C’est le seul immeuble

C’est le seul immeuble de l’impasse avec des fenêtres et une porte normales. Les autres sont murées par des parpaings défoncés à coups de masse, remplacés par des bâches.

Dans l’entrée aux vieux murs qui se décroûtent, un enfant est allongé par terre sous les boîtes aux lettres, son cartable en oreiller. Il relève les yeux de sa BD. Il monte son pied jusqu’au bouton de la minuterie, l’enfonce d’un coup de talon, me dévisage. Il est très gros, engoncé dans un training fluo, dix ou douze ans. Je le remercie pour la lumière, lui demande s’il sait à quel étage habite Mlle Stov. Il se remet debout aussi vite qu’il peut, sans me quitter des yeux, me dit qu’ils sont copains, que c’est au quatrième gauche et qu’il s’appelle Rudi. Il me tend la main, je lui dis mon prénom en la serrant. Il hoche la tête, gravement, ajoute que ça va lui faire plaisir. Ses quelques mots l’ont complètement crevé. Il se recouche lentement pour reprendre son souffle.

Je monte les marches affaissées entre les tags, le rap, les cris de bébés et les engueulades d’adultes. Les paliers sont des dépôts de poubelles, jouets, poussettes et vélos cadenassés aux barreaux de la rampe. Entre le deuxième et le troisième, un petit grand-père en caban de marin s’efface pour me céder le passage. Je m’appuie contre le mur, lui laisse la priorité en tant que vieux ; il me la rend parce que je monte. Au palier suivant, je le vois qui me suit des yeux, adossé à la rampe.

Je presse une sonnette qui tient par du scotch. La fille qui m’ouvre, nombril en avant et pétard aux lèvres, jette un œil glauque à mon bouquet de fleurs. Je lui dis pardon, je me suis trompé : je croyais que j’avais sonné chez Talia Stov.

— Chez Talia Stov et Annouck Ribaz, répond-elle d’un air fixe. Elle ramène du boulot à la maison, maintenant ? Fait chier. Ben entre.

Elle me tourne le dos, part dans le couloir d’un pas flottant. Je referme la porte. Des piles de cartons encombrent le vestibule. L’ampoule est nue, les dessins du papier peint disparaissent sous la crasse, mais le parquet sent la cire fraîche.

— Amène-toi, dit-elle sans se retourner, chaloupant d’un mur à l’autre.

J’hésite, pose mon bouquet sur les cartons.

— Talia n’est pas là ?

— Viens, j’te dis. Chuis sa coloc.

Elle entre dans une chambre, tire sur son joint, me le tend. Je dis non merci. Alors elle remonte son pull sur une grosse poitrine immobile et me la fait voir de trois quarts, les mains sur les hanches.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

Je répète non merci.

— Et l’aut’ qui se croit. J’te demande pas par rapport à toi, j’te demande par rapport à eux.

Elle désigne du menton les dizaines de seins datés au feutre qui s’alignent en posters sur les murs. Ils ont un air de famille, à part la grosseur qui varie.

— Auxquels je te fais penser ? insiste-t-elle.

Je désigne au hasard le poster au-dessus du lit.

— Mais non, merde, c’était avant d’avoir son gosse, là ! Ils sont plus petits, maintenant, comme moi ! C’est eux à qui je ressemble ! trépigne-t-elle soudain en martelant la photo à gauche du miroir. Dis-le, bordel !

— OK. C’est vrai que si on regarde bien… y a quelque chose.

Elle m’empoigne par le col, tire sur ma chemise.

— La vérité ! J’veux la vérité, t’entends, c’est clair ?

Je me dégage, lui dis de me lâcher : on se connaît pas, je vois pas la différence et j’en ai rien à foutre. Elle se met à hurler, se jette contre le mur, cogne à coups de poing la poitrine du mois dernier qu’elle traite de salope, arrache les posters. Je recule lentement dans le couloir, consterné. J’ai connu ce genre de crises quand j’étais petit et qu’on allait jouer dans la banlieue de l’aéroport, contre les Zoulous de Guguletu qui sniffaient de la peinture au plomb. On faisait exprès de ne pas marquer, parfois, pour éviter la casse. Le même type qui avait l’air normal et sympa la minute d’avant pouvait d’un coup se transformer en dingue absolu à cause de rien. En général on se barrait à temps et c’est le ballon qui prenait les coups de couteau.

Une clé tourne dans la serrure, la porte s’ouvre en heurtant le mur. Talia entre avec un sac d’où dépassent des branches de céleri, découvre mes fleurs, et referme la porte du pied avec un soupir énervé. Je viens à sa rencontre en m’excusant d’être en avance. Elle me colle dans les bras son sac de légumes et fonce jusqu’à la chambre où l’autre continue de brailler en sanglotant.

