12

Nous nous remîmes donc à suivre les traces, qui serpentaient parmi les arbres en évitant les clairières. Elles restaient aussi souvent que possible sous le couvert de la forêt, où la neige tombait moins dru, et ce fut un soulagement pour nous de ne pas avoir à marcher dans une épaisse couche de poudreuse. Dans la steppe nue, nous nous serions enfoncés dedans jusqu’aux genoux, sans doute plus encore là où le vent avait accumulé les congères, métamorphosant la steppe en un désert pâle, formé de dunes et d’ondulations si belles et d’un blanc si pur qu’il était difficile de croire qu’un homme, en cette saison, pouvait y mourir en quelques minutes.

Nous avions marché une bonne partie de la matinée, et commencions tous à ressentir les effets de la fatigue et à nous demander si nous avions gagné du terrain sur notre proie. Dimitri gardait le silence, sans doute tellement obnubilé par Dariya que son esprit était inaccessible à toute autre pensée. J’avais espéré que nous les rattraperions assez vite grâce à notre fraîcheur physique, surtout après une bonne nuit de sommeil, mais le voleur d’enfants s’était révélé plus habile que prévu, et je craignais que la distance entre nous ne soit désormais trop grande pour être comblée.

La qualité de son abri m’avait surpris. Que le voleur d’enfants ait pu trouver un emplacement aussi discret pour faire du feu m’inquiétait. L’homme que nous suivions était un connaisseur des techniques de survie en conditions extrêmes, là où la plupart des hommes auraient succombé en un rien de temps. Et il avait malgré cela laissé des traces évidentes, ce qui me troublait. Si je me mettais à sa place, je voyais bien que couvrir ce genre de traces n’avait rien d’aisé. Une chute de neige fraîche était le seul moyen de les faire disparaître, et encore, il aurait fallu qu’elle soit épaisse. Sous une couche légère de flocons, leurs empreintes seraient restées discernables. Il était toujours possible de créer des fausses pistes, mais cela exigeait beaucoup de temps, et j’avais tendance à penser que l’homme voulait aller vite, préserver son avance jusqu’à trouver un terrain où il pourrait vraiment effacer tout signe de son passage. Je ne voyais pas d’autre explication à son attitude. Il n’avait pas fait le moindre effort pour égarer ses éventuels poursuivants.

Nous nous trouvions désormais à plusieurs kilomètres de Vyriv, mais il y avait d’autres villages dans la région. Uroz, par exemple, au nord de notre position actuelle, était tapi dans une petite vallée assez semblable à la nôtre, mais aurait pu aussi bien ne pas exister : pour nous, il n’y avait que de la neige, des arbres et du vent. Rien d’autre. L’homme que nous traquions évitait avec soin tous les secteurs habités. Il s’était borné à saisir une occasion en passant aux abords de Vyriv, puis il avait repris sa marche dans la nature.

« Faisons une pause, dis-je.

– Une pause ? »

Dimitri m’avait rejoint, et je sentis monter sa tension. Il lui fallait un ennemi et j’étais le seul à sa disposition, malgré l’aide que je lui apportais.

« Pour souffler un peu, reprendre des forces. On a marché toute la matinée.

– Je ne suis pas fatigué, dit Viktor. Je peux continuer.

– Moi aussi », renchérit Petro en s’approchant à son tour.

Je retirai mes écharpes, sentis l’air froid me mordre la bouche, le nez, les joues.

« On ne peut pas se permettre d’attendre. On n’a pas besoin de repos, dit Dimitri. Il faut retrouver Dariya. Comment est-ce que tu oses…

– Personne n’a soif ? Il faut rester hydratés. »

Dimitri me tourna le dos et s’éloigna. De quelques pas seulement, pour exprimer son déplaisir.

Je regardai Viktor et Petro.

« Soif ? »

Ils secouèrent la tête.

« D’accord. On continue. »

Je replaçai les écharpes autour de mon visage et me remis en marche. Je sentais le froid s’insinuer dans mes articulations. Une douleur sourde transperçait à chaque pas mes genoux engourdis, mais j’étais toujours aussi déterminé à aller de l’avant.

Toujours en tête, je suivais les empreintes dans la neige, étudiant le terrain, à l’affût d’un mouvement dans les bois. Le ravisseur de Dariya était sans doute hors de vue, mais on ne savait jamais. Quelque chose pouvait l’avoir ralenti, nous devions donc être vigilants.

Derrière, les autres marchaient en file indienne pour réduire nos traces au minimum.

Je tournai la tête en entendant des pas se presser dans mon dos et attendis que Petro m’ait rattrapé, le dos très droit malgré son havresac et le lourd fusil qu’il portait à l’épaule. Comme s’il cherchait à me montrer sa force. D’une voix étouffée par l’écharpe plaquée devant sa bouche, il demanda :

« Tu crois qu’elle va bien ?

– Je l’espère. C’est tout ce que je peux dire. »

Petro n’ajouta rien. Je déplaçai légèrement le poids de mon fusil, dont la bretelle tirait sur l’épaule de mon manteau.

« Quelque chose te tracasse ?

– Tu crois que Dimitri m’en veut ?

– De quoi ?

– De ce qui s’est passé.

– Pourquoi est-ce qu’il t’en voudrait ?

– Parce que j’ai laissé Dariya jouer dehors. Quand je suis allé chercher Lara.

– Personne ne t’en veut de quoi que ce soit. Et tu n’as pas à te sentir coupable. Il n’y a qu’un seul coupable, et c’est celui qui l’a enlevée. Personne d’autre.

– Et tu penses vraiment qu’on va la retrouver ?

– Oui, je le pense vraiment.

– Et cet homme… Enfin, si c’est un homme…

– Oui ?

– Qu’est-ce que tu feras ?

– Tu ferais quoi, toi ?

