en mal de publicité, qui voulait se faire un nom dans les médias en tentant de salir notre club. Je sais combien elle s’est acharnée contre certains d’entre vous pour les faire craquer nerveusement – nous venons d’en voir les effets – mais soyez tous assurés de mon entier soutien. Personne ne vous ennuiera plus.
J’attends la fin des acclamations et je signale au président que, personnellement, son entier soutien, il peut se le carrer dans le cul : je démissionne, je casse mon contrat, je lui rends son fric, son appart et sa bagnole – qu’il envoie mon agent pour signer les papiers et salut ; j’ai dix-neuf ans, je ne veux plus être un retraité ni un esclave. Et je pars en courant sur la pelouse, droit vers la grille fermée que j’escalade. Trois ou quatre essaient de me rattraper en criant mon nom et que je suis con, mais je cours plus vite et de toute façon ils s’en tapent de me ramener ou pas ; c’est juste la lèche qui motive et l’intention qui compte.
J’atterris sur la route, continue à tracer vers le village avec le pouce en auto-stop. Au coin de l’église, une camionnette Darty s’arrête. C’est un type de mon âge qui vient de livrer un congélateur et rentre sur Paris. Il écoute Skyrock, baisse le volume en arrivant sur l’autoroute pour me demander ce que je fais dans la vie. Je réponds chômeur immigré clandestin. Il me demande pardon, remonte le son et je me rends compte que voilà : je suis devenu pour de bon celui que j’avais inventé devant Talia. Pour ne plus avoir à lui mentir, ni à lui avouer la vérité, j’ai cassé la vie que je lui avais cachée. Sur le coup je n’ai pas de regrets, mais au fil des minutes la fierté de mon geste part en fumée dans les bouchons.
Darty me laisse à Montparnasse et je continue en métro jusqu’à Neuilly. Au fond du dressing, je ressors la vieille valise en plastique jaune avec laquelle je suis arrivé. Je remets dedans les cinq ou six choses auxquelles je tiens : les lettres de ma mère, le maillot de l’Ajax dédicacé par Chaka Natzulu, mes vêtements d’origine. Il n’y a plus qu’à trouver un petit hôtel pas cher qui accepte les chiens. Aller jouer demain avec mon équipe de minimes à La Courneuve. Et attendre lundi 20 heures pour me sentir vrai dans les yeux de Talia.
Assis devant une bière à la cuisine, je rallume mon portable. La voix de synthèse me dit que j’ai neuf nouveaux messages, mais c’est mon agent. De bip en bip, il passe de la colère rentrée à l’impatience, puis de l’excitation à l’inquiétude. Les trois derniers messages ne contiennent plus que son prénom et l’heure. Je le rappelle. Il me dit que bravo, je suis un sacré malin : il ne sait pas quel numéro de charme j’ai fait chez le président, mais Arturo Kopic l’a contacté pour prendre un verre avec moi d’urgence.
— Comme quoi, tu vois, un placard on sait quand on y entre et jamais quand il se rouvre. Tu as eu raison de m’écouter, de faire profil bas : maintenant qu’ils t’ont oublié, ils te redécouvrent ; alors à toi de te défoncer pour obtenir ta sélection. Je dis à Kopic dans une heure, OK ? Tu as un endroit ?
— Café de la Grande-Armée.
— Rappelle-moi pour me raconter, je t’embrasse.
À trente pour cent de commission sur mes primes de match, je comprenais son enthousiasme. J’aurais dû refuser. J’avais coupé les ponts et on me tendait la main : c’était trop tard. Ma valise était faite, ma décision prise, je ne voulais plus croire, donner ma confiance, me faire avoir… Et pourtant je me souriais tout seul, dans la glace du couloir, comme au Cap le soir où le recruteur m’avait choisi.
J’ai pris une douche pour avoir l’impression de changer de jour, et je suis allé m’allonger avec les lettres de Jennifer Pietersen. Elle ne m’avait connu qu’en état d’espoir et de bonheur, elle ; je voulais effacer avec ses mots les neuf derniers mois, redevenir le Roy de l’Ajax Junior, retrouver mon rêve intact et mes illusions en ordre de marche, pour me donner une chance de repartir.
Je sépare le papier à lettres jaune pâle des photos de maisons à vendre qu’elle a découpées dans les magazines, notées de zéro à dix avant de me les proposer. Et soudain mes doigts se crispent sur une coupure de Homes Direct. Une propriété cotée sept et demi, présentée en trois photos. Je fixe la première. Incrédule. Fasciné. En plein cœur du « Coin de France », entre Stellenbosch et La Provence, à quelques kilomètres de chez mon père. Un petit portail en bois blanc. Et une allée d’eucalyptus dont on ne voit pas la fin, un tunnel de branches qui s’achève dans un virage. Exactement la vision que Talia m’a décrite, les platanes en moins. Les deux autres photos montrent un ranch à la mode afrikaner, pignons baroques blanchis à la chaux, volets vert sombre, et une piscine qui donne sur un vignoble en pente vers une pinède hérissée d’outeniquas géants, avec au loin le mémorial des protestants massacrés en Europe.
Je laisse aller ma tête en arrière, ferme les yeux. Et je me retrouve en train de faire l’amour à Talia devant quarante personnes, plongé dans son regard où nous étions seuls sur terre. Le portable sonne. Je suis tellement sûr que c’est elle que je prends l’appel sans vérifier le numéro sur l’écran.
C’est Samba, mon capitaine des minimes. Avec la rage dans chaque mot, il me dit qu’il y a eu de la baston à La Courneuve et que les keufs ont chargé. Je ne comprends pas tout, sauf que le terrain sera impraticable demain pour notre match contre Bobi-gny, et que de toute façon à l’intérieur de l’équipe, maintenant, il y a deux bandes qui veulent se fracasser.
Je le console comme je peux, tout en essayant de le préparer à l’idée que moi-même je ne serai peut-être plus aussi disponible qu’avant… Il répond que je suis un salaud de bouffon comme les autres, un bénévole de merde, et il raccroche. Je suis déçu, en même temps je le comprends, je me dis qu’il n’a pas complètement tort. Et j’évite de prendre pour un signe l’effondrement de ce que j’ai construit avec ces mômes, au temps où c’est moi qui avais besoin d’eux.