Le comptoir est désert

Le comptoir est désert. Il est assis dans un box, au fond, sous une lampe dépolie, il a disposé devant lui des pistaches dont il modifie l’alignement, avec des coups d’œil fébriles vers son carnet marron. Un trait de crayon barre un nom. Il retire la pistache concernée, l’ouvre et l’avale. Il relève les yeux, jette les coques dans le cendrier pendant que je m’assois.

— Alors ?

Je réponds en écartant les mains sur la table, devant sa ligne d’attaque. Ouvert à tout, remis à neuf.

— Pourquoi je veux te voir, à ton avis ?

— Je ne sais pas… Parce que je suis parti avant le dessert ?

— Pourquoi tu as fait cette colère ? Pour moi ?

— Je n’avais pas prévu… Je vous admire beaucoup, monsieur Kopic.

— Pas besoin. Sois toi-même, c’est tout ce que je demande. En une phrase, dis-moi ce que je dois savoir pour te connaître. Oublie ton palmarès et le virage B : j’ai lu. Donne-moi une clé pour le reste. Une phrase.

Je reste muet, le regard dans ses petits yeux mornes qui attendent sans ciller. Que répondre à ça ? Toute ma vie se bouscule, des centaines de moments et d’images se télescopent, et en même temps rien ne mérite une phrase. La phrase. Pourquoi retenir tel événement, tel sentiment plutôt qu’un autre ? Il y a ce qui est important pour moi, et puis ce qui peut lui être utile, et même si c’est la même chose je n’arrive pas à choisir. Entre Chaka Natzulu m’apprenant le ballon en fauteuil roulant et les nuits de ménage avec maman dans les bureaux vides d’Adder-ley Street, où je jouais à diriger le monde à huit ans au fond des sièges en cuir ; entre les bouteilles de mon père dans le coffrage de la baignoire et les lettres d’amour qu’il n’avait pas ouvertes ; entre le jour où je lui ai parlé français, sans qu’il me comprenne ni devine qui j’étais, et celui où il a laissé ses vrais enfants me virer ; entre mon nom sur un maillot parisien et ma tête sur les bus du Cap ; entre la France qui ne veut plus de moi et Talia qui m’a choisi… Où est la clé, dans tout ça ? Et où est la serrure ?

— Ne cherche pas, Roy. Donne-moi l’image qui te vient. L’image qui te va.

Je baisse les yeux sur les coques de pistaches au fond du cendrier.

— Pendant un mois, là où je loge à Paris, chez le joueur qu’on a vendu pour m’acheter, il y a eu deux araignées dans la baignoire de la chambre d’amis. Je fermais à clé pour ne pas que la femme de ménage les tue parce qu’elles faisaient l’amour tout le temps, je crois, enfin chaque fois que je venais les regarder j’avais l’impression qu’elles s’arrêtaient à cause de moi, et puis ça fait une semaine qu’il n’en reste qu’une, et je ne sais pas si c’est du cannibalisme, il paraît que ça existe chez les araignées, la femelle qui mange le mâle après l’amour, mais je n’ai pas de preuves et je préfère me dire que c’est une dispute, alors j’ai envie de lui apporter un remplaçant, à celui qui reste, mais je n’arrive pas à savoir si c’est le mâle ou la femelle, et je me dis aussi que l’autre va peut-être revenir un jour par le siphon… Voilà, dis-je après un silence, pour transformer l’incertitude en conclusion.

Il m’a écouté pensivement, avec un encouragement du menton à chaque pause.

— Tu es seul, quoi.

— Oui. Ça doit être ça.

— Tu as tout sacrifié au foot et la Terre s’est habituée à tourner sans toi. Pas de petite amie ?

— Dans mon pays, j’avais – enfin, c’était pas non plus… Et ici… bon, je peux pas vraiment dire…

Il acquiesce, soupire, me rappelle que l’état de vide c’est très bien, à condition d’en faire quelque chose. Je suis d’accord. Il me regarde avec plus d’amitié que tout à l’heure. Ça ne veut pas dire qu’il me comprenne ; peut-être que, simplement, il s’identifie.