– Je ne sais pas. »

Petro et moi, nous nous ressemblions beaucoup – plus encore que je ne le croyais –, mais nous étions très différents sur ce plan. Petro ne savait pas ce qu’il ferait quand nous serions face à cet homme. Moi, je le savais parfaitement. J’utiliserais la première arme venue, que ce soit mon fusil ou mes mains, pour lui ôter la vie. Je le punirais de ce qu’il avait fait aux deux enfants enterrés la veille. Je le punirais d’avoir enlevé Dariya. Et je le punirais d’avoir transformé les habitants de Vyriv en animaux affolés.

« J’espère qu’elle va bien, papa », ajouta Petro en baissant la tête.

Je déplaçai de nouveau mon fusil et regardai droit devant.

 

À peine eûmes-nous atteint la lisière de la forêt et débouché dans la steppe, que la tache rouge me sauta aux yeux. Elle éclaboussait le sol comme un affront. Une tache solitaire, pas plus grande qu’un poing d’homme, entourée de petites éclaboussures qui s’étaient légèrement enfoncées sous la surface d’une neige labourée par un fouillis de traces. Son rouge intense me fit penser à un drapeau communiste claquant sur fond de ciel hivernal.

À partir de là, le terrain s’élevait sur une courte distance jusqu’à une crête qui nous empêchait de voir le reste de la steppe. Des empreintes montaient vers la crête, mais il y en avait aussi d’autres, brouillonnes, qui filaient vers la droite, en direction de la ligne d’arbres.

Je fis signe aux autres de stopper.

« C’est du sang ? demanda Dimitri en s’avançant.

– Reste où tu es.

– C’est du sang ?

– Oui, mais en petite quantité. »

Je m’approchai pour examiner le sol. La neige, à cet endroit, avait été copieusement retournée, un peu comme aux abords de l’abri.

« C’est le sang de Dariya ? insista Dimitri.

– Je ne sais pas.

– Elle a encore essayé de se sauver ? demanda Viktor.

– Peut-être. Mais si c’est le cas, tant mieux. Ça veut dire qu’il lui reste des forces. »

Je me tournai vers Dimitri.

« Ta fille est solide. Plus ça va, plus je suis sûr qu’elle va s’en tirer. Je crois…

– Tu aimes ça.

– Quoi ? Tu ne vas pas recommencer, Dimitri.

– Je le vois dans tes yeux. Tu adores. C’est peut-être le sang de ma fille, et ça t’excite. Si tu te voyais…

– J’essaie seulement de la retrouver.

– Mais tu te sens revivre, hein ? Le travail de fermier ne te suffira jamais. Pour l’amour du ciel, combien de fois est-ce que tu as changé de camp pendant la guerre ? L’armée impériale, la révolutionnaire, l’anarchiste… Tu cherchais des émotions fortes. »

Je ne sus que répondre. Il y avait une part de vérité dans les accusations de mon beau-frère. Le travail de fermier, par moments, ne me suffisait pas. C’était une vie totalement différente de celle que j’avais connue avant d’arriver à Vyriv, et, même si je détestais le reconnaître, j’aspirais de temps en temps à retrouver l’euphorie des montées d’adrénaline, la proximité du danger et cette camaraderie si particulière qui m’avait aidé à tenir dans les pires moments. Aucun lien ne pouvait se comparer à celui des hommes qui s’étaient battus ensemble ; aucune expérience ne pouvait aiguiser et canaliser autant que le combat l’énergie de quelqu’un. Cela fonctionnait plus ou moins comme une drogue. Même si mon esprit rationnel cherchait à s’en éloigner pour ne plus penser qu’à ma famille et à mes devoirs, une part de moi était en manque de ces stimulations.

« Tu te trompes, Dimitri. Je me suis rallié à la révolution parce que j’y croyais, mais je n’ai pas pu continuer quand j’ai vu comment ils traitaient leurs soldats.

– Si tu cherches à m’attendrir…

– Pas du tout.

– Ou à gagner mon respect…

– Je me fiche de ce que tu penses, Dimitri.

– N’essaie pas de me faire croire que ça ne te plaît pas. La traque. Le frisson. Tu adores ça. Je le vois dans tes yeux ; je l’entends dans ta voix.

– Alors essaie d’en tirer parti, répliquai-je d’un ton calme. Appuie-toi sur mon savoir et mes compétences. Cesse de te lamenter et laisse-moi retrouver ta fille. À moins que tu te croies capable d’y arriver seul ? »

Dimitri soutint mon regard sans rien dire.

« Et maintenant, au lieu de nous faire perdre du temps avec tes histoires, va plutôt explorer ce côté-là. » Je lui indiquai la ligne d’arbres, au nord. « Vois si tu peux trouver d’autres indices. Viktor, tu l’accompagnes.

– Et moi ? demanda Petro.

– Tu restes avec moi.

– Ce n’est pas un jeu, dit Dimitri sans bouger d’un pouce.

– Tu veux retrouver ta fille, oui ou non ?

– Bien sûr.

– Alors vas-y, et cherche. »

Mon beau-frère hésita, secoua brièvement la tête, puis tourna enfin les talons. Je le regardai s’éloigner avec Viktor avant de me pencher de nouveau sur les traces dans la neige.

« Qu’est-ce qui ne va pas chez lui, bon sang ? maugréai-je.

– Il se sent peut-être impuissant, suggéra Petro.

– Impuissant ? »

Je m’accroupis, ôtai un gant et palpai une empreinte, touchant du doigt l’endroit où la botte avait perdu un bout de semelle comme si cela pouvait me permettre d’entrer en relation avec l’homme qui la portait.

« Il préférerait ne pas dépendre de toi. Être capable de régler ça lui-même. »

Je me levai, puis ajustai la position de mon fusil et de mon paquetage.

