Elle revient

Elle revient, pressée, se rassied, éteint son portable, fait signe au garçon de se grouiller pour la note. Je sors un billet de ma poche, lui rappelle que je n’ai pas répondu à sa question.

— Quelle question ?

— Comment je suis arrivé sur ton tournage…

Je prends ma respiration, mais elle regarde l’heure et m’abrège :

— C’est ton pote Bruno qui t’a dit : « Viens te rincer l’œil », c’est ça ?

Un peu cueilli, je ravale ma phrase et j’admets. Elle bondit soudain vers la chaussée, arrête un taxi d’un coup de sifflet qui fait se retourner cent personnes, revient vers moi.

— Écoute, je suis à la bourre : ils m’avancent ma séance photos. Mais j’ai pas envie de te quitter comme ça, tu m’accompagnes ? Ou tu avais prévu autre chose ?

J’empoche la monnaie en me levant avec un sourire décalé. Moi qui m’enfonce depuis des mois, j’ai un peu de mal à m’adapter à l’incroyable santé qu’elle dégage. Pour reprendre l’avantage, je lui dis avec un minimum d’orgueil que j’avais des projets, oui, mais que je peux en changer. Et j’ajoute dans le genre banal : laissons faire le hasard qui jusque-là nous a plutôt souri.

— Non.

Une gravité soudaine a tendu son visage. Elle n’a plus rien de sensuel, d’impatient, de tonique. La gravité lui donne un air d’enfant battue, une fragilité que je ne lui ai pas encore vue.

— Non quoi ?

— Ce n’est pas le hasard.

Elle ouvre la portière, me pousse à l’intérieur, donne une adresse au chauffeur et me rejoint sur la banquette.

— Ce n’est pas le hasard si tu as remplacé Maximo.

— Ah bon. Il a souvent des problèmes ?

— Il n’a aucun problème. À cinquante-sept ans, c’est encore l’un des meilleurs du métier. Trois fois Zob d’Or au Festival de Hambourg. Je suis un peu vache, mais bon. Faut bien que je pense à moi.

J’essaie de démêler ses phrases pour leur donner un sens. Au feu rouge elle me prend la main, me soulève un doigt après l’autre.

— Garde-le pour toi, mais je lui ai fait le point O.

— Le ?

— C’est un point d’acupuncture. O comme « out ». Tu vrilles entre les deux vertèbres, ici, et le mec débande en trois secondes.

J’avale ma salive, croise le regard du chauffeur qui nous écoute d’un œil rond dans le rétro.

— Pourquoi tu as fait ça ?

— À ton avis ?

Je détourne les yeux, gêné par l’émotion qui monte dans ma gorge.

— Tu… tu veux dire qu’en me voyant, comme ça, tu as eu envie qu’on fasse l’amour ?

— Oui. Je me disais que fatalement, tu aurais une bite moins grosse.

Je déglutis, lui réponds dans le genre fair-play que je suis très flatté.

— Tu peux. Là, j’ai des photos-tests ventre-plat pour Danone, hyperimportantes : j’avais pas envie de m’épuiser avec l’autre. Toi au moins, tu m’as détendue.

Elle m’embrasse sur la joue. On roule au pas dans les embouteillages. Elle refait son maquillage, sifflote les chansons de l’autoradio. Moi j’essaie de me remettre en ordre : c’est difficile de reprendre goût à la vie quand on s’est cru fini.

— T’as presque pas d’accent, remarque-t-elle alors que je n’ai rien dit depuis cinq minutes.

— Toi non plus.

— Merci.

— Tu as des diplômes, en français ?

Elle hausse les épaules.

— Si tu crois que les filles de l’Est, c’est leurs diplômes qui intéressent la France…

Il y a une tristesse terrible dans sa voix. Pas la tristesse d’être à la place où elle est, mais celle d’avoir sacrifié le reste. Elle assume le présent, elle est mal dans le passé. Le contraire de moi. Ça ne veut pas dire qu’il y ait un avenir entre nous, mais c’est déjà un départ.

— On se revoit demain, alors ? dis-je pour confirmer.

Elle a un claquement de langue, range son crayon à paupières, referme son poudrier et le jette dans le couffin. Elle me regarde par en dessous avec contrariété. Elle ouvre la bouche, soupire en se détournant.

— Écoute, fait-elle sans quitter des yeux la notice collée sur la vitre en cas de réclamation, j’ai dit ça sur le moment… Oublie…

— Pourquoi ?

