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Le cœur du village était un espace circulaire, couvert d’une épaisse couche de neige qu’un vent violent avait chassée dans notre vallée. Un vieux chêne se dressait en son centre, dur et noir, nu pour l’hiver. Je n’avais aucune idée de ce dont les anciens d’ici avaient pu être les témoins pendant les années de guerre et de révolution, mais je savais que ce petit agrégat de maisons construites au milieu de nulle part avait été relativement épargné par le bain de sang. Les batailles du front de l’Est s’étaient déroulées à bonne distance, et la révolution avait eu lieu dans un autre monde. La guerre civile était passée à l’écart de Vyriv, sans s’arrêter à ce minuscule hameau presque invisible au pied de sa colline. Je l’avais moi-même frôlé sans le voir en descendant avec l’Armée noire vers la Crimée, où nous allions bientôt en vaincre une autre, qui se faisait appeler « blanche ». Même la famine, dix ans plus tôt, avait eu du mal à planter ses griffes ici. À croire que Dieu détournait le regard des gens de passage vers l’horizon. Mais les nuages s’amoncelaient de plus en plus : notre guide suprême avait envoyé ses yeux et ses oreilles quadriller le pays, et il était à craindre que Dieu lui-même ne soit pas capable d’aveugler ces yeux-là.

En attendant, le chêne poussait en silence, comme s’il refusait de livrer ses secrets, et un fugace souvenir de l’été me revint à l’esprit lorsque nous passâmes sous ses branches. Un bayan1 et un violon jouant ensemble, une musique flottant dans l’air tiède. Des femmes dans leurs plus beaux atours, qui chantaient sous la brise.

On accédait à ma maison, toute proche de cet espace, par un portail en bois ouvert en permanence, mal soutenu par les restes branlants d’une clôture posée pour délimiter la propriété en un temps où ces choses-là étaient permises. Plus récemment, il était devenu impératif de laisser ce type d’accessoire tomber en déshérence si l’on voulait éviter de passer pour un koulak.

Au moment de franchir le portail avec le traîneau, nous vîmes plusieurs volets s’entrouvrir et des yeux curieux apparaître dans les embrasures, fouillant la pénombre.

Devant la maison, je dénouai le harnais et frappai à la porte.

Le loquet bascula, le battant de bois s’ouvrit.

Natalia avait les joues rouges, et l’inquiétude se lisait dans ses yeux noirs.

« Que se passe-t-il ? Ça va ? Où est Viktor ? »

Petro se tenait juste derrière elle, un coutelas à la main. Ma fille Lara était près du feu avec sa cousine Dariya. Toutes deux semblaient à la fois excitées et effrayées.

« Tout va bien, dis-je en dénouant mes écharpes. Enfin, à part pour cet homme. Il a besoin de notre aide.

– Un homme ?

– Il faudrait le mettre au chaud. »

Par-dessus l’épaule de Natalia, je jetai un coup d’œil à ma fille et à sa cousine. « Que fait Dariya ici ? Elle devrait être chez ses parents. »

Dariya avait 8 ans, un de moins que Lara, mais c’était une gamine effrontée et curieuse, qui ne craignait jamais de dire ce qu’elle pensait. Elle s’avança vers moi.

« Pour rater ça ? Ah non, enfin quelque chose d’intéressant. On s’ennuie tellement, ici ! »

Elle était un peu plus grande que Lara malgré son jeune âge, et ses manières dénotaient davantage d’aplomb. Deux nattes noires lui tombaient devant la poitrine.

« Nous aimons bien nous ennuyer, dit Natalia. Ça peut être agréable, l’ennui.

– C’est ennuyeux, intervint Lara.

– Tu écoutes trop ta cousine. »

Natalia m’invita d’un geste à faire entrer l’homme.

Viktor et moi le transportâmes à l’intérieur pendant que ma femme rassemblait quelques coussins et couvertures pour les étaler près de l’âtre.

« Mettez-le ici, nous dit-elle. Il sera au chaud. J’ai quelques petits restes à lui proposer. Tu crois qu’il peut manger ?

– Je ne crois pas qu’il soit capable de grand-chose. »

Nous l’installâmes sur les coussins, et Natalia l’enveloppa de couvertures.

Dariya vint s’accroupir juste devant l’homme et étudia la maigre part visible de son visage.

« C’est qui ? »

Elle le toucha du bout de l’index, mais Natalia la prit par la main et l’éloigna.

« Vous rapportez du gibier ? demanda-t-elle. J’ai un fond de soupe aux champignons, un peu de lait et d’avoine, mais, dans l’état où il est, je crois que cet homme a plutôt besoin de viande. »

Nous déposâmes nos fusils près du seuil, puis Viktor ressortit chercher le lapin que nous avions pris au collet. Il revint avec et le présenta à sa mère en le tenant par les oreilles.

« C’est tout ? Juste un petit lapin ? J’envoie mon mari et mes jumeaux chercher de la viande, et ils reviennent avec ce minuscule lapin et une bouche de plus à nourrir ? » Elle prit l’animal au creux de son poing et le souleva pour l’examiner de plus près.