« C’est un fermier. Un planteur de pommes de terre.

– C’est aussi un homme fier. Et c’est le père de Dariya. Il voudrait pouvoir faire les choses que tu sais faire, et comme il te déteste, ça le met en colère. »

Je regardai mon fils sans trop savoir si j’avais compris le sens de ses paroles.

« Je fais tout ce que je peux pour retrouver Dariya. Ça devrait lui suffire.

– Il t’a toujours manqué de respect, et voilà qu’il se retrouve dépendant de toi. Si tu veux mon avis, il a honte d’avoir besoin de ton aide.

– Il devrait avoir honte de beaucoup de choses, mais pas de ça.

– Tu es peut-être trop dur avec lui, papa. »

L’idée m’effleura que mon fils parlait comme un adulte. Presque comme Natalia, en essayant de comprendre pourquoi les gens agissaient comme ils agissaient.

« Je ne suis pas dur avec lui. Pas assez.

– Tu…

– Il a tué un homme. Avec les autres, il a pendu un homme au beau milieu de notre village, c’est pour ça qu’il est en colère – parce que c’est sa faute. Et pendant ce temps, pendant qu’il était occupé à assassiner un innocent, le vrai coupable a enlevé sa fille. C’est de ça qu’il a honte.

– Je suppose qu’ils ont cédé à la panique.

– C’est ce que dit ta mère, mais elle sait bien que ce n’est pas une excuse – et toi aussi. Les hommes comme Dimitri ne sont que des lâches. Ils excitent les foules, ils attisent leur rage, et ensuite, une fois qu’elles ont commis l’irréparable, ils prennent leurs distances et prétendent que ce n’était pas leur faute.

– Il ne l’a pas fait tout seul.

– Non, mais c’est lui qui a poussé ces gens à l’hystérie. Il est le premier responsable de ce qui est arrivé, et l’homme qu’ils ont pendu ne méritait pas ça. Tu sais, ajoutai-je en baissant les yeux sur le sang dans la neige, j’ai vu un jour des soldats factieux s’en prendre à un officier en Galicie, et ce n’était pas très différent de ce qu’ils ont fait à cet étranger.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Je fus tenté de raconter à mon fils ce que j’avais vu. Mon unité ayant refusé de marcher au combat tant que le comité n’aurait pas pris sa décision, l’officier en question s’était perché sur une caisse de munitions et avait cherché à nous raisonner. Puis, comme cela ne donnait rien, il avait tenté de nous menacer. Sentant venir la suite – les sarcasmes commençaient à fuser, les croûtons de pain, les insultes, les crachats –, je lui avais conseillé de se retirer pendant qu’il en était encore temps. Face au refus de l’officier, je l’avais forcé à descendre de sa caisse en lui ordonnant de décamper, mais mes camarades s’étaient mépris sur le sens de mon geste et avaient lancé une ovation en le voyant tituber. Leur cercle s’était aussitôt resserré et ils l’avaient conspué, jeté à terre. J’avais essayé de les retenir, comme j’avais essayé de retenir Dimitri, mais lorsqu’un premier homme lui avait planté sa baïonnette dans le corps, beaucoup d’autres s’étaient empressés de l’imiter, et je n’avais pu qu’assister au triste dénouement de la scène, aussi impuissant que la veille à Vyriv.

« Peu importe, dis-je. C’est le passé. Concentrons-nous sur notre problème du moment. Ce sont bien leurs traces, mais j’ai du mal à comprendre ce qui s’est passé ici. »

Petro me fixait toujours, peut-être en se demandant pourquoi j’avais l’air aussi triste.

« Il a peut-être essayé de nous semer, suggéra-t-il. De créer des traces dans tous les sens pour que nous ne sachions plus lesquelles suivre.

– Hum. Peut-être. Mais… je ne crois pas. On dirait qu’il cherche à être suivi.

– Quoi ?

– C’est juste une impression.

– Mais tu penses quand même que Dariya va bien ?

– C’est une guerrière. Qui aurait pu penser qu’une petite fille de 8 ans serait aussi combative ? Regarde-moi ce fouillis. À mon avis, elle a tenté de lui échapper, peut-être en le poussant, et elle est partie en courant dans la neige. Par là. »

Je désignai les traces qui s’éloignaient dans la direction prise par Viktor et Dimitri.

« C’est pour ça que la neige est tellement piétinée – ils se sont mis tous les deux à courir. Mais il a fini par la rattraper. Il l’a ramenée ici, et ils ont continué à travers la steppe.

– Si c’est ce que tu penses, pourquoi avoir envoyé Viktor là-bas ? Pourquoi est-ce qu’on ne les a pas suivis directement ?

– Parce que j’ai tout de même besoin de vérifier que les autres traces ne mènent à rien. Et aussi à cause du sang. J’ai peur de ce qui pourrait nous attendre derrière cette butte, et je préférerais que Dimitri ne soit pas là quand on le découvrira.

– Ce sang n’est peut-être pas celui de Dariya. Peut-être qu’elle a réussi à le blesser, lui.

– Essayons de tirer ça au clair. » Je repris ma marche parallèlement aux empreintes qui montaient vers le sommet de la butte. « Ces traces ont été faites par des gens qui marchaient vite. Tu vois comment la neige est projetée ? »

Petro m’emboîta le pas, et nous avançâmes d’une vingtaine de mètres avant qu’une vue panoramique sur la steppe nue se déploie sous nos yeux. Et ce fut là, sur l’autre versant, que nous aperçûmes une seconde zone de neige perturbée.

Avec, de nouveau, du sang.

Comme tout à l’heure, il était plus ou moins concentré en une tache unique, entourée de quelques giclures superficielles.

Je sentis que mon fils attendait une réponse.

