11

Mon repos fut chaotique, ponctué de visions lancinantes : des empreintes dans la neige, une blancheur aveuglante, deux enfants nus au fond de leur tombe. Et les paroles de Natalia résonnèrent sous mon crâne tandis que je m’interrogeai sur l’intérêt d’emmener Petro à la recherche de Dariya.

Il faisait encore noir quand je rouvris les yeux, et je quittai le lit avant l’aube. Natalia sentit mon mouvement, et la vitesse à laquelle elle se leva m’indiqua qu’elle non plus n’avait pas beaucoup dormi cette nuit-là.

Pendant que je préparai mes dernières affaires, elle réveilla les garçons et nous prépara un petit déjeuner à base d’œufs et de pain grillé au four. Après avoir mis la table, elle s’assit pour boire un bol d’eau fumante et nous regarder manger.

Viktor et Petro sortirent de la chambre en bâillant et en se frottant les yeux.

« Venez déjeuner, dis-je. Nous devons reprendre des forces. »

Petro attendit la suite, suspendu à mes lèvres.

« Je vous emmène tous les deux. Ce sera plus facile à trois. Et au cas où il faudrait chasser, Petro est le roi du fusil. Je compte sur toi pour nous nourrir, hein, fiston ?

– Je croyais que Viktor tirait mieux que moi.

– J’ai dit ça ? Dans ce cas, vous devez tous les deux être d’excellents tireurs. Tant mieux. »

Petro chercha le regard de Natalia comme pour avoir confirmation que je pensais ce que je disais ; qu’il avait bien entendu. Puis ses yeux revinrent sur moi.

« Tu es vraiment d’accord pour que je vienne ?

– Oui. Maintenant, mange. Le départ est pour bientôt. »

Petro sourit à son frère, qui se contenta d’un signe de tête approbateur, puis s’assit à la table.

« Merci, papa. Je ne te décevrai pas. »

Natalia scrutait le fond de son bol comme si elle cherchait à y lire notre destin. Il y avait à la fois de l’inquiétude et du soulagement dans son expression.

Quand j’eus fini de manger, je repoussai mon assiette et m’allumai une cigarette après en avoir pincé le filtre en carton.

« Je vous ai préparé un sac pour chacun – je pense avoir pris tout le nécessaire. Vous en serez responsables.

– On en a pour combien de temps, à ton avis ? demanda Viktor.

– Je ne sais pas, mais nous devons être prêts. On ne part pas pour une longue marche dans la steppe sans tout ce qu’il faut pour survivre. Et quand nous retrouverons Dariya… ma foi, il se pourrait bien qu’elle ne soit pas seule. »

Je guettai une réaction sur les traits de Petro, mais il resta maître de ses sentiments et acheva son repas sans lever les yeux.

« Chacun de nous aura une arme. Pour toi, Petro, ce sera le fusil que nous avons trouvé hier sur le traîneau. Viktor prendra mon ancienne carabine. Si j’ai raison – si Dariya a été enlevée –, il y a des chances pour que son ravisseur n’ait aucune envie de se laisser attraper. Vous me comprenez, tous les deux ? »

Ils hochèrent la tête à l’unisson.

« Petro ?

– Oui. Je comprends.

– Bien. »

Après avoir fini ma cigarette, j’entrai sur la pointe des pieds dans la chambre, où Lara dormait encore. Je m’assis au bord de son lit et me penchai sur elle pour lui effleurer les cheveux et déposer un baiser sur sa joue tiède. Elle remua légèrement au contact de mes lèvres froides.

« Je vais retrouver ta cousine, soufflai-je. Je vais ramener Dariya. Je te le promets. »

Je l’embrassai une dernière fois avant de m’éclipser.

 

Nous enfilâmes chacun notre plus épais manteau pour affronter les températures extrêmes du plein hiver et venions de mettre nos bottes lorsque Natalia nous rappela.

