— On arrête de criser

— On arrête de criser, OK ? dit-elle en stoppant devant moi au milieu du hall, les cheveux essorés dans un chignon qui goutte et une robe en daim noir collée à la peau. Tu m’as énervée l’autre jour à l’hôpital, je t’ai dérangé hier soir, on est quittes et on oublie. Bonjour ?

— Bonjour.

Elle noue ses bras autour de mon cou. Elle sent le chlore et le sauna.

— Je tiens à toi, Roy, et j’ai pas de temps à perdre. On se dit adieu ou on déjeune ?

Je pose mon sourire sur ses lèvres en disant :

— J’ai faim.

— Moi aussi.

Et, bras dessus bras dessous, on fonce vers le restaurant défendu par un maître d’hôtel en smoking. Sagesse, résolutions, scrupules : rien de ce que je me suis raconté en son absence ne tient la route quand elle est près de moi. J’ai l’impression qu’on ne s’est pas quittés, ou alors juste une heure, pour se changer.

— Elle est publique, ici, la piscine ?

— Non, j’ai une chambre.

Je ne demande pas de détails. C’est elle qui m’en donne : elle ne supporte plus Annouck Ribaz, elle s’est payé une nuit de palace avec ses deux jours de tournage, tant pis pour moi si je n’étais pas libre.

— Tu me l’as proposé ?

— Ça se fait pas : tu étais en main. Et puis je vais te dire, le vrai luxe, pour moi, c’est toute seule dans un king-size à zapper sur trente chaînes en mangeant des Mars. Hello, j’ai réservé deux couverts, chambre 549.

Le videur ne lui répond même pas. Il fixe mon blouson.

— Je regrette, monsieur, mais au restaurant gastronomique la cravate est obligatoire.

Je m’excuse. Talia enfonce ses ongles dans mon bras, son corps raidi contre le mien. L’autre me désigne le rideau du vestiaire avec un air indulgent :

— Mais il est possible de vous dépanner.

Une dame sort du rideau avec une cravate à rayures bleues, et me la donne en me disant s’il vous plaît. Je vais pour me dépanner, et puis je croise le regard de Talia et je reconnais l’expression. Cette colère contenue devant une injustice, cette lueur d’impatience et d’humiliation à me voir traité comme un figurant qui doit se mettre en conformité pour ressembler aux autres. Alors, très fort, je demande au maître d’hôtel :

— Vous auriez une culotte pour mademoiselle, aussi ?

Trois tables se retournent. Le type reste la bouche ouverte, la dame du vestiaire se fige dans son sourire à pourboire. Talia éclate de rire et me roule une pelle en se frottant contre moi. À l’aveuglette, je rends la cravate. On ressort en se tenant la main et on va manger dans un Mc Do.

— J’ai vu un reportage hallucinant sur Planète, hier soir, attaque-t-elle en déballant son cheeseburger. Ils ont trouvé dans le Vaucluse une mâchoire de cent quatre-vingt mille ans : le mec avait perdu toutes ses dents mais les alvéoles étaient cicatrisées et complètement bouchées, preuve qu’il avait survécu des années avec son handicap.

Je compatis, mais je ne vois pas l’intérêt. Les yeux brillants, la voix surexcitée, elle me dit qu’il n’y a qu’une seule explication, vu que les hommes préhistoriques n’avaient pas de mixeur : ils mâchaient la nourriture de leur copain.

— Tu te rends compte, la solidarité ? s’émerveille-t-elle, et elle se referme aussitôt : À part ça, on évolue.

Elle dévore son cheese en six bouchées, siffle mon Coca, termine mes frites, dénoue ses cheveux pour qu’ils finissent de sécher. J’adore la voir sans maquillage, son paquet de mèches lourdes sur le côté de la robe en daim qui pompe l’eau et devient moche. Je la regarde vivre de toutes ses forces pour oublier les arrêts sur image d’avant-hier soir, quand je la figeais entre ses partenaires pour essayer de la reconnaître.

— Quel est le problème, Roy ? Tu m’admires ou tu me compares ?

— Ça t’est arrivé de te caresser devant tes cassettes ?

— Rêve pas : y a rien qui m’excite moins. Et toi ?

— J’ai vu dix minutes d’un de tes films, je l’ai fracassé et jeté au vide-ordures.