« Je ne sais pas trop quoi te dire, soupirai-je. Il n’y a aucun moyen de déterminer à qui est ce sang. Aucun. Mais j’ai l’impression qu’il y a eu lutte. On dirait que quelqu’un a saigné du nez, ou… je ne sais pas… craché du sang.

– Il l’a peut-être frappée. »

Je me retournai vers l’endroit où nous avions trouvé la première tache et balayai des yeux la ligne d’arbres côté nord.

« Il y a quelque chose qui ne va pas.

– Quoi ?

– C’est bizarre. Comme si quelqu’un avait fait exprès de laisser ce fouillis de traces. En bas, on dirait qu’il s’est vraiment passé quelque chose, mais ici ? Ici, on dirait… on dirait une mise en scène.

– Je ne comprends pas.

– Je ne suis pas sûr de comprendre non plus, mais ce que je peux te dire avec certitude, c’est qu’ils ont continué dans cette direction, dis-je en fixant la steppe devant nous. Je n’ai aucun doute là-dessus.

– Cet homme ne connaît donc pas la fatigue ?

– Tu es fatigué, toi ?

– Un peu.

– Alors lui aussi. Ne t’inquiète pas. On le rattrapera. »

Je pris mes jumelles et scrutai le paysage, dont la blancheur immaculée n’était troublée que par le ruban de traces. À gauche comme à droite, il présentait un aspect quasi identique. Loin devant, peut-être à quatre cents mètres de nous, s’étirait une haie basse, presque ensevelie sous la neige du côté opposé au vent. On distinguait à peine l’endroit où les traces la rejoignaient. Au-delà s’ouvrait une vaste étendue de steppe nue, suivie d’une autre forêt.

Et un détail, soudain, accrocha mon regard. Un mouvement. Léger, mais suffisant pour m’inciter à revenir en arrière. Une infime perturbation dans l’ordre naturel.

« Tu vois quelque chose ? » demanda Petro.

Je réglai la mise au point et entrepris d’inspecter chaque centimètre de terrain de la zone suspecte, ainsi que ses abords, cherchant ce qui pouvait s’être détaché des masses régulières de la neige. Un oiseau volant en rase-mottes au-dessus de la steppe ou cherchant de la nourriture sur le sol. Un lapin, un loup, n’importe quoi. Peut-être même un homme accompagné d’un enfant.

Je poursuivis mon observation, en vain.

« Alors ? Tu as vu quoi ? »

Je baissai mes jumelles pour étudier la steppe à l’œil nu dans l’espoir de retrouver cette sensation de mouvement.

« Je ne sais pas. J’ai cru voir quelque chose bouger. Un oiseau, peut-être. À moins que ce ne soit toute cette neige qui commence à me jouer des tours. »

J’étais pourtant certain d’avoir vu quelque chose.

À supposer que ce soit un homme et un enfant, peut-être les avais-je entraperçus à l’instant où ils atteignaient cette autre ligne d’arbres, au fond de la plaine, bien au-delà de la haie. Étant donné la distance et l’enneigement, c’était possible. Un mouvement non pas à la hauteur de la haie, mais beaucoup plus loin. Ce qui pouvait expliquer que je ne voyais plus rien.

Petro leva les yeux vers le ciel, puis se retourna vers les nuages gris qui s’amoncelaient à l’ouest.

« Il pourrait bien neiger, dit-il.

– Tu as raison. »

Je lui fis signe de me suivre et attendis que la deuxième tache de sang soit assez loin derrière pour crier aux autres de nous rejoindre.

« Dimitri n’a pas besoin de voir ça, dis-je à mon fils. Ne dis rien pour le moment. »

Viktor et Dimitri abandonnèrent leurs recherches et revinrent vers nous en contournant la butte.

« Alors ? demandai-je.

– Rien, dit Viktor.

– Aucun indice, dit Dimitri.

– Ils ont donc continué par ici. Il a dû mettre le cap sur ces arbres, là-bas, pour se remettre à couvert.

– On perd du temps, maugréa Dimitri. Allons-y.

– Et il n’essaie toujours pas de couvrir ses traces », dit Viktor.

Je me demandai si l’homme savait que nous étions à ses trousses, et pourquoi il ne cherchait pas à se cacher.

« Ce serait une perte de temps, dis-je. Je crois qu’il va neiger. Il compte peut-être là-dessus. Sur un terrain aussi nu, il suffirait de quelques minutes pour que leurs empreintes disparaissent.

– Il faut qu’on accélère, insista Dimitri. On n’a pas de temps à perdre.

– Ou bien… »

Ce fut alors que je compris pourquoi le voleur d’enfants n’avait pas cherché à couvrir ses traces. Pourquoi il avait fait exprès de piétiner la neige sur ce versant-ci de la butte.

Le voleur d’enfants s’attendait à être poursuivi. Il avait tout prévu. Nous étions à ses trousses, comme l’avait été avant nous l’homme au traîneau. Mais nous étions aussi menés par le bout du nez. Le ravisseur de Dariya nous avait guidés jusqu’ici ; il avait laissé des traces lisibles pour nous attirer à découvert sur cette butte – quatre silhouettes sombres sur un fond parfaitement blanc.

Et à l’instant précis où cette évidence me frappait, Dimitri sursauta à côté de moi. Il tomba à genoux, et une gerbe de sang jaillit de son dos. Il vacilla une seconde, leva la tête vers moi, les yeux écarquillés de surprise, la bouche ouverte comme pour parler, mais seul un râle en sortit. Le claquement du coup de feu nous parvint alors, porté par le vent. Dimitri s’écroula face contre terre.

« Qu’est-ce que… »

Petro n’eut pas le temps d’en dire plus. J’enjambai Dimitri, saisis mon fils par les épaules et le jetai au sol, en criant à Viktor de faire de même.