— Pour qui tu as le plus de haine ?

J’hésite, projette sur la formation des pistaches les têtes de mon club, sans succès.

— Pour des types que je connais pas, qui sont capables d’enfermer un petit chien avec deux pitbulls dans une cabine téléphonique.

— Tu fais quoi de ta violence ?

— Rien. J’allais jouer à La Courneuve, avec les gosses des cités.

— Ils te rappellent d’où tu viens ?

— Les autres, j’ai rien à leur dire.

Il pose les coudes sur la table et se penche en avant.

— Moi non plus, Roy. Les enfants gâtés qui vendent leur image aux marques, les people qu’on voit autant dans les défilés et les spots de pub que sur la pelouse, les stars aux enchères qui font trois clubs dans la saison, c’est plus des joueurs, c’est des intermittents du spectacle, des stock-options qui feraient mieux d’afficher leur cotation sur leur maillot ! J’appelle pas ça une équipe, j’appelle ça un catalogue. Même bons individuellement, ils donnent rien en valeur ajoutée. Bon joueur à tant de zéros plus bon joueur à tant de zéros égale nul ! Où est l’enjeu collectif, le besoin, la rage ? Que veux-tu que je fasse avec eux ? J’arrive de l’équipe d’Iran, la misère et les mafias religieuses, et le foot qui est le dernier rempart humain, le seul recours à part Dieu : là j’ai un rôle, et je peux agir ! Tu joues mercredi.

Je serre les fesses sur la banquette pour ne pas crier de joie, sauter au plafond, le serrer dans mes bras. Je me contente d’une moue volontaire.

— Sous réserve de ta forme à l’entraînement. Tu crois que tu es rouillé ?

— Non.

— La Lazio Roma, tu en penses quoi ?

— Les pires supporters du monde.

— Caractéristiques de jeu ?

— Tacles en petits ponts, fauchages bidon en limite de surface, longs ballons dans le dos de la défense.

— Tu te sens de les bloquer ?

— Plutôt de les contrer. L’interception, c’est mon point faible.

— Tu seras milieu droit, comme à tes débuts : c’est de là que tu gères le mieux tes appels de balle. Je te laisse en retrait des attaquants pour que les Lazioles se concentrent sur eux, j’ouvre en 4-4-2, tu es libre de tes espaces. Je veux que tu marques dans les cinq premières minutes. Accélération plein axe et feinte sur le gardien : tu ne rates jamais un contre-pied, mais ici personne ne le sait. Après tu laisses faire le jeu, vous passez en 3-4-1-2, je fais monter Hazimi en pointe, et toute l’équipe a pour consigne de mettre les Romains en situation de penalty : les énerver assez pour qu’ils vous chargent dans la surface au lieu de faire semblant d’être fauchés. Vu l’état de votre jeu collectif, je n’ai pas le temps de vous faire travailler autre chose que le retournement de leur tactique. C’est Cayolle qui transformera le premier péno. Toi ensuite. Vous êtes les deux seuls à avoir la rage que je veux. La blessure, l’injustice, l’envie de venger. Tout le match, je veux que tu penses à Greg Lemarchat. Des questions ?

J’avale ma salive, complètement largué par son contrôle, ses ruptures, ses ordres martelés du tranchant de la main sur la table.

— Pour mon passeport, comment ça va se passer ?

— Très bien.

— On me fait grec ? Portugais ?

— Pas besoin : je n’aligne que trois extra-communautaires et tu en fais partie. Autre chose ?

— Pour Cayolle, c’est un super-joueur, je suis content, mais par rapport au dopage…

— Il nie et je le crois. Un de vos anciens coachs vous a donné des compléments alimentaires dont vous ignoriez la composition : moi je ne vous donne rien et ça me suffit. Si Cayolle est suspendu, je le remplacerai, s’il ne l’est pas, il reste votre capitaine. Gordimer Nadine, c’est quel genre de livres ?

— Des prix Nobel.

Il rassemble les pistaches au bord de la table, me regarde en biais, laisse tomber :

— Faudra que je lise.

— Moi aussi.

Il sourit, creuse sa main, et les pistaches sélectionnées regagnent leur soucoupe.