« Attendez, dit-elle. Rasseyez-vous un moment. »

J’adressai un signe de tête à mes fils, et nous passâmes quelques minutes en silence assis autour de la table, une tradition censée porter chance. Ensuite, quand Natalia se fut levée, nous nous dirigeâmes vers la porte. Tel un groupe de chasseurs partant traquer la plus vicieuse des proies, nous nous affairâmes en silence, perdus dans nos incertitudes quant au déroulement de la journée, accrochant les fusils derrière notre épaule et les havresacs dans notre dos. Je mis ma sacoche de cuir en bandoulière et attendis que les garçons aient embrassé leur mère.

En les observant, je me dis qu’ils avaient beau ressembler beaucoup à des hommes, peut-être même à des soldats, avec leur arme et leur mine résolue, ils restaient les fils de Natalia et n’étaient pas trop vieux pour lui témoigner leur affection. Voir à quel point ils l’aimaient et la respectaient me fit plaisir, et je me rendis compte que c’était elle qui les avait rendus aussi forts.

Le froid s’engouffra à l’intérieur dès que j’ouvris la porte, et avec lui les premières traces de clarté dans le ciel. Viktor et Petro firent quelques pas dans la neige pendant que je m’attardai pour donner un baiser à Natalia.

« Revenez vite. Retrouvez-la.

– On la retrouvera. »

Elle m’effleura la joue, hocha brièvement la tête et rentra, fermant la porte derrière elle.

Après être resté un moment face au seuil, je me retournai vers l’aube naissante. Je levai les yeux vers le ciel, inspirai profondément et observai la neige qui entourait notre maison. Elle était grise et brune, laissant affleurer la boue par endroits, gelée partout où les hommes l’avaient piétinée. Elle avait durci depuis la veille au soir.

« C’est bien, dis-je. Il n’a pas reneigé cette nuit. »

 

Nous n’eûmes pas besoin d’aller chercher Dimitri : il était déjà sur le chemin et venait vers nous. Il avançait tête basse, comme pour étudier la façon dont ses bottes se soulevaient et s’enfonçaient dans la neige, mais finit par la lever à l’approche de notre portail et vit que nous l’attendions tous les trois, immobiles. Il me salua d’un coup de menton, puis regarda les garçons.

« Comment va Svetlana ?

– Elle se fait du souci, dit-il en haussant les épaules.

– Je comprends.

– Elle a été surprise que tu acceptes de m’aider, après… »

Il baissa les yeux.

« Et je serais quel genre d’homme, à ton avis, si je restais les bras croisés ? Ce n’est pas seulement parce que Dariya est ma nièce. Pas seulement parce que j’ai promis à Lara de retrouver sa cousine. Je ferais pareil pour n’importe quel enfant d’ici, quel que soit son père. »

Dimitri grimaça et fit un pas vers moi.

« Tu as l’intention de me parler sur ce ton ?

– C’est le ton que tu m’obliges à prendre d’habitude, Dimitri. Mais tu as raison, nous ferions mieux de laisser de côté nos divergences pour le moment. D’accord ?

– D’accord.

– Tu as tout ce que je t’ai dit d’emporter ?

– Oui.

– Bien. »

Je contournai la maison entre Viktor et Petro, tandis que Dimitri fermait la marche. Nous montâmes ainsi jusqu’aux peupliers, en suivant le sillon de neige creusé la veille par les hommes. Une fois au sommet de la colline, je montrai à Viktor et à Petro les traces que j’avais découvertes et leur demandai comme à Dimitri d’en mesurer la profondeur. Nous nous enfonçâmes ensuite dans les bois.

Le jour commençait à poindre, et quelques merles revinrent à la vie dans les ramures, comme si la glace les avait pétrifiés toute la nuit. Les troncs étaient suffisamment espacés pour nous permettre de marcher à deux de front, et les branches nues s’entrecroisaient au-dessus de nos têtes. L’été, lorsque la neige avait fondu et que le soleil brillait fort, le sol était à l’ombre là où nous marchions. Les feuillages étaient luxuriants, les sous-bois regorgeaient de couleurs et d’odeurs. La terre noire ployait sous les bottes et dégageait une puissante odeur d’humus. Mais en cette saison, le paysage se réduisait à des broussailles noires et sans vie, ce qui allait nous faciliter la tâche. Nous aurions eu du mal, en été, à pister un homme sur un tel terrain. Les signes de son passage auraient été plus durs à déchiffrer, plus simples à camoufler.