« À plat ventre, vite ! »

Je me jetai à terre. Je sentis la teneur de l’air se modifier de manière indéfinissable au-dessus de ma tête et entendis siffler un projectile. Quelque part derrière nous, la balle s’écrasa dans la neige et, de nouveau, une détonation brisa le calme du matin finissant.

« Qu’est-ce qui se passe ? cria Viktor. Qu’est-ce que c’est que ça, bon sang ?

– Il nous tire dessus. Il nous tire dessus !

– Quoi ? Qui ?

– Il nous a attirés à découvert. Voilà pourquoi il n’a pas effacé ses traces. C’est lui que j’ai vu tout à l’heure. Il attendait qu’on soit tous à découvert. »

Je regardai Dimitri, dont le visage était tourné vers moi. Ses dents mordaient la neige et il luttait pour respirer. Je reconnus le halètement chuintant typique des blessures au thorax. Le sang gargouillait dans sa gorge, et ses haut-le-cœur semblaient avoir pour but d’empêcher son âme de le quitter. Ses traits exprimaient la plus absolue confusion. Même aux derniers instants de sa vie, mon beau-frère ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Lui qui regardait tranquillement le paysage une seconde plus tôt était maintenant face contre terre, en train de se noyer dans son propre sang, incapable de retenir l’air à l’intérieur de son corps. Je vis dans ses yeux que la peur le consumait. Le sang jaillissait de lui à flots, formait une flaque grandissante autour de sa poitrine, faisait fondre la neige.

Je repérai l’endroit où la balle était ressortie de son dos. Une déchirure dans son manteau, les fils tournés vers l’extérieur, souillés de sang et de lambeaux de chair. Je revis la façon dont il s’était effondré sans bruit. Un tir précis, sans doute effectué à la limite de la portée utile du fusil d’où il était parti. Non. Pas précis. Un tir parfait. La balle, j’en étais sûr, avait atteint Dimitri exactement à l’endroit visé par le tireur.

Son but n’était pas de tuer sur le coup. J’avais déjà vu des hommes être touchés de cette façon. Les premiers tireurs d’élite allemands auxquels nous avions eu affaire – avec leurs lunettes et leurs silencieux – utilisaient le camouflage, la patience, un masque d’acier et une balle bien placée pour blesser des hommes et en attirer d’autres à découvert. Ils nous obligeaient à devenir nous-mêmes des cibles pour tenter de sauver nos camarades, et j’eus la certitude que c’était ce que cherchait à faire cet homme.

« Enfouissez-vous au maximum dans la neige ! »

Et pendant que je parlai, quelque chose frappa la neige juste à côté de moi, en soulevant un petit panache blanc. Je tournai la tête vers mes fils.

« Il nous a en point de mire. Il faut qu’on se replie. »

Petro respirait avec bruit. Il cherchait des réponses dans mes yeux, une solution pour nous sortir de ce guêpier. Je lui conseillai de ne pas s’affoler, tout en sachant que c’était presque impossible.

« Et Dimitri ?

– On ne peut plus rien pour lui. »

Je regardai de nouveau mon beau-frère, son visage blême, ses lèvres qui remuaient encore. « Si on essaie, il nous tuera aussi. »

Ses pupilles étaient dilatées, ses halètements de moins en moins réguliers. Il exhala une plainte sourde dans laquelle je crus lire le regret de ne pas avoir pu sauver sa fille, sa culpabilité d’avoir assassiné un innocent, et peut-être aussi sa crainte de la mort et de ce qui l’attendait dans l’au-delà. La vie de Dimitri se dissolvait peu à peu dans l’air froid, et il s’en rendait compte. Elle fondait comme la glace d’une stalactite à l’arrivée du redoux. Goutte par goutte. Et elle l’aurait bientôt abandonné.

« Plus rien pour lui ? répéta Petro, incapable de quitter Dimitri des yeux. Tu veux dire qu’il va…

– Oui. Même si on pouvait l’approcher, il n’y aurait rien à faire. Il faut qu’on bouge. Vite. »

J’étais certain que le tireur embusqué connaissait notre position. Il avait observé notre approche depuis sa cachette et attendu que nous soyons alignés au sommet de la butte pour tirer sa première cartouche. Pourquoi avoir choisi Dimitri, je ne me l’expliquais pas, mais il nous avait vus nous jeter dans la neige et devait avoir une idée assez claire de l’endroit où nous nous trouvions. Peut-être continuait-il à tirer parce qu’il se sentait capable de faire mouche à l’aveugle. D’atteindre une de ses cibles enfouies dans la poudreuse.

Je me souvins alors d’une chose qu’avait dite Natalia : que les garçons, avec moi, ne craindraient rien.

« Ne levez surtout pas la tête, dis-je le plus calmement possible. Et ne paniquez pas. C’est essentiel, vous comprenez ? »

Une autre balle percuta le sol devant nous, et nous tressaillîmes tous les trois.

« Laissez vos sacs, gardez vos fusils et repliez-vous en rampant ou en roulant sur vous-mêmes, comme vous voudrez. Il ne peut pas nous voir, mais il sait à peu près où nous sommes. Il ne faut pas rester ici. »

Malgré notre position surélevée, la neige était suffisamment profonde pour nous permettre d’échapper à la vue du tireur. Si nous parvenions à nous replier derrière le sommet, il n’aurait plus aucun moyen de nous localiser.

« Allez-y ! »

Au même instant, une quatrième balle, tirée au hasard, traversa la main droite de Dimitri. Une gerbe de sang s’éleva au-dessus de la neige et aspergea le visage de Petro. Dimitri ne sentait presque plus rien et laissa juste échapper une vague plainte, mais Petro eut un violent mouvement de recul.

