Le jour où j’ai rencontré Talia, on À fait l’amour devant quarante personnes. Ensuite, on est allés prendre un verre. Et on a fait connaissance.
Elle était née en Ukraine d’une mère mécanicienne et d’un père inconnu, alors à douze ans elle s’était mise au régime et elle avait appris le français. Chaque mois d’avril, un chasseur de jambes venait de Paris pour surveiller sa croissance. Il disait : « L’année prochaine, il faudra que tu aies gagné trois centimètres et perdu deux kilos. » Elles étaient plusieurs dizaines en présélection sur Kiev : une seule serait choisie. Au bout de cinq ans, Talia avait atteint la barre fatidique du mètre soixante-seize et son rêve s’était réalisé grâce à l’anorexie : visa, billet d’avion et contrat d’exclusivité avec l’agence de mannequins la plus top de Paris, qui avait fait faillite après son arrivée. Elle s’était retrouvée sans rien et ne l’avait dit à personne. Pour continuer d’envoyer des mandats à sa mère, elle s’était bourrée de gâteaux et s’était recyclée dans le porno.
— Et toi ? demande-t-elle en pliant la paille de son Coca.
Je prends un air vague. Il y a neuf mois, je valais trois millions d’euros. Aujourd’hui je vaux zéro, mais je n’y suis pour rien.
— Je viens du Cap.
Son visage s’illumine.
— Le Cap-Ferrat ?
— Le Cap tout court. En Afrique du Sud.
Elle attrape une poignée de cacahuètes. Visiblement, je ne lui dis rien. C’est normal. Qui se souvient de Roy Dirkens, aujourd’hui ? J’ai eu trois colonnes dans L’Équipe il y a neuf mois ; depuis je n’existe plus.
— Et tu fais quoi, dans la vie ?
— Du foot.
Elle dit « ah » d’un ton neutre en rejetant une mèche en arrière. Je ne sais pas si elle s’en fout ou si elle fait semblant de s’intéresser. Dans le doute, je baisse la tête. Les gens autour de nous, en voyant cette blonde spectaculaire avec un petit frisé bas de gamme en survêt, doivent penser que je la drague et que c’est mal barré. Difficile pour eux d’imaginer que pendant trois heures on s’est envoyés en l’air chaque fois qu’on entendait « Moteur ! ».
Elle regarde les voitures se croiser sur l’avenue, puis me relance d’un ton poli :
— Tu joues quoi ?
— Remplaçant.
Je laisse passer quatre secondes, par dignité humaine, avant de préciser dans un réflexe d’honnêteté :
— Mais en fait, je remplace personne.
Elle mange la dernière cacahuète en suivant des yeux une paire de baskets mauves à talons qui remontent l’avenue. Elle a dix-neuf ans, comme moi, et en paraît dix de plus dès qu’elle parle. Ce n’est pas tellement l’expérience, c’est l’énergie. L’enjeu. Rien ne compte pour elle que l’avenir. Moi j’ai laissé derrière moi tout ce que j’aime et je suis prisonnier d’un présent qui ne veut plus de moi. Elle demande :
— Et pour vivre, tu fais quoi ?
— Rien.
Elle acquiesce par un son bref, lèvres closes, commente mon choix en levant les sourcils, vide son verre et se met à croquer les glaçons. La similitude de nos situations me noue la gorge. Je suis un produit d’importation, comme elle. Mais la différence entre nous, c’est que moi je n’ai rien demandé : un recruteur de Paris est venu m’acheter au hasard en tant que Sud-Africain, pour vendre plus cher les droits de diffusion télé à l’Afrique du Sud. Maintenant que les droits sont vendus, ils n’ont plus besoin de me faire jouer. Il faut dire que dans l’équipe, on est quinze avants-centres. Un pour chaque nation où il y avait des droits télé à négocier. Dans trois mois, si je suis sélectionné, mon club me prêtera à mon pays pour disputer la Coupe d’Afrique : le directeur financier espère qu’en marquant à domicile je ferai remonter ma cote et qu’il pourra me revendre avec bénéfice à Manchester United, qui n’a plus de Sud-Africain depuis le départ de Quinton Fortune. Mais avec ce qui se raconte sur moi, je ne serai pas sélectionné.