Je m’arrêtai pour scruter les empreintes qui s’éloignaient toujours plus loin entre les troncs. Une longue file de traces toutes orientées dans la même direction.

« Ça ne va pas être trop dur de les suivre, dit Viktor.

– Pour l’instant.

– C’est lui qui a laissé ces traces ? demanda Petro. Comme ça ? Il n’a pas essayé de les cacher ? »

Je m’étais posé la même question. Je trouvais étrange que quelqu’un qui venait d’enlever un enfant – de voler un enfant, comme avait dit Natalia – ne cherche pas à couvrir ses traces.

« Il n’a pas dû avoir le temps. » Dimitri répondit avec mépris, comme s’il parlait à un imbécile. « Il était un peu pressé. »

Je lançai un regard oblique à mon beau-frère mais m’abstins de réagir. Il y avait une autre explication plausible au fait que le voleur n’ait pas couvert ses traces – il se pouvait que Dariya soit déjà morte et qu’il l’ait abandonnée un peu plus loin. L’inconnu qui avait tenté de contourner Vyriv deux jours plus tôt n’était pas à la recherche de ses enfants ; je le croyais plutôt à la poursuite de leur assassin, et nous allions peut-être bientôt nous retrouver dans une situation similaire.

« Ouvrez l’œil, dis-je en me remettant en marche. Il pourrait y avoir d’autres traces. D’autres personnes. Et surtout ne marchez pas dessus, ajoutai-je à l’intention de Dimitri. Préservez-les. »

Nous poursuivîmes notre avance vers l’est sur près d’un kilomètre, jusqu’au moment où je repérai une altération dans l’aspect de la piste. Je levai une main pour arrêter les autres.

« Ne dites rien. »

Je rejoignis la zone perturbée et m’accroupis. Elle comportait deux séries d’empreintes. À celles que nous avions suivies jusque-là s’en ajoutaient d’autres, beaucoup plus petites. Elles dessinaient un motif irrégulier et confus, comme si la personne qui les avait laissées s’était débattue ou avait été traînée dans la neige. Je me relevai pour étudier le prolongement des traces.

« Approchez. Mais faites attention. »

Quand Dimitri fut à ma hauteur, je lui indiquai les petites empreintes.

« Ça pourrait être Dariya. Tu reconnais ces traces ? »

Dimitri secoua la tête.

« Elles sont plus petites, c’est vrai. Ça pourrait être elle, mais… Qu’est-ce qui s’est passé, ici ?

– Un coup de fatigue, peut-être. Il faut avoir de la force pour porter un enfant sur une telle distance, mais personne ne peut le faire indéfiniment. Il a dû la poser pour qu’elle marche seule.

– Et ?

– Et elle a peut-être tenté de s’enfuir. Tu vois ces empreintes-ci ? On dirait qu’elle a cherché à repartir en sens inverse.

– Elle s’est enfuie ?

– Il l’a rattrapée. »

Dimitri détourna les yeux en grimaçant. Il pivota lentement sur lui-même et regarda dans toutes les directions.

« Tu es sûr ? Elle est peut-être quelque part par ici. Peut-être qu’elle a réussi à se cacher. On devrait vérifier. »

Il voulut s’éloigner. Je le retins.

« Elle ne s’est pas enfuie, Dimitri. Ils ont continué ensemble, en marchant côte à côte. Regarde, on le voit d’ici. »

Je lui indiquai la suite de la piste, au-delà de la zone perturbée. Je savais que Dimitri la voyait – nous la voyions tous –, mais je pouvais comprendre son désespoir et je savais aussi que j’aurais eu du mal à rester lucide si on m’avait volé Lara.

« Ça veut dire qu’elle est vivante, non ? intervint Viktor.

– Oui. Ça veut dire qu’elle est vivante. »

Ou en tout cas, songeai-je, qu’elle l’était encore au moment où elle avait été posée. « Allez, continuons. »

Un peu plus loin, Petro me rattrapa.