— Et pourquoi t’es pas chez ta mère ?

— Un mec s’est foutu sous le métro, si tu veux savoir !

— Tu vas me lâcher, un jour, oui ?

— Il trouve que j’ai les seins de Sophie d’avant l’accouchement !

— T’as quand même pas repris l’ecstasy avec le Red Bull ?

— Cool : j’fume un buzz dessus et ça craint pas…

— Mais putain, je vais la tuer cette conne !

— Lâche-moi !

Trois sons de baffes et les cris se calment. Talia ressort en traînant sur son dos la fille qui gémit. Je propose mon aide.

— Et comment je fais, quand t’es pas là ?

Elle traverse le couloir, ouvre une porte d’un coup d’épaule de sa colocataire, referme derrière elle. Je vais poser le sac à provisions dans la cuisine, et je le vide pour m’occuper. En plus des céleris, elle a acheté des tomates, des concombres, douze yaourts, du piment et un morceau de viande rouge qui ensanglante le tout. Je cherche quel plat on peut faire avec ça. Peut-être une recette d’Ukraine.

Dans une bassine est posé un vieux livre jauni, à moitié décousu, entre un paquet de coton et une bouteille d’alcool à brûler. Larousse des bons usages. Les murs gris sont décorés de plages en cartes postales, marquées « Saint-Jean-Cap-Ferrat ».

À côté, les bruits de vomissement finissent en chasse d’eau. Puis c’est la douche qui prend le relais, vibrant dans les conduites au-dessus de ma tête. J’ouvre le frigo, pour ranger. Il est vide, à part des petits fromages en cubes, une bouteille de Ricard et un marteau. Comme il y fait plus chaud qu’à l’extérieur, je referme la porte et remets les provisions dans le sac. Puis je vais regarder la vue au-dessus de l’évier plein d’assiettes, derrière les rideaux en toile cirée jaune soleil. La fenêtre donne sur un trou avec deux grues et une gare de triage. Horizon de rails entre-croisés dans le crachin, caleçons de l’étage au-dessus qui gouttent sur le rebord. Je comprends les rideaux.

— Sers-toi un verre, lance Talia depuis la salle de bains.

— Ça va, j’ai le temps.

— Tu peux mettre un CD, au salon.

Ce qu’elle appelle le salon est un débarras de trois mètres sur cinq derrière un store chinois, où s’entassent des bouquins, une télé, une minichaîne, trois fauteuils de jardin et une plante jaune. Les murs sont couverts de flaques irrégulières plus ou moins rouges, art abstrait ou jets de yaourts. J’allume la platine laser. Un techno-rap éclate les baffles.

— Enlève : c’est à elle. Prends dans le bac vert.

Le bac vert contient de l’opéra, du sucré latino et l’intégrale de Georges Brassens. Je regarde la bonne tête barrée d’une moustache blanche, le sourire d’intelligence fatiguée penché contre l’oreille d’un chat siamois. Je lui rends son sourire, et cherche la Chanson pour l’Auvergnat, un de mes premiers cours de français à l’école. Le CD est plié en deux. J’ouvre les autres boîtiers : c’est la même chose. Sans doute la coloc, dans un moment de crise. Je range le coffret. Par curiosité, je regarde l’état des CD dans le bac rose étiqueté Annouck Ribaz. Ils sont tous intacts. Talia n’a pas dû encore se rendre compte.

L’eau s’arrête.

— Roy, ça t’ennuie pas de m’apporter une serviette ? Troisième carton à droite dans la pile sous tes fleurs. Merci, au fait. C’est des quoi ?

— Des protéas. Ça pousse dans mon pays.

— Ça me touche beaucoup.

Quand j’arrive dans la salle de bains, Talia est en train de frictionner à mains nues les épaules d’Annouck Ribaz qui grelotte assise dans la douche. Son dos ressemble aux voies ferrées de la cuisine.

— T’inquiète pas, elle mord plus, dit Talia en l’enroulant dans la serviette. Passe-moi un Lexomil, sur le lavabo. Avec un verre d’eau.

Elle lui fait avaler le comprimé, s’accroupit, lui attrape la cuisse droite, le bras gauche, la soulève en se calant sous l’aisselle et ramène dans la chambre le corps tout mou qui se laisse faire. Je n’en reviens pas de sa force physique. Ses gestes efficaces et brutaux, sa technique de déménageur pour répartir le poids n’ont rien à voir avec la grâce acrobatique que je lui ai connue dans l’amour.

