6
Nous revînmes en silence du cimetière. On n’entendait que le crissement de nos bottes dans la neige, nos souffles lourds, le bavardage des pies. Mais quand l’église fut derrière nous, des éclats de voix nous parvinrent, montés du cœur du village. Nous échangeâmes des regards et allongeâmes le pas.
Nous nous doutions tous. Nous savions. À peine le brouhaha se fut-il élevé que nous comprîmes ce qui se passait, et le spectacle que nous découvrîmes une fois arrivés en vue de la place nous en apporta la confirmation.
Un attroupement s’était formé devant le muret circulaire qui cernait le chêne : un noyau dense de quinze ou vingt personnes, tandis qu’à peu près autant les observaient immobiles à la périphérie de la place, sans trop savoir s’ils devaient participer ou rester simples spectateurs. Les membres du groupe central hochaient vigoureusement la tête, gesticulaient, levaient les mains en l’air. Ils criaient pour marquer leur approbation, excités par l’homme autour duquel ils faisaient cercle. Dimitri.
« Qu’est-ce qui lui prend, bon sang ? »
Ma question ne s’adressait à personne en particulier, et je vis au même instant Natalia venir à notre rencontre. Elle ne portait pas de manteau, comme si elle était sortie en toute hâte.
« Il a frappé aux portes, m’expliqua-t-elle. En criant à qui voulait l’entendre que nos enfants étaient en danger. C’est vrai, Luka ? Ils sont en danger ? »
Je m’arrêtai pour lui parler, imité par Viktor et Petro. Les autres continuèrent de se diriger vers la petite foule de villageois.
« Où est Lara ?
– Elle est sortie après m’avoir aidée à nourrir les poules. Elle voulait jouer avec Dariya.
– Dimitri lui a interdit de venir chez nous.
– C’est ce qu’a dit Dariya. Mais elle a ajouté qu’elle ne désobéirait pas vraiment si elles jouaient dehors. Comment tenir tête à une enfant aussi astucieuse ?
– Tu ne sais pas où elles sont ?
– Dans le champ, en train de rouler des boules de neige. Elles courent un risque ?
– Non. Il vaut même sans doute mieux qu’elles ne soient pas ici.
– Tu en es sûr ?
– Pas vraiment.
– Qu’y a-t-il ? Il s’est passé quelque chose ? »
Je voyais la foule enfler à vue d’œil : de plus en plus de gens rejoignaient Dimitri, et les bras moulinaient, le ton montait, la tension grandissait.
« Petro, dis-je, va chercher ta sœur.
– Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que tu n’envoies pas Viktor ?
– Parce que j’aurai peut-être besoin de lui ici. Va chercher ta sœur, ramène-la à la maison et ne la laisse plus sortir.
– Papa…
– Ne discute pas mes ordres, Petro Lukovitch. »
Petro resta un moment sur place, à se demander s’il devait ou non défier ma volonté, mais son hésitation fut de courte durée : il leva les yeux au ciel et s’éloigna. Je le suivis du regard jusqu’à ce qu’il ait disparu à l’arrière de notre maison, puis me retournai vers la foule.
« Il s’est passé quelque chose ? répéta Natalia. Pourquoi dit-il que nos enfants sont en danger ?
– Parce que c’est un imbécile. Il ne s’est rien passé du tout. »
Dimitri rameutait de plus en plus de monde, haranguant tous ceux qui faisaient cercle autour de lui, clamant que le village était menacé, qu’il y avait un tueur d’enfants parmi nous. Ivan, qui nous avait rejoints au cimetière, voulut intervenir, mais ce n’était pas quelqu’un d’autoritaire, et son plaidoyer se perdit dans la cacophonie grandissante. Il avait beau être respecté, sa voix ne portait pas assez pour être audible dans un tel tumulte. Il ne pouvait rien contre cette foule grondante. Josif et Leonid tentèrent eux aussi de raisonner les villageois, mais lorsque Dimitri me montra du doigt en haussant encore le ton et que les autres villageois se retournèrent vers moi avec des regards noirs, je sentis comment tout cela allait finir.
« Il faut que tu rentres, Natalia. » Je lui pris le bras et l’entraînai vers notre maison, passai le portail sans la lâcher, ouvris la porte d’entrée d’un coup de pied. « Dans la chambre, vite. »
Viktor nous suivit à l’intérieur et claqua la porte derrière lui. Il m’aida à abaisser le loquet et à fermer les volets.