— Sympa. C’était lequel ?

— Les Trois Mousqueutards.

— J’ai tourné ça, moi ? C’est vraiment des rats, tu sais : ils récupèrent les chutes et ils les mettent dans un autre film pour avoir mon nom gratos au générique – remarque, tant mieux, ça veut dire que je deviens connue. Raison de plus pour les attaquer : Maximo me prêtera son avocat. Tu te rappelles le nom de la prod ? C’était une cassette ou un DVD ? Roy, tu m’écoutes ?

J’ai plongé dans ses yeux pour chercher l’allée derrière le portail blanc, essayer mes eucalyptus à la place de ses platanes.

— Ça tient toujours, pour demain soir au Fouquet’s ?

Je groupe mes réponses : non et oui. Je vais pour lui parler du message en lettres cyrilliques sur mon portable, lui demander comment elle a fait, mais elle se penche vers moi, la paille de son milk-shake au coin des lèvres, et murmure d’un air désarmé :

— J’arrive pas à savoir pourquoi je suis amoureuse de toi.

Je repose mon Big Mac dans la barquette, au ralenti pour ne pas trop montrer mon émotion, moi non plus, vu le ton banal qu’elle a employé. Je lui dis que je n’ai pas la réponse, mais que je me pose la même question.

— Parce que bon, enchaîne-t-elle, physiquement tu casses rien, sexuellement tu assures bien mais je mélange pas, côté conversation j’ai connu mieux, tu me fais rigoler mais d’habitude ça me rend triste – c’est pas un cadeau, tu sais, l’âme slave – et en plus tu es pauvre. Bref je t’aime d’amitié, mais il y a autre chose qui me pourrit la tête, et ça m’énerve. Tu m’as rendue jalouse, hier soir au téléphone : je trouve ça très humiliant.

— En plus quand tu m’as appelé, j’étais tout seul.

— C’est pire. Tu voulais me dire quoi ?

Je fronce les sourcils pour faire semblant de chercher, histoire de gagner du temps sur les aveux complets que j’ai prévu de lui faire. Seulement on n’est plus dans la même ambiance et je ne vais pas casser ce moment pour être en règle avec moi-même. Je suis celui qu’elle a envie que je sois, et voilà. Les deux personnes qui comptent le plus dans ma vie en ce moment sont monsieur Kopic et elle : tout ce qui m’importe est de leur renvoyer l’image qu’ils aiment. C’est ça mon identité. Le reste n’est que de l’état civil et du compte en banque. Je serais exactement le même si j’étais grec et dans le rouge, et je peux l’être quand je veux. Évidemment il y a les journaux, mais j’ai trois jours de répit : Kopic ne parle jamais à la presse avant les matchs. Et en trois jours je peux préparer Talia à la vie de rêve que je voudrais qu’on partage.

Elle me fixe avec l’air de compter les secondes, comme une animatrice de jeu télé, puis se lève pour aller vider nos plateaux, revient en déclarant que personnellement ce que j’ai à lui dire peut attendre demain parce qu’elle a très envie de moi.

— Tu as déjà baisé en relief ?

— En relief ?

— Avec des stries. Ça vient de sortir en grande surface : j’avais envie de l’étrenner avec toi. Qu’on se fasse une deuxième première fois…

Elle sort de son couffin un petit paquet bleu marqué Intimy texturé, avec un dessin de fille qui cligne de l’œil. Je croise le regard des mômes de la table voisine, et glisse l’objet dans ma poche tandis qu’ils retournent à leurs nuggets. Elle replie ses genoux sur mes jambes, demande en me défrisant une mèche si j’ai un fantasme à réaliser. Pour respecter la minute romantique, je murmure dans le creux de son oreille que j’aimerais bien lui faire l’amour dans un endroit où elle ne l’a jamais fait.

— Au musée Rodin.

La réponse a fusé, toute prête, me prenant de court. J’essaie de rester digne, de ne pas trop la jouer en défense.

— Ah. C’est joli ?

— C’est le plus grand sculpteur du monde : j’adore si c’est moi qui te le fais connaître. Et je te jure sur la tête de ma grand-mère que je n’ai jamais fait l’amour au musée Rodin.

— Bon.