« C’est un peu trop simple, non ?

– Hum ?

– Comment se fait-il qu’il n’ait pas essayé de couvrir ses traces ? Tu ne crois pas que ça cache quelque chose ? »

Je fus surpris d’entendre cette question dans la bouche de Petro plutôt que dans celle de Viktor. Je considérais Viktor comme le plus doué des deux pour la chasse, mais Petro portait sur la situation un regard différent. Il réfléchissait plus en profondeur et son esprit anticipait déjà ce qui pouvait nous attendre, plutôt que de s’en tenir à la réalité visible.

Je baissai les yeux sur les empreintes. Elles étaient plus désordonnées, moins nettes que précédemment. Celles de Dariya disparaissaient parfois sous les plus grandes : les deux séries de traces se brouillaient mutuellement, comme si elles s’étaient disputé le même espace.

« Comment veux-tu couvrir des traces dans un endroit pareil ? Il aurait pu tenter de les maquiller, je suppose, pour nous aiguiller sur une fausse piste, mais c’est quelque chose qui prend du temps. Non, il a fait le pari qu’on ne le suivrait pas de nuit et il a pris le risque. »

Je regrettai une seconde que nous ne soyons pas partis la veille.

« Tu crois que tu l’aurais rattrapé en partant dès hier soir ? »

La question de Petro me laissa pantois. À croire qu’il venait de lire dans mes pensées.

« Je ne veux pas dire que tu aurais dû le faire, s’empressat-il d’ajouter. Je me pose juste la question.

– Je n’en sais rien. »

Je jetai un regard par-dessus mon épaule à Dimitri, qui marchait devant Viktor. « Je n’en sais rien du tout. »

Ce que je savais, en revanche, c’est que ce voleur d’enfants avait forcément été rattrapé par la fatigue après avoir aussi longtemps porté la petite. Alors que nous-mêmes étions frais, dispos et libres de tout fardeau, ce qui nous aurait permis d’avancer nettement plus vite que lui. Et au moment où l’homme s’était arrêté ici et où Dariya avait tenté de lui échapper, peut-être aurais-je pu être là pour elle, la prendre dans mes bras et la ramener. Je serrai les dents, saisi d’un malaise à l’idée que j’avais peut-être pris la mauvaise décision. Je la chassai aussitôt de mon esprit. Je ne devais penser qu’au présent et à l’avenir. Nous allions retrouver Dariya vivante et la ramener chez elle.

« Non, ajoutai-je. Nous avons eu raison de ne pas lancer les recherches dans le noir. »

Et pendant que ces mots tournaient en boucle dans ma tête, je remis en marche notre silencieux cortège face au soleil bas, dont les rayons rasants nous éblouissaient de plus en plus. Je ne tardai pas à baisser la tête et conseillai aux autres de faire de même, mais la lumière crue me brouillait la vue ; je me dirigeai vers une flaque d’ombre, où nous fîmes halte pour creuser la neige jusqu’au sol.

Après avoir chauffé et humidifié la terre entre nos mains, nous en étalâmes une bonne quantité tout autour de nos yeux, puis remîmes nos chapeaux et nos écharpes. Nous savions tous que la réflexion du soleil sur la neige pouvait brûler la rétine d’un homme et le rendre aveugle. La terre nous apporterait une certaine protection. Dans ma carrière de soldat, j’avais appris à tailler deux fentes dans un morceau d’écorce de bouleau que j’utilisais comme un masque, mais nous n’avions le temps ni de chercher un bouleau ni de fabriquer des masques, aussi nous contenterions-nous pour le moment de cette terre.

Et avant même qu’elle eût séché et durci sur nos visages, nous repartîmes, accompagnant les empreintes qui continuaient de dérouler leur ruban devant nous. Les grandes, avec leur morceau manquant à la semelle droite ; et à côté, les autres, moins nettes car laissées par une personne marchant à trop petits pas pour sortir entièrement les pieds de la neige.