— Comme ça on sera tranquilles, me dit-elle en la couchant.

— Hein qu’ils vont me prendre ? bredouille Annouck Ribaz.

— Évidemment qu’ils vont te prendre, la rassure Talia d’une voix ferme. Comment ils feraient sans toi ?

— M’en veux pas… Je fais des efforts, tu sais.

— Je sais.

— J’ai appelé pour le frigo… Et puis t’as le vieux qui vient de te porter un bouquin… Je l’ai désinfecté.

— Allez, dors.

Elle rabat la couette, me pousse l’épaule pour sortir de la chambre et referme la porte dans notre dos. On remonte le couloir, jusqu’à la cuisine où elle se laisse tomber sur une chaise.

— J’en ai marre de ce boulet, tu peux pas savoir. Au départ, c’était un calcul : je suis vraiment douée… Quand je l’ai connue, elle gagnait super-bien sa vie. Elle faisait le pied d’Uma Thurman dans la pub Lancôme. Je me suis dit : mannequin en kit, ça c’est pour moi.

— En kit ?

— Y avait de l’espoir : elle avait commencé par le X, elle aussi ; je me suis fait copine pour qu’elle me branche sur ses contacts, et puis elle a commencé à déconner, elle a dit aux journaux : « Le pied d’Uma, c’est moi. » Elle pensait que ça lui rapporterait des rôles. En fait elle avait juré le silence par contrat : elle s’est grillée à vie. Elle refuse encore de l’admettre. Elle s’est mis dans la tête qu’elle avait les seins de l’autre gourdasse qui ne veut plus tourner à poil depuis qu’elle est maman – résultat, tu as vu les murs de la chambre. Je sais pas comment faire. Elle a claqué tout son fric en prothèses : elle dit que c’est jamais la bonne taille, elle a plus payé sa moitié de loyer depuis six mois, faudrait que je la vire, mais j’ai peur qu’elle se foute en l’air – j’en ai marre d’être comme ça, Roy, je me fais toujours avoir, j’ai pas les moyens d’avoir du cœur, merde ! L’idée c’était de lui piquer des contrats, c’est tout !

Elle ouvre le frigo, me tend la bouteille. Je lui demande si elle lui en a quand même piqué. Elle hausse les épaules.

— Je suis dans un fichier. J’ai le corps en pièces détachées, rubrique fesses, ventre et ongles : ce qu’ils ont retenu de moi. Pour l’instant, j’ai que mon ventre qui sert, pour Danone. Tu as dû voir à la télé : le yaourt aux fibres qui facilite le transit. Y a des flèches bleues qui tournent autour d’un nombril : c’est moi. Là, j’ai casté la nouvelle campagne Actimel, mais ça me paie le loyer, c’est tout. L’objectif, ça serait d’arriver à gagner ma vie sans me faire mettre.

— Et mannequin normal, comme tu voulais au début ?

Elle secoue la tête.

— Quand tu as fait du X, pour la mode et les marques, tu es finie en tant que personne. Tu peux plus exister qu’en morceaux.

J’ai une montée de tendresse devant sa résignation. On l’a rayée du genre humain et elle s’y est habituée, comme moi.

— Non, mon grand espoir c’est Internet : les solos on line avec le connecté dans sa piaule qui bouge lui-même la web-cam depuis son clavier : ça serait le rêve pour moi. Mais bon. Je suis pas toute seule à postuler, pour ce genre de plans.

— Et faire carrément autre chose… ?

— Quoi ?

J’ai une moue vague.

— Le seul truc qui me branche dans ce métier, c’est l’exhib. C’est le meilleur moyen de me protéger. Me planquer derrière mon corps. Les inconnus qui se branlent sur moi et me zappent ensuite, ça me va tout à fait.

Elle me reprend la bouteille de Ricard, s’excuse de ne pas avoir de glaçons : Annouck Ribaz lui a flingué le frigo en essayant de le dégivrer au marteau.

— Pardon d’être sur les nerfs, je voulais qu’on passe une soirée sympa, mais…

J’embrasse ses points de suspension. Elle détourne les lèvres, boit une gorgée, repose la bouteille et marche autour de la cuisine, avec des regards accablés pour les piles de vaisselle sale.

— Mon premier tournage, dit-elle en montrant les plages sur le mur. Libertines, un soft pour M6. J’ai cru que c’était toujours ça, le X en France : bronzer à poil au soleil pendant que les mecs autour font du dialogue.

Mon estomac gargouille. Je lui demande ce qu’on fait avec les légumes.