Le genre cri du cœur. Avec l’aigu qui dérape sur le « oi ». Ça m’a échappé et je me sens ridicule. Elle se retourne et me dévisage, aussi agacée que moi par ma réaction.

— Tu veux quoi ? Faire comme ton pote ? Tu as vraiment envie de devenir hardeur ?

Je réponds d’un geste vague. J’ai surtout envie de la revoir, mais je ne voudrais pas qu’elle pense que je l’assimile à son métier. Et puis je n’aime pas son ton de grande sœur qui sermonne.

— Tu sais pas ce que c’est, ce milieu. Tu as eu le top, aujourd’hui : un réal qui se prend la tête avec ses plans, des mecs polis dans une jolie lumière, des filles lavées qui niquent du bout des fesses, genre je réalise mes fantasmes et j’ai gardé ma fraîcheur, mais l’abattage, tu as aucune idée de ce que c’est. Les gonzos crades, les tournages gore pour l’export, le sado-scato, les fists et les pieds dans le cul jusqu’à la cheville…

Le taxi monte le volume de sa radio. Talia hausse le ton :

— Le quarté, tu connais ? Double pénétration dans chaque trou. Tu ajoutes la bouche, tu as un sextet, et bien contente si on te laisse le nez pour que tu respires. C’est ça le marché, aujourd’hui, et les filles qui vivent que de ça sont bien obligées de suivre, et les mecs se gavent. Pour un type sympa comme ton ami Bruno, limite SDF et qui en revient pas que d’un coup on le paye pour troncher des belles nanas, et qui nous dit merci à chaque fin de scène, combien tu en as qui nous humilient, qui nous blessent, nous tabassent, nous déchirent, nous violent légal, nous contaminent exprès pour se venger de leur vie de merde ? C’est ça qui te branche ?

J’aimerais bien lui dire que dans le foot, tout n’est pas rose non plus, mais le besoin de me confier est bien moins fort que celui de gagner sa confiance.

— À moins d’être un miraculé du cul dans le genre Bruno, ou d’avoir un QI de vingt-huit centimètres comme Maximo Novalès, qu’est-ce que tu peux attendre de ce métier ?

— Et toi ?

J’ai posé ma question le plus doucement possible, mais il y a quand même du reproche dans ma voix. De l’incompréhension, en tout cas.

— J’attends rien, moi. Je passe ! Je me raconte pas d’histoires comme toutes ces connes qui s’imaginent qu’en étant connues dans le X, elles vont faire carrière ensuite dans le traditionnel. Ça marche jamais, Roy, jamais ! Toujours t’auras le cul marqué sur le front, et si on t’engage c’est pour que tu fasses ce que les actrices normales refusent de faire. Moi je me suis donné trois ans pour ramasser le max de fric et me brancher sur tous les carnets d’adresses et les plans boulot que je peux. Entre-temps je bosse comme une malade pour me cultiver, être sortable, avoir l’air et faire honneur : dans trois ans je m’agrafe un vieux de la jet-set, je le passe devant le maire, je lui ensoleille ses dernières années, je lui paie le plus bel enterrement de sa vie et ensuite je m’achète ma maison, je vis comme je veux, je suis tranquille et je vous emmerde. Tranquille, tu entends ?

Les larmes sont venues dans le cri de la dernière phrase. À peine des larmes : deux reflets aussitôt disparus comme la buée sur un pare-brise.

— Excuse-moi, dit-elle d’un ton sec. Mais ça me tue, les gens comme toi qui ont pas la rage.

— Qu’est-ce que tu en sais, si j’ai pas la rage ?

Elle arrange son col, refait son chignon qui s’éboule de plus belle, s’accoude sur ses genoux, couche la joue dans sa main et me regarde avec un genre d’espoir.

— Tu la caches bien, en tout cas.

— J’essaye.

On laisse revenir le silence entre nous, comme un retour de confiance.

— C’est vraiment bouché, remarque le chauffeur.

— Tu m’en veux pas, Roy ?

— Non. Je m’inquiète un peu pour toi, c’est tout.

— Je vais très bien, dit-elle froidement. Je fais mon test toutes les trois semaines, c’est OK. Et quand j’ai un doute sur un mec, je lui sors que je suis née à trente bornes de Tchernobyl, et du coup c’est lui qui exige la capote. De toute façon je fume un paquet et demi, je bouffe des vaches folles, des légumes trans, je respire de l’amiante et je me nique le cerveau avec mon portable. Jamais on sait de quoi on crèvera en premier, alors autant s’en foutre, non ?