— Pourquoi tu es venu en France ? s’informe-t-elle en mangeant sa rondelle de citron. Tu as été chassé par les Noirs ?
Je hausse les épaules. J’avais sept ans quand Nelson Mandela est sorti de prison, à peu près au moment où ils ont annulé l’URSS. Me prendre pour un enfant de l’apartheid est aussi malin que de la regarder comme une vitrine du communisme.
— Je plaisantais, précise-t-elle avec une vraie lueur d’intérêt pour le coup de colère qui m’a échappé. Tu es venu chercher du travail, et t’en as pas trouvé.
J’abaisse les paupières. Ça peut se résumer comme ça. J’ai joué une fois, contre le FC Nantes : ça a provoqué dans une tribune des slogans racistes, ils m’ont expulsé à la dixième minute pour raison de sécurité, et depuis je suis sur la touche.
— Donc, on peut être copains, dit-elle.
Sourcils froncés, je la regarde s’étirer en arrière, pointant vers le ciel ses seins de rêve qui m’ont laissé le goût amer du fond de teint.
— Quel rapport ? je demande.
Elle enchaîne en anglais :
— Si tu habitais le Cap-Ferrat chez des parents friqués, je te draguerais à mort, tu m’épouserais en deux mois et je ne penserais qu’à divorcer pour être tranquille avec ta pension alimentaire. Je n’ai pas de temps à perdre : je ne peux pas être copine avec un riche.
— Je reviens de loin, alors ?
J’ai répondu sur le même ton et en anglais aussi, comme si spontanément, dans notre pays d’accueil, on se protégeait d’un excès de franchise par l’usage d’une langue étrangère. C’est drôle d’employer le mot franchise, alors que je viens de décider de lui mentir. Mais c’est sincère : j’ai adoré lui faire l’amour et j’ai terriblement envie qu’on devienne amis. Je ne vais pas tout foutre par terre en lui révélant qu’aujourd’hui, même si je suis né dans une banlieue pourrie du Cap, je suis en gros, à vingt mille euros par mois, le millionnaire de ses rêves. Le prince charmant, pour elle, c’est une pension alimentaire : je n’ai pas envie de la perdre. Même s’il n’y a entre nous, pour l’instant, que trois heures de baise et l’impression, depuis qu’on est habillés, qu’on s’est toujours connus. Comme deux soldats ennemis qui, lorsque leurs armées ont fait la paix, n’ont plus que des points communs.
— Et comment tu es arrivé sur mon tournage ?
Je reviens sur terre dans le bleu glacé de ses yeux. Ce regard incroyable qui me faisait tout oublier quand j’y étais plongé tout à l’heure : les gens autour, la chaleur, les odeurs, les coupures, les raccords maquillage, l’érection marathon. Lorsque je me sentais mollir ou que j’avais peur de jouir avant terme, je n’avais qu’à me concentrer sur les taches jaunes qui brillaient dans le bleu de l’iris pour reprendre le contrôle : les points grandissaient, se déplaçaient jusqu’à former des images dont je forçais la mise au point à coups de reins, pendant qu’on se balançait d’une voix convaincue les bourre-moi-tu-mouilles du scénario.
Elle répète sa question. Je vais pour lui répondre, mais son téléphone sonne. Elle vérifie le numéro qui s’affiche sur l’écran, se lève, me dit de l’excuser et s’éloigne sur le trottoir pour prendre l’appel.
Un frisson de jubilation, tandis que je regarde sa longue silhouette gris ciel, me laisse presque aussitôt une impression de froid et le vide au ventre. Comme si la distance qui se creusait soudain entre nous m’arrachait un pansement. Elle s’énerve, de dos, fait des gestes qui bousculent les passants. Je me dis, à l’instant où elle se retourne vers moi, téléphone à l’oreille, pour me faire patienter avec une moue d’agacement, que c’est peut-être la femme de ma vie. Mais ça m’avance à quoi ? C’est la femme de tout le monde et j’ai honte de ma vie.