Elle saute sur ses pieds et me tire par la main pour traverser le fast-food. Tandis qu’elle refait son chignon dans la glace au-dessus de la poubelle, je me colle délicatement contre ses fesses en lui rappelant que cela dit, pour aujourd’hui, comme j’ai très envie aussi, n’oublions pas qu’elle a une chambre à trois pas d’ici dans un palace.

— J’ai checké à midi. Remarque, tu as raison, allons-y : on ira plus vite.

Je cache mon soulagement pour éviter de passer pour un dégonflé, mais au bout de cent mètres la question ne se pose plus : elle demande son sac de voyage à la réception du Royal-Monceau, en sort ses rollers, me tend ceux qu’elle a piqués à Annouck Ribaz qui, d’après elle, a la même pointure que moi, et direction le musée.

Belle entrée, beaux jardins, personnel charmant, vestiaire accueillant où nous laissons nos rollers. J’ai les reins sciés par les pavés de Paris, les mollets en béton et un trac pire qu’à douze ans, mon premier match en public. Nous traversons les pièces dans le sens de la visite, admirons les sculptures, comptons les gardiens. Le parquet fait un bruit effrayant dès qu’on bouge un sourcil.

— La salle des Bourgeois de Calais, au premier, chuchote Talia en caressant les cheveux de bronze d’un moustachu sur une cheminée. Ils refont le plafond.

— Tu es déjà venue ?

— Seule, précise-t-elle en mâchant son chewing-gum avec un petit air prémédité qui me rend fou d’elle.

On monte l’escalier en commentant la tapisserie. On croise un groupe de Japonais à prospectus, une vieille dame, un peintre en bleu de chauffe.

— C’est bon, murmure-t-elle en pinçant mon coude. J’en ai vu deux à la cafèt’, avec un peu de bol ils ne sont que trois et ils ont fini la première couche.

— Arrête… Ils ont dû fermer à clé en partant.

— Je te parie que non.

Elle tourne à gauche, fait mine d’étudier des plâtres dans une armoire vitrée, passe sans s’arrêter devant la porte marquée ENTRÉE INTERDITE. Elle revient en arrière, on fait le tour de l’étage. Un gardien en haut de l’escalier, un autre dans la deuxième salle à droite, qui surveille avec des envies de meurtre un groupe de mômes énervés qu’une monitrice essaie en vain de calmer.

— Celui-là, c’est sans problème. Va dire à celui du palier qu’il y a un chewing-gum sur le nez de Baudelaire, à l’entrée de la rotonde. Et tu me rejoins. Si jamais c’est fermé, on se replie dans la cabane du jardin : ça vaudra quand même.

— C’est vrai, le chewing-gum ?

Elle ouvre sa bouche pour me montrer qu’elle est vide, et part flâner vers la salle des plâtres. Je m’approche d’une fenêtre. Au fond du parc, la remise à outils est ouverte et deux employés s’affairent sur une tondeuse. Je reste un moment à comparer la série des Honoré de Balzac, en miniature, en buste, en pied, en grosse tête. Puis je prends ma trouille à deux mains et vais glisser au gardien du palier l’information qu’il accueille avec un soupir consterné, avant de me remercier en me disant que les musées devraient être interdits aux moins de dix-huit ans. J’acquiesce. Dès qu’il s’est éloigné, je me dirige à reculons vers la salle défendue, essayant de repérer les caméras de surveillance.

— Fermé, chuchote Talia en me prenant le bras, et elle me remmène sur le palier.

— Faut qu’on oublie aussi la cabane : elle est pleine de gens.

Elle tourne soudain à droite, au coin de la tête d’un pape, enjambe un cordon rouge et m’entraîne sur la pointe des pieds dans un petit couloir en dalles au bout duquel elle ouvre une porte. Un escalier en colimaçon mène à un grenier mansardé, où des seaux de plâtre et des burins entourent des sculptures en cours.

— C’est l’atelier de reproduction, fait-elle en me déshabillant.

Je l’aide à retrousser la robe en daim et elle me tend ses fesses contre un établi. J’entre en elle en essayant d’oublier les dizaines de moulages qui nous observent de leurs yeux vides.

— Qu’est-ce que c’est beau, gémit-elle.