La forêt était de plus en plus dense, et en certains endroits nous ne pouvions passer qu’un par un : moi en tête, suivi par Dimitri avec son souffle lourd et sa foulée pataude. Et ce fut dans un secteur de ce type, au milieu d’un bosquet serré de charmes, trois ou quatre heures après le début de notre expédition, que les traces virèrent à angle aigu sur la gauche, plongeant dans les profondeurs d’une végétation encore plus inextricable.

J’ôtai un gant et sortis le revolver de ma poche tout en faisant signe aux autres de se taire.

« Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Dimitri en me rejoignant.

– Tu vois ça ? »

Je lui montrai un endroit où le sol s’élevait de façon suspecte, comme si une masse importante avait été recouverte par la neige, créant un renflement arrondi.

« Qu’est-ce que c’est ? Quelqu’un ?

– Allons voir. »

 

L’abri était grossier, mais je compris aussitôt qu’il avait dû leur procurer chaleur et protection. C’était un dôme de neige, bâti entre deux arbres tout juste assez espacés pour le soutenir. Il était de taille réduite et aurait été quasiment invisible sans les traces qui y menaient et l’encerclaient.

« C’est lui qui a fait ça ? demanda Dimitri.

– Je pense, oui. »

Je fis le tour de l’abri et appréciai la qualité de sa construction.

« Du bon travail, dis-je. Solide. »

J’en avais moi-même construit plus d’un de ce type, autrefois, créant un monticule de neige puis l’évidant pour me ménager un espace où dormir à l’abri du froid. L’auteur de cet abri avait même pensé à ériger une sorte de brise-vent devant l’ouverture. D’un seul coup d’œil, je repérai l’orifice d’aération au sommet et la neige tassée sur le sol, signe que quelqu’un y avait dormi.

Je me mis à plat ventre et rampai à l’intérieur dans l’espoir d’y trouver un indice. Je basculai sur le dos et aperçu quelque chose sous le plafond rudimentaire. Un long cheveu noir, collé à la neige, qui pendouillait comme un fil d’araignée. Je le cueillis.

« Il faut combien de temps pour construire ça ? interrogea Dimitri.

– Il n’est pas bien grand. »

Je me remis sur le ventre et sortis à reculons. « Une heure, peut-être. Il faut aussi laisser à la neige le temps de durcir pour éviter qu’elle ne s’effondre, mais… » Je me levai en haussant les épaules.

« Il devait être pressé. Il se peut qu’il ait pris le risque.

– Par ici, papa ! Un feu, je crois. »

Je rejoignis Viktor, en train de déblayer à coups de pied une zone de neige piétinée. Dessous, on apercevait du bois noirci.

« Il a dû avoir besoin de se réchauffer, dis-je. Et de manger quelque chose. »

En prononçant ces mots, je croisai le regard de Dimitri. Ce que nous avions vu tous deux sur le traîneau nous revint soudain à l’esprit – la cuisse découpée de la petite fille –, et je regrettai aussitôt mes paroles.

« Elle est vivante, m’empressai-je d’ajouter. Je le sais. Regarde. »

Je lui montrai le cheveu.

« Tu crois qu’il est à Dariya ? demanda Dimitri en s’approchant.

– À moins que son ravisseur n’ait de longs cheveux noirs », dit Viktor.

Je levai une main pour réduire mon fils au silence et lui faire comprendre qu’il aurait dû tenir sa langue.

« Cet homme connaît la survie. Il l’a protégée pour la nuit. Il a construit un abri et fait du feu. Ta fille est vivante, et on va la retrouver. »

Dimitri prit le cheveu entre le pouce et l’index.

« Ce cheveu est à elle. Je le sais. » Il retira un gant et le toucha de son doigt nu. « Je le sais. » Il redressa la tête.

« On ferait mieux de repartir. Allez.

– Attends. Laisse-moi…

– Attendre ? On n’a pas le temps d’attendre.

– Encore une minute, dis-je. Laisse-moi chercher d’autres indices.

– Comme quoi ? »

Dimitri empocha le cheveu et remit son gant.

« Quel genre d’indice ? On a déjà ces empreintes. Suivons-les.