— J’ai la flemme, répond-elle. Et vaut mieux que je sois raisonnable : demain j’ai de l’anal. Tu as faim, toi ?

— Non, ça va.

— Y a des Apéricubes et des Quality Street. C’est le menu de base, quand je tourne. Dis, enchaîne-t-elle avec soudain une voix de gamine, on se fait un Trivial ? Y a que ça qui me détende. Je vais t’apprendre, tu vas voir : c’est hypersimple.

On s’est installés sur le tapis du salon avec le jeu, la bouteille de pastis, les Vache qui rit en cubes et les caramels anglais.

— Prends la boîte jaune : c’est les questions enfants. Sinon c’est trop dur. Enfin, je parle pour moi.

Et on a joué à se poser des colles, en relançant le dé à chaque bonne réponse. J’apprenais des tas de choses et je m’en foutais complètement. Seul comptait son visage qui avait perdu toutes ses crispations. Elle rajeunissait de question en question. On redevenait les mômes qu’on était restés au fond de nous, hors d’atteinte, bien cachés à l’abri, parce que tout ce qu’on avait vécu en France n’était pas fait pour nous : ça ne comptait pas. C’était du détournement de rêves, des mauvaises routes, des fausses pistes. Là, on était bloqués à l’étape, mais ça ne durerait pas.

On se réservait pour la suite. On se gardait pour plus tard. J’avais envie de le croire, tout à coup.

— Poissonnier d’un village gaulois.

— Ordralphabétix, répond-elle.

— Bravo.

— J’ai pas de mérite : je suis déjà tombée sur la question avec Rudi. Mon petit voisin, que tu as vu en bas. Il t’a trouvé sympa.

— Il est souvent dans l’entrée, comme ça ?

— Quand sa mère reçoit. D’habitude je le fais monter, mais là c’est moi qui ai de la visite.

Il y a eu une gêne. Elle a lancé le dé et tiré une autre fiche, tout en murmurant :

— C’est un garçon super, tu sais, il est très fort en français : je suis sûre qu’il s’en sortira. Et puis sa mère est gentille avec lui. Non, le problème c’est son père. On espérait que ça irait mieux depuis qu’il s’est barré, mais ça n’a rien changé et il paraît qu’on ne peut rien faire : c’est une maladie de famille, de grossir comme ça. Quel footballeur champion du monde 98 a prêté son image à Mc Donald’s ? Facile, pour toi.

— Je ne sais pas.

— Rudi aurait trouvé. Si tu bossais un peu plus, non ?

Elle m’a battu en vingt minutes. On reste un instant silencieux, les bras ballants. Tout autour de nous le tapis est jonché d’emballages multicolores. On a un problème avec les Quality Street : sur les douze variétés on en aime quatre et ce sont les mêmes ; on les a liquidés et la boîte a l’air pleine. Son préféré, c’est le violet ovale qu’elle mange comme une olive en recrachant le noyau. Elle dit que la noisette centrale fausse la douceur du caramel liquide dans le chocolat fondant. Pour avoir l’air complémentaire, j’ai mangé ses noisettes.

— Tu veux dormir ici ?

Je pense au chien qui a sa caisse propre et sa ration de croquettes. Je réponds oui en lui caressant la jambe. Elle s’écarte.

— J’ai dit : dormir.

— Pourquoi ?

— Tu tournes à huit heures, demain matin, et ça sera pas du soft.

Je hoche la tête avec un soupir de victime assez réussi, qui me fait rire. Elle non. Elle reste immobile. Elle renifle, avale ses lèvres, regarde ses genoux puis me pose soudain une question d’une voix grave, bizarrement nouée :

— Tout à l’heure, quand tu étais sur moi, au début… Tu m’as fixée dans les yeux. Qu’est-ce que tu as vu ?

— Vu ?

— Deux fois, des mecs m’ont dit qu’en se concentrant dans mes yeux, pour se retenir, ils avaient vu des images. Ils ont pas su dire quoi, pour eux c’était comme quand tu regardes un nuage et qu’au bout d’un moment tu as l’impression de voir une tête ou un cheval… Mais toi… qu’est-ce que tu as vu ?

Il y a une vraie angoisse dans sa voix. On dirait que c’est important, qu’elle a perdu quelque chose et qu’elle compte sur moi pour le retrouver. Je ferme les yeux en essayant de ramener les impressions de tout à l’heure.

— C’était… comme des points jaunes qui bougeaient, qui se mettaient en place pour faire une image…

— Quelle image ?