Et elle a l’air complètement sincère, comme si l’urgence était moins de faire l’amour avec moi que de le faire ici, pour me laver la tête de toutes les positions et les décors sordides où je l’ai connue jusqu’à présent, comme si les œuvres d’art avaient le pouvoir d’effacer le passé de son corps.

Du coup, j’essaie de me mettre dans son émotion et je ne sais pas ce qui m’arrive : l’odeur piquante du plâtre, la poussière, la capote striée comme un pneu neige qui renforce trop l’adhérence, la peur d’être pris en flagrant délit ou bien l’absence de public qui m’intimide, la vague de tendresse qui mollit contre elle… Ce n’est pas encore la panne, mais on s’achemine.

— Ne t’énerve pas, souffle-t-elle, ne bouge plus… On est bien. Ne pense à rien. Sculpte-moi.

Mes mains caressent, remontent, pétrissent, changent la forme et la redonnent… Ça ne me rend pas plus dur, mais elle continue de me serrer pour entretenir l’espoir. Le nez me pique de plus en plus ; je n’ai qu’à éternuer et j’abrégerai mes souffrances. En même temps je me dis ça, mais je le vis plutôt bien. Ça ne m’est arrivé que trois fois et demie, jusqu’à présent : une cuite, une crampe, une rousse qui m’avait mis des menottes et Jennifer Pietersen quand j’ai découvert qu’elle était vierge – après cinq minutes, ça s’est arrangé. Là, c’est totalement différent. C’est comme un bonus entre nous, une complicité, une confiance en plus… Ou alors elle m’a fait le point O. Bizarrement ce soupçon me redonne un coup de vigueur, en mémoire de Maximo Novalès, et la vision de ce vieux queutard légendaire, son acharnement de baiseur mort-vivant sous contrôle médical achève de me remettre en selle. Et les soupirs de Talia commencent à ne plus être d’origine artistique.

— Il y a quelqu’un ?

La porte a grincé, la lumière s’allume et, d’un commun accord, on se fige. Elle cambrée vers le plafond, moi la bouche ouverte, une main sur sa hanche et l’autre bras plié dans mon dos, statue en cours.

Le gardien fait trois pas, mord ses lèvres d’un air embêté, regarde derrière lui, hésite, revient vers nous. On n’a pas bougé d’un poil. Alors il désigne le plancher, glisse doucement à Talia :

— On ferme.

Et il ressort. Partagés entre l’excitation, la tension qui se relâche et le fou rire, on rassemble tout ça et on se finit en deux minutes aussi silencieusement qu’on peut.

Au bas du grand escalier, quand il nous voit passer, très sages et contemplant les œuvres d’art, le gardien déclare d’un ton d’uniforme :

— Bonne continuation, mademoiselle, à bientôt.

— Merci, Georges.

On traverse la cour pavée jusqu’au porche, au milieu des gosses qui se bagarrent à coups de catalogues. Je lui demande si elle vient souvent.

— Toutes les semaines, quand je ne tourne pas. C’est ma cure de beauté. À un moment, j’étais devenue complètement frigide : je ne supportais plus le contact. C’est le bronze et le marbre qui m’ont réconciliée avec le sexe. Georges est très gentil, c’est un fan, il me collectionne.

Sur le trottoir, elle pose les mains à plat sur mes épaules et me dit gravement :

— Ça sera toujours ça, l’amour entre nous, promis ?

Je promets, sans demander si le « ça » concerne la collection de Georges, l’imprévu, la panne qui se répare, notre rire l’un dans l’autre ou l’inventaire des musées parisiens.

— Dîner chez la mère de ma coloc, fait-elle en remettant ses rollers. Elle est caution sur l’appart, et l’aut’ gravat en profite pour jamais payer sa part de loyer : ras le bol. Au dessert elle me rembourse, elle reprend sa fille ou je la tue. Bisous, à demain.

Je la regarde partir en sens interdit vers les Invalides. Je ne sais pas si je suis plus amoureux du corps que j’ai fait jouir ou de la silhouette qui s’éloigne. Je suis tellement ému par cette grande fille libre qui trace sa route en zigzag pour aller plus vite ; ce mélange de force inquiète et de maladresse confiante, cette solitude de femme et cette amitié d’enfance. Je suis tellement ému par l’homme qu’elle fait de moi quand elle me quitte.