« Comment voulez-vous que je nourrisse toute une famille avec un si petit lapin ?

– Il reste des pommes de terre, dis-je. Quelques betteraves.

– Et c’est à peu près tout.

– Tu devrais t’estimer heureuse. Si les activistes arrivent, nous n’aurons plus rien.

– Un lapin !… »

Natalia secoua la tête et reporta son attention sur l’homme.

« Petro, dis-je, tu restes avec ta mère. »

Je posai une main sur l’épaule de Viktor pour lui indiquer de me suivre.

« Je peux t’aider aussi, papa. »

Petro fit un pas en avant, mais je secouai la tête.

« J’ai dit : reste avec ta mère. »

Je soutins un moment son regard, en m’efforçant de radoucir mon expression, mais mon fils serra les dents et me tourna le dos. Avec un soupir, je sortis puis refermai la porte.

Deux ou trois hommes montaient la garde devant chez eux, armés de fourches et de bâtons, et je compris que l’avertissement lancé par Petro avait dû les affoler, leur faire croire que le moment tant redouté où l’on viendrait les exproprier était venu. Leurs bâtons et autres outils de paysans risquaient de ne pas peser bien lourd face aux fusils d’un détachement de l’Armée rouge, mais certains hommes se battraient à mains nues s’il le fallait.

Je demandai à Viktor d’aller leur expliquer qu’ils n’avaient rien à craindre.

« Mais pas un mot sur ce que nous avons trouvé là-dessous. » J’indiquai le traîneau d’un coup de menton.

« Ne leur parle surtout pas de ça.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne veux pas les affoler. Ils sont déjà bien assez inquiets comme ça. »

Viktor acquiesça et partit. En le voyant se diriger vers eux, les hommes vinrent à sa rencontre. J’attendis qu’un petit groupe se soit constitué dans la clarté incertaine du crépuscule pour rentrer chez moi et refermer la porte.

La salle avait beau être de dimensions réduites, son espace suffisait à notre famille. Elle disposait d’une table et d’un pitch – le four en terre où Natalia faisait cuire tous nos repas. Il y avait aussi une natte de paille devant le foyer, deux fauteuils pour profiter de sa chaleur, et au-dessus de l’âtre un obraz accroché au mur de terre battue. Une icône tout à fait quelconque, en bois peint, représentant la Vierge avec son enfant dans les bras. Natalia avait toujours vu cet obraz dans sa famille ; il n’avait plus quitté ce mur depuis le décès de sa mère, morte quelques semaines à peine après son mari. Elle avait rendu le dernier soupir en le serrant entre ses doigts.

Le rushnyk qui drapait le sommet de l’icône était lui aussi en place depuis de nombreuses années, car nous n’avions plus jamais eu l’occasion de le décrocher. Avant la révolution, cette serviette brodée était étalée au centre de la table chaque fois qu’il y avait des visiteurs à accueillir. Ses fleurs étaient en ce temps-là d’un rouge intense et profond, et la famille l’exhibait avec orgueil, en plaçant dessus du pain et du sel en guise d’offrande pour nos hôtes. Elle ne faisait plus aujourd’hui qu’accumuler la poussière, et ses fleurs avaient perdu leur éclat. Plus personne ne nous rendait visite. Plus personne ne faisait confiance à personne.

Natalia avait défait les écharpes de l’homme et était en train d’ouvrir son manteau pour le lui ôter, car il risquait de transpirer au contact de la chaleur. Le peu que je voyais de son visage était écarlate, signe que le sang se remettait à circuler dans ses veines, mais sa bouche était dissimulée par l’épais matelas de barbe qui lui mangeait les joues et le menton. Ses cheveux étaient collés par endroits, hirsutes et touffus.

Natalia leva les yeux sur moi quand je m’approchai.

« Il va falloir tout lui enlever », dit-elle.

Petro se tenait debout à côté d’elle, toujours avec ce coutelas qu’il avait du mal à lâcher. Lara était confortablement installée dans un des fauteuils, pelotonnée contre sa cousine Dariya, et toutes deux considéraient l’homme avec curiosité. Lara se leva d’un bond, vint à ma rencontre, m’enlaça par la taille et se pressa contre moi. Je me penchai en avant pour déposer un baiser dans ses cheveux.

« C’est qui, papa ?

– Il fait partie des vingt-cinq mille ? demanda Dariya. Ça y est, ils arrivent ? »

Par-dessus la tête de notre fille, j’échangeai un regard avec Natalia.

« Où est-ce que tu as entendu parler de ça, toi ? interrogeai-je.

– Je ne sais plus, répondit Dariya. Les gens en parlent. Les hommes.

– Et tu les écoutes ? fit Natalia. Il y a un nom pour les petites filles qui font ça, tu sais.

– Il paraît qu’ils vont venir prendre nos terres, insista Dariya. C’est vrai ? »

La nouvelle de l’envoi des activistes du Parti avait fini par arriver ici. Vingt-cinq mille jeunes communistes chargés par Staline de quadriller le pays avec l’appui des troupes de l’Armée rouge et de la police politique pour mettre la main sur tout ce qui pouvait avoir de la valeur, et même sur tous les produits indispensables à la survie. On parlait déjà d’autres villages occupés par des garnisons, de familles brisées.