— Une ligne. Deux lignes, plutôt, une espèce de perspective…

— Tu l’as vue ! s’écrie-t-elle en m’attrapant le poignet. Précise, vas-y, décris-moi l’image !

— C’était… Ça m’a fait penser à une piste d’aéroport.

— Mais non ! dit-elle avec impatience en tirant sur ma main. C’est une allée.

Je rouvre les yeux.

— Une allée ?

Elle saute sur ses pieds, va chercher une cigarette dans la bibliothèque, aspire une bouffée et se retourne, le regard brûlant.

— Une allée d’arbres qui part d’un petit portail blanc jusqu’à un grand virage. Des platanes. Ça j’en suis sûre. Immenses, serrés branche à branche et qui se rejoignent au-dessus de l’allée, qui est en vieux gravier avec l’herbe et les mousses qui ont poussé dessus. C’est mon allée. Mon image, mon refuge. J’y vais chaque fois que je vis un truc dégueu, sur un tournage, chaque fois que je veux m’évader du réel, et ça marche ! Je te jure, ça marche… Tu l’as vu. J’y étais partie, tout à l’heure, parce que tu m’avais filé une crampe en me remontant les cuisses. Je voulais pas interrompre la scène.

Je l’observe, incrédule. Elle change à vue d’œil : ses mots amènent des gestes, une voix, une fixité dans le visage que je ne lui connais pas. Même le silence qui est retombé est chargé de quelque chose de nouveau.

— Mais c’est quoi, exactement ? Un rêve, une vision ?

— C’est toujours la même chose : j’ouvre le portail, je remonte l’allée pendant une cinquantaine de mètres, mais plus j’avance et plus elle s’allonge… Plus ce que je suis en train de vivre est dur, humiliant, plus l’allée va loin, plus je me sens chez moi… Et à la fin je m’arrête. Je suis jamais arrivée au virage. Je sais pas comment est la maison. Mais c’est la mienne. Je le sais. Un jour elle sera à moi. C’est mon seul vœu sur terre, et il se réalisera.

Elle écrase sa cigarette, vient attraper avec son pied un caramel qu’elle fait sauter jusqu’à sa main.

— Ou alors c’est pas dans cette vie qu’elle existe. C’est la maison qui m’attend de l’autre côté. Je m’en rapproche quand je côtoie la mort, dans mon boulot, sida et compagnie. Ça me gêne pas. Si c’est là-bas que ça doit se passer, c’est bien aussi. Ce qui compte, c’est que je la trouve un jour. Viens.

Elle me ramène à la cuisine, prend une clé au fond d’une boîte de biscuits et on va dans sa chambre. Elle referme derrière nous à double tour, se déshabille en trois secondes comme si elle était seule. Je l’imite et je la rejoins sous la couette. C’est un bonheur qui fait presque mal, de respirer sa vraie odeur dans un lit normal. J’embrasse ses seins, descends la langue sur son ventre, elle me retient.

— Tu as pas envie que je te caresse ?

Elle fait non de la tête.

— Tu as envie de quoi ?

Elle me remonte, me regarde.

— C’est pas contre toi, tu sais. Mais je peux pas mélanger. Je peux plus. Pour que je mouille, il faut que j’entende « Moteur ! ».

Je l’embrasse dans le cou et je lui souris, très tendre, comme si je n’avais pas entendu, comme si j’étais en train de la découvrir.

— J’aime bien ton odeur.

— Mont-Saint-Michel, douche ambrée authentique. J’ai découvert ça dans une cabine, y a trois ans. Le choc absolu. Mon premier morceau de France. La seule fois de ma vie que j’ai piqué quelque chose.

— Une cabine… de bain ?

Elle se renfrogne.

— De navire. J’ai servi dans la marine.

Je me redresse sur un coude.

— La marine de guerre ?

Elle hausse les épaules.

— Marchande. Femme de chambre sur un cargo. Je te raconterai une autre fois. Dors.

Elle a éteint, m’a tourné le dos. J’ai léché sa nuque, je me suis frotté doucement en manœuvrant les doigts vers sa chatte. Elle a refermé les cuisses. La main bloquée, je lui ai glissé :

— Moteur !

— T’es pas drôle. C’est une vraie solitude, tu sais. Tous les gens se consolent de leur vie, de leur boulot en faisant l’amour. Mais moi, pour oublier l’amour, qu’est-ce qui me reste ?

Je me suis serré contre elle, bandant au repos contre ses fesses, avec une douceur que je n’avais plus éprouvée depuis ma première copine, à quinze ans, et on s’est endormis comme si on restait sages en attendant d’être grands, comme s’il y avait un avenir devant nous.