Je lui réponds qu’en ce qui concerne les téléphones portables, on n’est pas encore sûr que ça soit dangereux pour l’usager.

— Ça l’est pour les fantômes. Je te signale qu’en Angleterre, les scientifiques viennent de prouver que dans les maisons hantées où les gens ont des portables, les apparitions ont diminué de moitié ! Je vais descendre là, monsieur : j’arriverai jamais, sinon. Vous me faites une fiche, s’il vous plaît. Tu gardes le taxi ?

— Non, non, c’est bon.

Le chauffeur rédige le reçu tandis qu’elle se déchausse et prend dans son couffin une paire de rollers.

— Tu fais ce que tu veux, Roy, en fait. Je me suis bien entendue avec toi, ça me gêne pas qu’on rebaise, mais j’aimerais qu’y ait autre chose entre nous. Si on doit devenir copains, ça serait mieux que tu aies un métier qui me change. Footballeur, ça me va bien. Entraîne-toi, donne-toi, j’sais pas, deviens bon, si c’est ta passion. Moi j’en ai pas de passion, c’est ça mon problème. J’ai jamais rêvé que d’une chose, me barrer. M’en sortir. Et vu d’où je viens, j’avais que mon corps. Merci, dit-elle en empochant le reçu.

— Je peux vous demander un autographe ? Je m’appelle Bernard.

Elle tire une photo de son couffin, écrit son nom avec plein de zigzags autour. Je sors, contourne la voiture, ouvre sa portière. Mon téléphone sonne dans ma poche. Je plonge la main pour l’éteindre. J’aime bien qu’elle s’inquiète de la disparition des fantômes, là où les autres s’angoissent pour le réchauffement de la Terre.

— À la prochaine, dit-elle sur le trottoir en pivotant sur ses roulettes.

— À demain, dis-je d’un ton net.

Elle me sourit en coin, hoche la tête.

— Si tu le sens.

— C’est ton vrai nom, Talia Stov ?

— Version courte. L’intégrale c’est Natalia Stovetzkine.

Elle patine sur place en balançant ses bras, claque dans ses mains, hésite. Je dis : « Oui ? » pour l’encourager. Elle s’accroche aux cordons de mon survêt.

— On n’aurait pas déjà baisé, je te draguerais bien.

— Ça t’a plu moyen, quoi.

— Je te parle pas cul, je te parle fantasme. Tu as l’air tellement clair, tellement bien dans ta petite vie nulle, à rien prendre en main… Comment tu fais pour être si cool ? Tu as pas de rage et tu as même pas de tristesse. Tu es un Martien pour moi.

Je baisse les yeux. C’est fou que ma tête exprime si peu ce que je suis à l’intérieur. Si elle me refuse la rage et la tristesse, je ne vois pas trop ce qui me reste. À moins qu’elle perçoive celui que j’étais avant. Ou qu’elle anticipe, si on veut être optimiste. Après tout, qu’est-ce qui m’empêche de foutre en l’air le système qui s’est servi de moi, de vider mon sac vendredi devant le juge d’instruction, de cracher ma vérité aux journalistes, ou de faire pression par le chantage sur le président pour qu’il me laisse rejouer et que je prouve à tous que sur la pelouse c’est moi le meilleur ? Oui, mais si je reviens dans l’actualité et que Talia découvre à la télé combien je gagne en réalité, je ne me vois pas survivre à mes mensonges. Et vraiment, là, en ce moment, ce qui compte le plus pour moi c’est de rester un Martien pour elle.

— Tu sais jouer au Trivial Pursuit ?

Je réponds non, histoire de lui dire une fois la vérité.

— Je vais t’apprendre. Viens chez moi à neuf heures, je te ferai un dîner. À moins que tu aies une fiancée ?

Elle m’a posé la question d’un coup de cils. Je secoue la tête, lui demande son adresse. Elle me l’écrit sur la main, avec son numéro de téléphone. Puis elle part en slalomant entre les voitures à l’arrêt, son couffin d’osier ballotté à chaque poussée de rollers. Je me demande ce qui peut se passer entre une fille et un type qui ont pris l’amour à l’envers, qui ont commencé leur relation par ce qui en est normalement l’aboutissement. Que va-t-on faire du temps qu’on n’a pas mis à se désirer, à se rêver, à s’attendre ? Je ne sais vraiment pas si c’est du temps gagné ou du temps perdu.