« Ce n’est pas à toi de t’en inquiéter, dis-je. Laisse donc ça aux adultes.

– Mais ils arrivent quand ?

– Peut-être qu’ils n’arriveront pas du tout », répondit Natalia.

Mais nous savions bien qu’ils finiraient par trouver Vyriv. Un jour ou l’autre, des soldats baisseraient les yeux sur cette vallée et découvriraient nos fermes. La purge viendrait, inéluctable.

« Mais mon père a dit…

– Ça suffit, Dariya, coupa Natalia. Nous avons d’autres chats à fouetter pour le moment.

– Tu dois rentrer chez toi. »

Je marchai jusqu’au fauteuil où Dariya était assise et m’accroupis devant elle.

« Ta maman et ton papa vont se faire du souci.

– S’il te plaît, oncle Luka. »

Je secouai la tête.

Dariya fit une moue, mais à peine eus-je fait mine de lui chatouiller les côtes qu’elle se mit à glousser, vaincue. Je la raccompagnai jusqu’à la porte et attendis qu’elle ait enfilé ses bottes pour lui ouvrir.

« Rentre directement à la maison. »

Et elle s’élança dans le froid. Je la regardai partir, fermai la porte et me dirigeai vers la pièce du fond, qui nous servait de chambre à coucher.

Il y faisait sombre, mais je parvins tout de même à trouver la commode, dont le blanc avait viré au gris. J’ouvris le tiroir inférieur et considérai les quelques vêtements rangés en piles soigneuses. Lara ne possédait qu’une seule robe, celle qu’elle portait en ce moment, mais une autre l’attendait ici, prête à servir quand elle serait à sa taille. À côté, de vieux habits que mes fils avaient cessé d’utiliser des années plus tôt – en un temps où je ne connaissais même pas leur visage, un temps de carnage et d’horreur.

Je choisis une chemise dont le tissu élimé était tellement fin que mes doigts durcis le sentaient à peine. Tous ces habits étaient encore en état de servir, mais nous pouvions nous en passer et j’avais besoin de certains d’entre eux tout de suite ; je pris donc un pantalon en plus de la chemise, fourrai l’un et l’autre à l’intérieur de mon manteau, puis quittai discrètement la pièce.

Je me dirigeai vers la porte d’entrée lorsque Natalia me lança :

« Où vas-tu ? »

Elle était toujours près de l’âtre, penchée sur l’homme. Lara, à côté d’elle, récupérait ses vêtements au fur et à mesure que sa mère le déshabillait. Il en portait de si nombreuses couches que c’était chaque fois une surprise, à croire que son corps, une fois délesté de ses oripeaux, se réduirait à un squelette tout juste enrobé de peau flasque et de poils broussailleux.

« J’ai à faire. Dehors. »

Natalia me fixait avec insistance, et je ne pus m’empêcher de détourner un instant les yeux pour éviter d’être percé à jour. Dès que nos regards se croisèrent de nouveau, je compris qu’elle avait vu quelque chose dans le mien, qu’elle allait garder cette chose en mémoire et qu’elle y reviendrait en temps utile. Après lui avoir adressé un bref hochement de tête en signe d’accord tacite, je gagnai la porte avec un sourire forcé.

Une fois dehors, je tirai le traîneau jusqu’à notre étable, derrière la maison. Le ciel était lourd de nuages que la lune ne réussissait à traverser qu’en deux ou trois endroits, mais le sol blanc réfléchissait sa faible clarté.

Lorsque j’ouvris la double porte de l’étable, une odeur animale s’en échappa dans une bouffée d’air tiède. Je poussai le traîneau à l’intérieur. La vache me regarda faire depuis sa stalle, et ses yeux noirs ressemblaient à du verre.

Je suivis du regard les contours de la bâche, sachant déjà ce qui m’attendait sous la toile incrustée de givre.

« Je peux t’aider », lâcha Viktor.

Sa présence me surprit.

« Je ne t’ai pas entendu arriver. Tu ferais mieux de fermer la porte. »

Pendant que Viktor s’exécutait, j’allumai une lanterne et la suspendis à un clou planté dans un poteau.

« Tu as parlé aux autres ? »

Viktor revint et se défit de ses écharpes.

« Ils voulaient le voir, dit-il, mais je leur ai dit d’attendre demain.

– Et ils t’ont écouté ?

– Bien sûr. »

Je gratifiai mon fils d’un sourire triste.

« Ils t’écoutent. C’est bien. »

Viktor eut un geste en direction du traîneau.

« Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

Je sortis les vieux vêtements d’enfant de mon manteau.

« Elle a besoin d’être couverte.

– Tu veux que je m’en occupe ?

– On va le faire ensemble. »

Viktor hésita, puis se pencha pour saisir un coin de la bâche et la soulever. Je fis de même du côté opposé, et nous reculâmes tous deux vers l’arrière du traîneau en rabattant la toile de manière à ce que sa cargaison soit entièrement découverte.

Je dus me forcer à la regarder.