– Ce ne sont pas les bonnes. Il les a faites en allant ramasser du bois pour son feu.

– Comment le sais-tu ? Comment est-ce que tu peux en être sûr ?

– Parce qu’elles vont et viennent ? suggéra Petro. Et parce qu’on voit là-bas des branches mortes qui ont été cassées récemment ?

– Exact, dis-je.

– On ne peut pas se permettre d’attendre, protesta Dimitri. Il faut y aller. On a déjà assez perdu de temps. Je n’aurais jamais dû t’écouter. On aurait dû partir hier soir. Si on était partis hier soir, on l’aurait déjà retrouvée. »

Je ne répondis pas.

« Il s’est déjà arrêté là-bas, enchaîna Dimitri en regardant derrière nous. Et maintenant, cet abri ? Qu’il a mis une heure à construire ? On les aurait sûrement retrouvés ici.

– C’est possible. Mais peut-être que nous nous serions perdus dans le noir.

– Il ne s’est pas perdu, lui.

– Non. Mais il ne suivait pas de traces. C’était la bonne décision, Dimitri.

– Sans compter qu’il a fait du feu. On l’aurait vu.

– Ici, à l’écart de l’abri, son feu aurait été pratiquement invisible au milieu de tous ces arbres.

– Je l’aurais vu, moi.

– Nous ne serions sans doute même pas arrivés jusqu’ici. »

Dimitri me foudroya du regard.

« Ça te plaît, hein ?

– Quoi ?

– Ça. Ce qu’on fait ici. Suivre une piste. C’est ce qui te plaît le plus. Tu passes ton temps à chasser. Je sais que tu pars seul, souvent plusieurs jours. Tu as ça dans le sang – c’est la seule chose qui te rend heureux.

– Tu ne sais rien de moi.

– Je sais que tu es une brute de Russe, qui a servi dans tellement d’armées que tu ne dois même plus être capable de te rappeler combien. Tu as tué des hommes à la pelle. Cette traque t’excite. Tu y prends plaisir. Il n’y a probablement que comme ça que tu te sens revivre. »

Je le dévisageai avec un mélange de colère et de culpabilité, car il y avait comme un parfum de vérité dans ses paroles.

« Et tu adores me faire passer pour un imbécile.

– Si tu as l’air d’un imbécile, ça n’a rien à voir avec moi. Même si nous avions réussi à arriver ici pendant la nuit, il s’est installé au fin fond des arbres pour faire son feu. Pourquoi crois-tu qu’il ait choisi un bois aussi dense ? Nous aurions pu passer à cinq mètres sans nous douter de rien.

– On aurait vu ses traces.

– Dans le noir ? »

Je ravalai mes doutes.

« Au mieux, repris-je, nous les aurions effacées, et au pire, nous serions déjà morts gelés, en le laissant partir tranquillement avec Dariya.

– Tu cherches à me punir. Me punir de ce qui s’est passé hier.

– Te punir ? Tu te punis toi-même, Dimitri. Ce qui s’est passé hier est une honte absolue, mais ça n’a aucun rapport avec notre présence ici. Tu crois vraiment que j’aurais retardé le lancement des recherches à cause de ce que tu as fait hier ? Ça n’a rien à voir avec toi. »

Il resta coi.

« Tu peux être sûr que je ferai mon maximum pour retrouver ta fille. »

Il hocha la tête.

« Et maintenant, viens jeter un coup d’œil à ça. »

Je voulus prendre le revers de son manteau, mais Dimitri se dégagea sèchement.

« Bas les pattes. »

Je lui fis contourner l’abri et l’entraînai dans la végétation à l’opposé du côté par lequel nous y étions entrés. Je m’arrêtai au bord de la zone perturbée où notre proie avait amassé de la neige pour bâtir son abri et lui montrai le sol.

« Tu vois ? Toujours vivante. Et je suis prêt à parier qu’ils sont repartis juste avant l’aube, comme nous. »

Devant nous, s’enfonçant toujours plus avant dans les bois, la piste se poursuivait. Deux séries d’empreintes. Une grande, une petite.