« Reste à plat ventre ! Ne fais pas attention à ça. Sois fort, Petro. Ça va aller. On va s’en sortir. »

Mais Petro avait le regard fixe. Quelques gouttes du sang de Dimitri brillaient sur ses écharpes et son chapeau, d’autres mouchetaient ses paupières.

« Petro ? Dis-moi que ça va.

– Ça va.

– Alors bouge. Il faut qu’on parte d’ici. Mais reste à plat ventre. »

Je me mis à ramper à reculons, en diagonale, derrière Petro et Viktor qui s’éloignaient lentement de l’endroit où mon beau-frère agonisait.

Encore une balle, cette fois tout près de Petro, qui poussa un cri de surprise et de peur. Notre adversaire continuait de tirer au petit bonheur la chance, d’un côté puis de l’autre.

« Il finira par nous avoir, balbutia Petro. Il va tous nous descendre. On ferait mieux de partir en courant !

– Non. Reste à plat ventre. N’essaie pas de regarder. Ne cours pas. Si tu te lèves, il te tuera. »

Je poursuivis ma reptation, le visage collé au sol, et ne m’immobilisai qu’une fois à dix bons mètres de Dimitri.

Deux autres projectiles s’écrasèrent entre lui et moi, ce qui me confirma que le tireur ne nous voyait pas. Sans quoi, il nous aurait déjà tous abattus.

Viktor et Petro cessèrent de bouger dès qu’ils me virent faire halte et attendirent mes instructions.

À ma gauche, Dimitri gisait dans une mare de sang sombre. Il nous regardait, les yeux toujours en vie et la bouche toujours en mouvement, mais il serait bientôt mort. J’évitai de penser à ma belle-sœur, Svetlana, qui attendait le retour de son mari. J’évitai aussi de penser à Dariya, enlevée à ses parents, qui devait vivre dans la terreur et prier pour que son père vienne la sauver. Je restai concentré sur la manière dont j’allais pouvoir aider mes fils à sortir en vie d’un tel traquenard. Il fallait à tout prix que je les ramène à couvert, c’est-à-dire derrière la ligne d’arbres.

« Où est-il ? demanda Viktor. Tu le vois, papa ?

– Silence ! Il ne faut pas qu’il devine où nous sommes. »

Je fermai un moment les yeux et repensai à ce que j’avais aperçu juste avant le premier coup de feu. Ce mouvement du côté de la haie. J’avais cru qu’il s’agissait d’un oiseau ou d’un animal sauvage quelconque, mais je n’y croyais plus. C’était notre assassin en train de se mettre en position.

Je reconstituai mentalement la configuration du terrain, m’efforçai d’imaginer l’endroit où il s’était installé. L’envie me démangeait de jeter un coup d’œil, mais je savais que ce serait une erreur. Le tireur avait une idée assez précise de l’endroit où nous étions et devait être encore à l’affût. Il était également possible qu’il ait changé de position entre-temps. Oui, s’il avait continué à nous tirer dessus, peut-être était-ce pour nous forcer à garder la tête basse pendant que lui-même se trouvait une nouvelle cachette.

C’était ce que j’aurais fait à sa place, et je serais désormais prêt à rouvrir le feu. À défaut d’avoir un partenaire pour surveiller la steppe à la jumelle, je l’aurais fait moi-même, en gardant une joue contre le fût de mon fusil et l’œil collé au viseur. Guettant le moindre mouvement. Le mouvement est la clé de tout. Le mouvement est visible.

« Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Viktor, en s’efforçant de masquer sa peur.

– Rien. On ne fait rien. Restez à plat ventre, c’est tout. »

La tête entre les bras, je réfléchis. L’homme que je supposais être le voleur d’enfants avait l’avantage en tout, sauf sur un point. Deux ou trois mètres derrière nous, la butte pouvait nous fournir un bouclier naturel de terre gelée, beaucoup plus efficace que la neige. Si nous parvenions à l’atteindre, nous serions à l’abri de ses balles.

Dimitri m’appela d’une voix faible. Malgré son épuisement, sa poitrine sifflante et le sang qui écumait sur ses lèvres, il tentait de former des mots. Je tournai la tête pour observer ses efforts, sa bouche toujours ouverte dans la neige écarlate.

« Pourquoi est-ce qu’il fait ces bruits ? interrogea Petro. Pourquoi est-ce qu’il…

– Il essaie de parler.

– Qu’est-ce qu’il dit ?

– Je ne sais pas. »

Je détournai les yeux de mon beau-frère. « Peu importe. »

Ce fut alors que Dimitri émit un râle audible, comme s’il avait réussi à ramener un peu de vie dans son corps. Plus fort qu’avant. Un râle et un gargouillis. Il trouva même la force de lever un bras, au bout duquel pendait sa main fracassée, inerte.

« S’il… vous… plaît… grogna-t-il. S’il… vous… plaît…

– Faites-le taire, dit Petro. Faites-le taire. »

La voix de Dimitri était de plus en plus audible, ce qui me fit craindre une nouvelle balle, mais rien ne vint. Le voleur d’enfants devait attendre.

« Faites-le taire !

– La ferme, ordonna Viktor à son frère.

– S’il… vous… plaît… »

Dimitri appela encore, jetant ses dernières forces dans sa voix pour qu’elle traverse le sang et la neige. « S’il… vous… plaît… »

Impossible de savoir ce qu’il voulait. Le pardon ? La vie ? Ou peut-être nous suppliait-il de retrouver sa fille et de la ramener saine et sauve.

« Faites-le taire », répéta Petro en se bouchant les oreilles.

Je me tournai de nouveau vers Dimitri, et nos regards se croisèrent pour la dernière fois.

« Je la retrouverai, Dimitri. Et je tuerai cet homme. »

Mon beau-frère hocha la tête, presque imperceptiblement. Laissant sa bouche se détendre et ses mots mourir, il se remit à haleter. Il n’y eut plus d’appels ni de supplications, juste ses râles et sa respiration sifflante. Comme s’il avait les poumons emplis d’eau et tentait de l’en chasser.