— Tant qu’on me dit la vérité, Roy, je fais confiance. Quel est le problème ? Je te sens soucieux.

— Le président, après ce que je lui ai balancé tout à l’heure… vous croyez qu’il voudra, pour moi ?

— Primo, il faut qu’il perde l’habitude de décider à la place des entraîneurs. Deuzio, il veut quoi ? Que je vous remonte en haut du tableau. Et mercredi c’est avec toi ou c’est sans moi. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien, c’est génial, mais… Je n’arrive pas à croire qu’un homme comme vous parie sur un type comme moi.

— Pourquoi ?

— Je n’ai jamais fait mes preuves, monsieur Kopic. J’ai marqué trente-huit buts en solo, c’est tout. À la fois je manque d’expérience et je me suis usé depuis que je suis en France, je le sens bien. Pas le physique, le mental.

Il m’offre une cigarette, en allume une, et referme son carnet marron.

— N’oublie jamais de douter, Roy. C’est ta force.

J’ai vu quand je t’ai parlé de ton match contre les Bafana, pour savoir ton regard sur ton jeu. Si on n’est pas conscient de ses limites, on ne les dépasse jamais. Alors dis-toi que le discours que je t’ai tenu, je vais peut-être le répéter à chacun des titulaires, pour qu’il se croie l’axe du jeu comme toi, mais ce n’est pas sûr non plus.

Il pose une main douce sur mon épaule. La tête dans mes coudes, j’ai craqué et je pleure sur la table.

— C’est bien, fils. La victoire, pour moi, c’est pas seulement un score, c’est un état d’esprit, d’accord ? Et plus on gagne mieux c’est, mais l’important c’est de pas se perdre.

Je me redresse, lui demande pardon de m’être étalé devant lui. Il me répond merci, puis me désigne sa montre et m’indique la sortie d’un coup de menton. Il a dû grouper ses entretiens ici, dans ce café où je m’enfonçais de matin en matin, entre deux autres exclus, pour éviter de me perdre complètement – il a raison. Si je suis repêchable aujourd’hui, pour lui, c’est que je me suis laissé couler en apnée, quand la vie devenait irrespirable.

— Rentre chez toi et dors. Entraînement lundi huit heures.

La voix de Talia me trouve sur le trottoir, deux ou trois cents mètres plus tard, dans le même état. Elle me demande si j’ai eu le message pour lundi. Je réponds oui. Elle dit que c’est gentil d’être allé voir Maximo. Elle rentre de Sardaigne, elle est contente, dix heures par jour, des partenaires shootés à mort, c’était l’horreur mais bien payé, elle a pensé à moi, elle m’a écrit une carte postale qu’elle a oubliée à l’aéroport, Bruno Pitoun m’embrasse, ils n’avaient pas de scène ensemble et il est tombé amoureux de sa partenaire, ils ont décidé de prolonger hors caméra en visitant la Corse, elle a hâte de me voir, mais elle préfère récupérer cette nuit et qu’on se voie demain. Je pense la même chose. Je n’ai pas envie de tricher, ce soir. Pas après le moment que je viens de vivre.

— Ou si tu es pris, on se voit que lundi soir, dit-elle en traduisant mon silence. Ou on se voit plus, si t’en as marre, c’est pas un problème.

— On déjeune demain ?

— Royal-Monceau, dans le hall à treize heures. 35, avenue Hoche.

— D’accord. J’ai pas mal de choses à te dire…

— Tu as une drôle de voix. Tu es pas tout seul ?

— Voilà.

Au fond c’est plus simple, et ça rééquilibre.

— Excuse-moi. Tu fais comme tu veux, bonne soirée.

Elle coupe. J’éteins mon portable en lui en voulant un peu. De quoi ai-je envie avec elle, maintenant ? Comment l’emmener avec moi dans cette nouvelle vie qui commence lundi ?

Je rentre en me répétant le discours de Kopic, je me couche sans manger, je m’endors tout de suite, j’ouvre un portail blanc et je passe la nuit à marcher sur des pistaches dans une allée d’eucalyptus.