« Papa ? Qu’est-ce qui se passe ? »
J’allai droit à l’étagère et y pris le revolver découvert par Natalia sur l’inconnu.
« Tiens. »
Je fourrai le revolver dans les mains de Viktor puis m’emparai du pistolet du traîneau, en laissant le coffret tomber sur la table.
« Papa ?
– J’ai déjà vu des foules en colère, Viktor. Je sais de quoi elles sont capables. »
Il soupesa le revolver.
« Je ne vois pas comment je vais pouvoir m’en servir.
– Tu n’en auras pas besoin. L’important est qu’ils le voient, ça devrait suffire. »
Viktor acquiesça, la mine sombre. Il était effrayé, mais il savait ravaler sa peur et la dissimuler au fond de lui. À la différence de sa mère, Natalia, que j’entendais respirer à côté de moi. Bruyamment.
« Que se passe-t-il ? » chuchota-t-elle d’une voix étranglée.
Je la pris dans mes bras et lui assurai que nous ne risquions rien.
« Va dans la chambre. Restes-y. »
Dehors, des cris fusèrent. La voix de Dimitri, peut-être, mais c’était difficile à dire. Il y en avait aussi d’autres. Une mer de voix de plus en plus hargneuses. De plus en plus nombreuses, enflant sans cesse, car cette foule de paysans effrayés était en train de se transformer en meute avide de se jeter sur sa proie.
« Écoute-les, dit Natalia. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? »
Ses yeux tombèrent sur la forme affalée devant le foyer, dont les flammes faiblissaient. L’homme dormait toujours, indifférent au tumulte que soulevait sa présence.
« Rien, dis-je. Ils ne vont rien faire du tout. S’il te plaît, va dans la chambre. »
Elle redressa la tête comme si elle venait de se rendre compte de quelque chose, et je lus dans ses pensées.
« Lara, souffla-t-elle. Lara et Petro.
– Ne t’inquiète pas pour eux. J’y ai pensé. Petro verra ce qui se passe sur la place ; il la maintiendra à distance.
– Non, il faut aller les chercher. Les mettre à l’abri. »
Ses yeux brillaient de peur. Nous vivions tous dans la peur. Elle était là en permanence, sous-jacente, mais jamais elle n’avait été aussi proche de la surface. Ni aussi intense. Mon regard alla de l’inconnu à mon fils, puis au revolver dans sa main.
« J’y vais », dit Viktor.
Mais au moment même où il prononçait ces mots, le vacarme s’amplifia à l’extérieur. Il y eut d’autres cris, des pas pesants, et notre porte d’entrée trembla soudain sur ses gonds. Les vociférations redoublèrent, puis le calme retomba d’un coup.
« Fais-le sortir, Luka ! »
On aurait presque pu croire que Dimitri se tenait seul derrière la porte.
Natalia se blottit contre moi.
On tambourina de plus belle.
« Luka ! Fais-le sortir. »
Je sentis ma femme frissonner. Elle leva les yeux sur moi.
« Laisse-les l’emmener, Luka. Pour l’amour du ciel…
– On ne sait même pas s’il a fait quelque chose de mal.
– On ne sait pas non plus s’il n’a rien fait. J’ai peur, Luka. Laisse-les l’emmener.
– Il n’est pas en état de se défendre.
– Luka ! »
Encore Dimitri.
« Ouvre-nous, ou on vient le chercher !
– Tu as l’intention d’enfoncer ma porte, Dimitri ?
– S’il le faut.
– La porte de Natalia ?
– On fera ce qu’on a à faire. Elle est en danger avec ce type là-dedans ! »
Sa réplique, formulée avec détermination, déclencha une rumeur de consensus à travers la foule de plus en plus impétueuse.
« S’il te plaît, supplia Natalia. Laisse-les…
– Je vais leur parler, dis-je en me détachant d’elle. Je vais arranger ça. Ne t’inquiète pas.
– Luka… »
Je l’ignorai, jetai un coup d’œil à Viktor en lui montrant d’un signe de tête le revolver qui pendait au bout de son bras, revins vers la porte et soulevai le lourd loquet.
Dimitri m’attendait sur le seuil, le torse bombé et les poings sur les hanches. Derrière lui se tenaient au moins trente hommes et femmes aux traits congestionnés, aux yeux craintifs.