« Il va mourir, dis-je à Petro. Tu ne l’entendras bientôt plus. »

J’entamai mon mouvement de repli, sachant que pour atteindre le versant opposé j’allai devoir d’abord passer par le sommet, dans une neige moins profonde, avec un risque accru d’être repéré. La seule autre solution aurait consisté à attendre que la nuit tombe, mais cela ne se produirait que dans plusieurs heures et nous avions de fortes chances de mourir gelés si nous restions aussi longtemps immobiles. Pendant la guerre, j’avais vu des soldats succomber de cette manière. Des hommes forts, devenus faibles. Nous les ramassions parfois au moment de la relève, figés dans leur position de sentinelle.

Je reculai lentement, en poussant sur les mains pour faire glisser mon corps dans la neige.

« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Petro.

– Silence. »

Je poursuivis mon déplacement jusqu’à sentir mes bottes atteindre le sommet et décoller du sol. Je pivotai alors sur mon axe jusqu’à ce que mon corps soit parallèle à la ligne de crête, pris une profonde inspiration et me jetai d’un coup sur le côté. Au moment où je tombai dans le creux, une balle percuta la neige à l’endroit où je me trouvais une seconde plus tôt.

Dès que je fus hors de vue, je me déplaçai à quatre pattes perpendiculairement à la pente jusqu’à être à la hauteur de mes fils.

« Ça va ? lançai-je à mi-voix.

– Papa ? Tu es où ?

– Juste derrière vous. Vous allez bien, tous les deux ?

– Oui. Enfin, je crois, dit Viktor.

– Il est toujours là ? interrogea Petro.

– N’ayez pas peur. Je sais ce que vous ressentez, mais vous devez rester calmes. Si vous arrivez à rester calmes, tout finira bien. On va s’en sortir. Vous me comprenez ?

– Oui, dit Petro.

– Vous allez devoir vous replier jusqu’ici. Mais pour ça, il faut détourner son attention. Il doit être à l’affût du moindre mouvement. Quel qu’il soit. »

Et je me souvins des innombrables fois où j’avais attendu, comme le voleur d’enfants nous attendait en ce moment. Des innombrables fois où j’étais resté immobile, la joue contre l’acier de mon fusil, les narines envahies par l’odeur de la graisse et de la poudre, l’œil sur l’oculaire. Attendant que le soleil descende derrière moi ; attendant le plus infime mouvement dans le lointain.

En Galicie, nous avions parfois vécu comme des rats dans des trous inondés, séparés de l’ennemi par quelques mètres à peine d’un no man’s land. En tant que tireur d’élite, j’avais abattu bon nombre de soldats qui, de l’autre côté de ce paysage parsemé de cadavres, avaient seulement commis l’erreur de laisser leur tête dépasser du parapet de leur tranchée. Je me demandai si le voleur d’enfants avait connu ce genre de situation, acquis sa patience et son savoir-faire dans des circonstances similaires. Si oui, je connaissais le moyen de le déstabiliser ; de le forcer, en faisant diversion, à révéler sa position.

Toujours à plat ventre, je décrochai le fusil de mon épaule. Je le plaçai devant moi et actionnai le verrou pour engager une cartouche dans la chambre. Après un bref coup d’œil au cylindre de cuivre qui dormait dans le compartiment, je refermai la culasse.

« Viktor, dis-je. Enlève ton chapeau.

– Quoi ?

– Enlève ton chapeau. Je veux que tu sois prêt à le soulever. Mets-le au bout du canon de ton fusil et agite-le aussi loin de toi que possible. Toi aussi, Petro. »

J’avais réfléchi à ce que notre adversaire s’attendait à voir. Le voleur d’enfants savait que nous n’étions plus que trois au maximum, peut-être même moins si l’une de ses balles avait touché au but.

« À mon signal, je veux que tu soulèves ton chapeau, Viktor. Pas très haut, juste de quoi créer un mouvement. »

C’était une ruse grossière, mais elle m’avait déjà rendu quelques services dans le passé, et nous n’avions rien d’autre pour pousser l’homme à faire feu. Si mes fils avaient été plus expérimentés, j’aurais peut-être offert de jouer moi-même le rôle de la cible, mais ils risquaient de se retrouver seuls face au voleur d’enfants s’il m’arrivait malheur. Je devais donc d’abord tenter cela.

« Quant à toi, Petro, je veux que tu comptes jusqu’à six et que tu fasses la même chose que Viktor. Et n’oublie pas d’éloigner ton chapeau au maximum. Il va tirer, c’est sûr et certain.

– Et toi ?

– Ne t’inquiète pas pour moi.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? insista Viktor.

– Le repérer. Et ensuite, je le tuerai. Tenez-vous tout de même prêts à détaler. Quand je vous le dirai, je veux que vous me rejoigniez ici à toute vitesse. Ne prenez que vos fusils.

– Et Dimitri ?

– Laissez-le. De toute façon, il est mort à la seconde où cette balle l’a atteint. Si on tente de l’aider, on y passera aussi.

– Il n’y a rien à faire pour qu’il se taise ?

– Il ne faut surtout pas révéler notre position – sauf au moment où ça nous arrangera. Oublie Dimitri. Il sera bientôt mort, et il ne fera plus aucun bruit. »

C’était la première fois que mes fils goûtaient à la mort violente. Ils étaient trop jeunes pour se souvenir avec clarté des dégâts de la guerre civile, d’autant que Vyriv avait été épargné par le gros des violences et des privations, même si ce conflit avait pesé sur leur existence. Jamais ils n’avaient approché l’horreur d’aussi près, et, tout en comprenant mes intentions, ils étaient choqués par ma froideur.