« Rentrez chez vous, leur lançai-je en m’efforçant de les regarder tous, un par un. Rentrez chez vous et réfléchissez à ce que vous êtes en train de faire. Je comprends votre inquiétude. Je la partage, mais je ne partage pas vos intentions. S’il vous plaît. Ne nous faites pas honte. Ne faites pas honte à vos enfants.
– Nos enfants ! » Dimitri reprit le mot au vol, comme s’il s’agissait d’une entité solide. Il l’attrapa au creux de son poing et me le renvoya à la figure. « Nos enfants ! On essaie justement de les protéger.
– Amène-le-nous ! s’exclama quelqu’un.
– Pour vous laisser le tuer ?
– Pour nous laisser le juger.
– Et qui sera le juge ? Toi ? »
Je pointai le doigt sur un homme. « Ou toi ? Vous tous ? »
Personne ne répondit.
« Vous croyez savoir qui est cet homme ? Et ce qu’il a fait ? Vous croyez le connaître sans même lui avoir parlé ?
– Qu’il parle, alors !
– Il n’est pas en état. C’est tout juste s’il arrive à respirer.
– Amène-le-nous ! »
Ce nouveau cri, plus fort, fut repris en chœur par d’autres : les gens commençaient à perdre patience.
Dimitri leur avait tout raconté. Il leur avait décrit les cadavres, la boucherie. La plupart étaient en âge de se rappeler les souffrances endurées dix ans plus tôt, le supplice de la faim. Ils savaient qu’elle était capable de transformer les hommes en monstres, et ils savaient que Dimitri avait vu dans quel état était la cuisse de la petite fille. En allant les ameuter, il leur avait inoculé sa propre vision des faits, teintée d’angoisse et de fanatisme. Elle s’était inscrite en eux, ravivant des peurs qui ne demandaient qu’à refaire surface. Et ils avaient désormais une cible à abattre, quelqu’un à punir de leur triste situation. Une occasion de laisser leurs démons se déchaîner au grand jour.
« Tu as essayé de nous cacher la vérité, accusa quelqu’un. De protéger un assassin d’enfants. Un monstre.
– Non.
– Et la police politique sera bientôt là, lança une autre voix. Ils vont nous prendre tous nos enfants.
– Et nos femmes ! »
Un nouveau rugissement parcourut la foule. Une nouvelle cacophonie de voix et de cris, suivie d’une sorte d’ondulation timide, moins une déferlante qu’une première vague, comme si tous ces gens venaient de décider, à l’unisson, de tester ma résolution.
Dimitri, porté vers l’avant par cette houle, me bouscula. Je le repoussai d’une main, levai mon pistolet en l’air et tirai – une balle unique, dont le claquement bref et sec résonna dans l’air matinal. La foule se tut.
J’attendis que l’écho de la détonation se soit estompé pour reprendre la parole.
« Rentrez chez vous ! Tous ! »
Un mouvement différent se produisit alors parmi les villageois amassés devant ma porte. Un mouvement beaucoup plus doux, créé par quelqu’un qui se frayait un chemin entre eux pour venir se placer à côté de moi.
Josif m’adressa un rapide signe de tête avant de faire face aux autres.
« Luka a raison. Arrêtons avant qu’il soit trop tard. Nous ne savons rien de cet homme, et…
– Alors pourquoi est-ce qu’on le garde ici ? coupa Dimitri.
– Calmons-nous, dit Josif en levant les mains.
– Toi aussi, Josif, tu voulais nous laisser à l’écart. Et toi, Leonid, et toi, Ivan. Vous êtes des gens respectés, à qui tout le monde fait confiance, et pourtant vous aviez l’intention de nous cacher la vérité. Les enfants que vous venez d’enterrer au cimetière ont été assassinés par cet homme. Vous voudriez peut-être qu’il arrive la même chose aux vôtres ? Qu’ils finissent découpés en morceaux et mangés ?
– Nous ne savons pas si…
– Je sais ce que j’ai vu, Josif. Cet homme est un assassin ! »
Dimitri se retourna vers ses partisans, qui réagirent en levant les mains, et hurla :
« Amenez-le-nous !
– Amenez-le-nous ! Amenez-le-nous ! » reprirent en chœur les villageois.
Ce fut alors qu’une forme blanche jaillit de quelque part dans la foule. Une boule de glace et de neige, tassée au point d’en faire un redoutable projectile. Elle atteignit Josif de plein fouet et il se plia en deux, les mains devant le visage. Lorsqu’il se redressa, du sang dégoulinait de son nez.
Il leva ses mains gantées pour montrer à ses concitoyens ce qu’ils avaient fait. Il les balaya du regard en secouant la tête.
« C’est ce que vous voulez ? s’écria-t-il, essayant de couvrir leurs cris. Du sang ?
– Oui, répliqua quelqu’un. Du sang ! »
Ce n’était pas la réponse escomptée. Josif aurait voulu leur faire honte, mais les villageois étaient bien au-delà de ce type de sentiment. Leur colère confinait à la frénésie. Face à l’horreur qui menaçait de s’abattre sur eux tous, ils n’avaient rien d’autre pour exprimer leur furie. Ils venaient de se trouver une cible contre laquelle concentrer leurs émotions les plus obscures, et cet emportement collectif les poussait à agir sans réflexion préalable. Ma dernière chance de leur faire entendre raison était de les disperser, de les ramener à leur statut d’individus.
Je tirai une deuxième fois en l’air et pointai ensuite mon pistolet sur la foule.
« Allez-vous-en ! Immédiatement ! Hors de chez moi, tous !
– Tu vas nous tirer dessus ? riposta Dimitri.
– J’ai déjà tué beaucoup d’hommes. Ça ne changerait pas grand-chose pour moi.
– Et des femmes ? Tu as déjà tué des femmes, Luka ? »
Je ne répondis pas.
« Et tu nous tuerais – nous ? » Dimitri jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. « Tes amis, tes voisins ? Pour sauver un homme que tu ne connais même pas ? » Il me toisa comme s’il était sûr de sa victoire et pointa le doigt sur l’angle de ma maison. « Devant ta fille ? »
Petro se tenait en retrait, loin de la foule, un bras protecteur sur les épaules de Lara. Elle était blottie dans les replis du manteau de son grand frère, qui nous observait avec fascination. D’un geste, je leur fis comprendre qu’ils devaient rester là où ils étaient, puis ramenai mon attention sur mon beau-frère.
« Et toi, Dimitri ? Tu serais prêt à livrer cet homme en pâture à une foule furieuse ? Devant ta femme ? Qu’en pense Svetlana, au fait ?
– Elle veut protéger nos enfants, comme moi.
– Et où est-elle donc ?
– À sa place. Avec notre fille. »
Je secouai la tête.
« Ne fais pas ça, Dimitri. S’il te plaît. Ne fais pas ça. Nous sommes encore humains. »
Dimitri s’avança jusqu’à ce que son torse touche le canon de mon pistolet, mais ce n’était pas un acte de bravoure. C’était l’acte d’un lâche certain d’avoir gagné. J’avais déjà tué des hommes de cette manière, en enfonçant le canon d’une arme dans leur thorax et en les transperçant d’une balle – j’avais senti leur corps s’alourdir, je les avais vus s’écrouler. Mais Dimitri savait pertinemment que je ne le tuerais pas devant ma femme et ma fille. Je ne pouvais plus rien faire pour sauver l’inconnu.
Je baissai le pistolet et posai ma main libre sur la poitrine de Dimitri.
« Ne fais pas ça. »
Mais je savais déjà que je n’avais plus aucune prise sur la situation. Dimitri était le plus fort ; il baissa les yeux sur ma main, l’écarta et me contourna pour entrer. D’autres suivirent, et les cris redoublèrent tandis que notre maison s’emplissait de gens avides de la profaner, dont beaucoup étaient des parents de Natalia.
« Baisse ça, Viktor », ordonna Dimitri dans mon dos.
Et je fis oui de la tête à mon fils planté près de Natalia, revolver au poing. Viktor baissa l’arme et se plaça devant sa mère pour la protéger.
Je continuai de protester pendant que les villageois s’amassaient autour de l’inconnu. J’en appelai à chacun d’eux, tentai en vain de les retenir, de leur ouvrir les yeux sur leur comportement. Ils étaient comme en transe : ils ne me voyaient pas et ne m’entendaient pas, mais je m’obstinai à les supplier tout en sachant déjà que j’étais vaincu.