« Vous avez compris ce que vous avez à faire ?

– Oui.

– Bon, alors inutile d’avoir peur. Nous serons bientôt hors de danger. »

Je n’avais en réalité aucun moyen d’être certain que nous n’allions pas tous mourir ici, au milieu de la steppe, avec de la neige dans la bouche et un trou dans le cœur.

Après avoir inspiré un bon coup, je quittai le secteur où mes fils étaient cloués dans la neige pour me décaler vers le sud en longeant la courbure de la butte : je voulais élargir mon angle de tir et m’installer en un point où mon ennemi ne m’attendrait pas. Sa situation était bonne, mais un épais banc de nuages masquait à présent le soleil, et je remerciai le ciel de s’être ainsi assombri. Le voleur d’enfants n’aurait plus l’avantage de la lumière.

Une fois à bonne distance de mes fils, je fis halte et ouvris ma sacoche. J’en sortis un des paquets préparés à notre intention par Natalia et l’ouvris sur la neige devant moi. Je replaçai le pain et le saucisson à l’intérieur de la sacoche et, d’un coup de dents, créai une déchirure dans le tissu blanc, que je découpai ensuite en deux dans le sens de la longueur. Je me servis du premier lambeau pour couvrir la lunette de mon fusil : de noire, elle devint blanche. J’ôtai ensuite mon chapeau et me couvris le haut du crâne avec le deuxième lambeau. Lorsque je placerais mon fusil en appui au ras de la crête pour viser, c’était ce qui serait le plus visible. Si la lunette offrait une amplification précieuse, elle obligeait aussi à lever la tête un peu plus haut pour tirer. Ces morceaux de tissu étaient loin de constituer un camouflage parfait, mais du moins permettraient-ils d’atténuer l’impact de mes mouvements sur l’horizon blanchâtre que le voleur d’enfants devait être en train de surveiller.

Cela fait, je refis face au sommet et m’en approchai sur les coudes, en faisant glisser mon fusil à côté de moi. Il me suffirait ensuite de le pointer dans la bonne direction, de lever la tête et de regarder dans l’œilleton.

J’écartai soigneusement la neige devant moi de manière à pouvoir caler le canon sur le sol. Je m’emplis les poumons, fermai les yeux et prononçai une brève prière. Puis je lançai d’une voix sourde :

« Prêt ! »

Il ne se passa rien, au début, puis j’entendis un claquement. Un son familier qui fendit l’air, presque en même temps que Viktor poussait un juron, et je plaçai mon fusil en appui sur la terre déblayée. De ma position surélevée, je pouvais voir Viktor et Petro couchés à plusieurs mètres sur ma gauche.

Il me semblait que le coup de feu était parti de quelque part dans la haie, et j’imaginai le tireur à plat ventre juste derrière, actionnant déjà le verrou de son fusil pour engager la cartouche suivante. Il ne me restait plus qu’à espérer qu’il était trop concentré sur la position de Viktor pour avoir repéré mon irruption dans le paysage.

Ce fut alors que Petro leva sa chapka. Le tireur penserait forcément qu’il avait mis dans le mille, que nous étions en train de céder à la panique et de nous agiter n’importe comment pour venir en aide à notre camarade. Il considérerait ce deuxième mouvement comme une erreur à exploiter.

Il refit feu.

Et cette fois, je le vis.

J’aperçus la flamme de tir de son fusil, approchai encore mon œil du viseur et réglai la mise au point sur l’endroit où le voleur d’enfants avait choisi de nous attendre. Je m’étais trompé. Le tireur n’était pas derrière la haie qui servait à marquer la limite de ce champ. Il se trouvait nettement plus loin, à la lisière de la forêt suivante. Un petit tas de bois mort dans l’objectif, un tronc d’arbre abattu aux branches protubérantes. Et, juste derrière, la silhouette d’un homme tout de blanc vêtu, ou aux trois quarts enfoui sous la neige.

Je reculai mon fusil pour que la neige autour du canon masque au mieux la flamme de tir, inspirai, stabilisai l’arme en expirant lentement et pressai la détente.

La crosse du fusil allemand me rentra dans l’épaule en même temps que s’éleva soudain, dans ma lunette, une petite fontaine de neige près de l’homme à plat ventre, très loin de moi. Sans cesser de regarder dans l’oculaire, j’engageai une autre cartouche dans la chambre tout en calculant de combien de degrés j’allais devoir corriger mon tir. Mais déjà la silhouette bougeait, la neige se morcelait, et une forme sombre roulait sur elle-même pour s’éloigner du point où ma balle avait frappé le sol. Il n’y aurait donc pas de concours de tir, ni d’échange de coups de feu. Le voleur d’enfants avait décidé de fuir.

« Debout ! criai-je tout en préparant mon deuxième tir. Vite ! Par ici ! »

Il fallait que je continue à tirer pour empêcher l’homme de riposter le temps que mes fils soient en lieu sûr.

« Vite ! »

J’entendis les pas précipités de Viktor et de Petro dans la neige, leurs souffles lourds lorsqu’ils se jetèrent dans la pente derrière moi – mais je les ignorai, concentré sur la silhouette en train de rouler sur elle-même, là-bas, entre les arbres.

Toucher sa cible à cette distance n’allait pas de soi, mais cela devenait franchement impossible sur une cible mouvante. Je tirai tout de même, vis un petit geyser de neige surgir à côté de la silhouette, et ce fut le moment que choisit le voleur d’enfants pour tenter sa chance. Sachant que j’allais devoir éjecter la douille usagée et engager une autre cartouche dans la chambre, il se leva d’un bond et courut vers les bois.

Je fis feu une dernière fois. Un panache de neige et d’écorce se détacha d’un tronc d’arbre, et il disparut.