Des mains prirent l’inconnu par les aisselles et le décollèrent du sol. Sa tête s’affaissa aussitôt sur le côté. Les gens se pressaient pour le toucher, le porter, participer. Ses couvertures furent arrachées, sa nudité nous apparut à tous. Son ventre ballonné. La peau tendue sur ses côtes, à fleur d’os. Ses jambes affreusement maigres, ses bras décharnés.
À le voir ainsi, je compris que cet homme était aux portes de la mort. Peut-être aurait-il eu une petite chance de survivre avec de la nourriture, de la chaleur et du repos, mais sans tout cela, son destin était déjà quasiment scellé.
« Qu’allez-vous faire ? interrogeai-je tandis qu’ils soulevaient l’inconnu.
– Ce qui doit être fait. »
Dimitri fit signe à ceux qui tenaient l’étranger, et ils l’emmenèrent vers la porte. Ses pieds traînaient au sol, mais il ne fit aucun effort pour y remédier. Il n’émit pas un son.
« Vous devriez l’aider, protestai-je. Regardez-le. Cet homme a besoin de notre aide !
– On n’aide pas les assassins d’enfants, rétorqua Dimitri en s’éloignant pour suivre les autres à l’extérieur. Pas à Vyriv.
– Arrêtez ! » Josif, resté immobile à côté de la porte d’entrée, regarda les hommes traîner l’inconnu dans la neige. « S’il vous plaît. Arrêtez ça tout de suite ! » Son nez saignait encore, le sang ruisselait sur ses lèvres et son menton, suivait la ligne de son cou. « Arrêtez. »
Mais leur furie était à son comble. Rien ne pouvait plus les arrêter.
Je me précipitai dehors et, de la main, ordonnai à Petro et à Lara de rentrer sur-le-champ. Lara courut droit à sa mère. Ses yeux étaient écarquillés d’incompréhension et de terreur. Des larmes roulaient sur ses joues. Elle s’accrocha à Natalia, noua les bras autour de sa taille et enfouit le visage au creux de son estomac.
« Il faut les arrêter, dit Josif, toujours sur le seuil. Luka ?
– Que veux-tu qu’on fasse ? Tu les as vus.
– Il doit y avoir un moyen.
– Tu voudrais que je leur tire dessus ?
– Non.
– Quoi d’autre, dans ce cas ? C’est toi qui es l’homme de mots, Josif. Que veux-tu qu’on fasse ? Tu m’as entendu, j’ai essayé de les raisonner, mais face à une horde de ce genre ? À ces sentiments-là ? C’est impossible. »
La foule avait franchi notre portail et se répandait au centre du village, sous le vieil arbre.
L’homme gisait dans la neige, prostré, et je sus qu’il n’en avait plus pour longtemps. Peut-être même était-il déjà mort.
Ils lui criaient dessus, lui crachaient dessus. Je vivais auprès de ces gens depuis la fin de la guerre civile, mais je les reconnaissais à peine. Ce n’étaient plus des hommes ni des femmes ; c’était une meute de fauves, féroce et bestiale.
Je refermai la porte derrière moi pour épargner à ma fille le spectacle et le bruit de ces gens complètement hors d’eux-mêmes. Même Dimitri agitait maintenant les bras pour tenter de les ramener à l’ordre, mais il avait engendré un monstre. Il avait réveillé l’animal assoupi dans le cœur de ces gens, et il était trop tard pour l’apaiser.
Quand le premier coup de pied s’écrasa contre les côtes saillantes de l’étranger, une ovation monta. Nouveau coup de pied, nouvelle ovation. Puis les coups affluèrent de toutes parts, certains timides, d’autres violents. Des gens qui de leur vie n’avaient jamais levé la main sur personne s’enhardissaient peu à peu, électrisés par la foule.
Et je ne pus que les regarder faire, debout sur le pas de ma porte.
Je vis quelqu’un lancer une corde par-dessus la plus grosse branche du chêne. La corde épaisse, noueuse et noire. Le côté de l’arbre sous le vent était couvert d’une poussière blanche et cristalline. Je vis quelqu’un former un nœud coulant grossier avec les deux bouts de la corde. Et je vis la large boucle entourer la tête de l’homme, son corps famélique quitter le sol. Il ne résista pas. Ses bras libres ne se débattirent pas. Ses jambes ne ruèrent pas. Il s’éleva en oscillant dans le vide comme un sac de grains et tourna lentement sur lui-même, tandis que son dernier souffle de vie s’échappait dans l’air glacé.
Un homme nu, pendu à un arbre nu.