32

Il ne fallut que quelques minutes à Petro pour mourir, mais je restai longtemps à soutenir sa tête, jusqu’à ce qu’Aleksandra m’appelle.

« Luka. »

Sa voix semblait venir d’infiniment loin.

« Luka. »

J’ouvris les yeux et la vis debout face à moi.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? me demanda-t-elle. On ne peut pas lutter contre l’armée. »

Elle s’avança encore, stoppant à moins d’un mètre du corps de Petro.

« Ce n’était pas l’armée. Il n’y avait qu’un seul homme. »

Dariya l’accompagnait, toujours accrochée à sa main.

« Elle va revenir nous attaquer ? »

C’était la première fois que ma nièce prononçait une phrase depuis nos retrouvailles à Sushne, mais je n’y fis pas vraiment attention. Trop de choses s’étaient passées pour que cela ait encore de l’importance. En revanche, l’étrangeté de sa question me fit réagir.

« Elle ?

– Baba Yaga, dit Dariya. Ne la laisse pas me reprendre. »

Je la dévisageai, incapable de répondre. J’étais toujours sous le choc de la mort de Petro. Mon fils reposait sans vie dans mes bras, et Dariya me tenait un langage incompréhensible. Je sentis une colère sourde m’envahir, et le surcroît de confusion qu’elle généra en moi ne fit que l’attiser.

« Qu’est-ce que tu racontes ? »

Dariya déglutit avec peine.

« S’il te plaît…

– Mais qu’est-ce que tu racontes, bon sang ? » Je me levai d’un bond, laissant la nuque de Petro retomber dans la neige. « Comment ça, Baba Yaga ? »

Je la toisai de toute ma hauteur, et Dariya se blottit contre Aleksandra, presque derrière elle.

« Luka, dit Aleksandra d’une voix douce, vous lui faites peur.

– Pourquoi est-ce qu’elle me parle de Baba Yaga ? Ce n’est pas Baba Yaga qui l’a enlevée. C’est un homme. Un homme, bon sang ! »

Dariya secoua la tête et se réfugia encore un peu plus derrière Aleksandra.

« Il ressemblait à un homme, mais c’était Baba Yaga. »

Je restai bouche bée.

« Il a dit qu’il allait me manger. »

Ces mots me coupèrent le souffle.

« Il a dit qu’il allait tous vous tuer et qu’il allait me manger. »

Je levai les mains vers mon visage, me touchai les paupières et appuyai dessus. La pression assombrit mon champ de vision puis l’éclaira d’une myriade de phosphènes, et cette lumière, quand j’écartai mes doigts, se mêla à mes larmes et m’aveugla presque.

Je m’accroupis et tendis les bras à Dariya, mais elle secoua la tête et s’accrocha à Aleksandra, reculant encore un peu plus.

« Excuse-moi, murmurai-je. S’il te plaît. »

Aleksandra incita Dariya à s’avancer, et la fillette finit par accepter à contrecœur de me donner ses mains. Je l’attirai contre moi et l’enlaçai. Son visage se nicha au creux de mon cou, et je pressai le mien contre son profil. Un instant, j’eus l’impression de tenir ma propre fille.

Après avoir relâché mon étreinte, je dis à Dariya qu’elle ne devait plus avoir peur.

Elle se mordit la lèvre et acquiesça.

« J’ai besoin de te poser quelques questions, et j’ai besoin que tu essaies de te rappeler tout ce que tu pourras. Tu es d’accord ? »

Elle acquiesça encore.

« Il y avait combien d’hommes ? »

Elle fronça les sourcils, comme si elle ne comprenait pas.

« Tu as été enlevée par combien d’hommes ?

– Il y avait juste Baba Yaga.

– Une seule personne ? »

Elle fit oui de la tête.

« Mais tu lui as fait mal, c’est ça ? »

Elle parut de nouveau décontenancée.

« Avec ce couteau. Dans la cabane où il t’avait emmenée. »

Alors, petit à petit, la mémoire sembla lui revenir. Je vis ses sourcils se hausser comme si le sens de ma question commençait à lui apparaître.

« Dans la cabane ?

– C’est ça, Dariya. Dans la cabane.

– L’homme mort ?

– Oui. Celui-là. L’homme qui t’a enlevée.

– Non. »

Elle secoua la tête.

« Ce n’est pas lui. »

 

Laissant Dariya avec Aleksandra et Viktor, je retournai m’asseoir auprès de Petro. Je soulevai de nouveau sa nuque, l’installai sur mes genoux et restai assis à contempler les trouées de la lisière, qui laissaient voir par endroits un fragment de lac. Je sortis une cigarette et pliai machinalement le filtre. Je tins longtemps l’allumette entre mes doigts avant de l’enflammer d’un coup de pouce et de l’approcher du tabac.

Toutes sortes d’événements nous avaient conduits ici, dans ce lieu inconnu qui n’était marqué par rien d’autre que la mort de mon enfant. Nous avions cru toucher au but sans savoir à quel point nous en étions éloignés. J’avais accumulé les erreurs, la première ayant été d’accepter d’emmener mes fils, et il fallait que cela cesse. Je m’étais fourvoyé en imaginant que le voleur d’enfants était mort. Mon devoir consistait désormais à faire en sorte qu’il ne tire jamais plus un seul coup de feu. Pour qu’il ne terrorise jamais plus aucun enfant.

« J’ai commis une faute. » Je regardai Viktor, qui venait de s’asseoir à côté de moi. « Une faute grossière. Je suis un vieil idiot négligent.

– Tu ne pouvais pas savoir.

– J’aurais . J’ai cru que Dariya l’avait tué. Qu’elle s’était détachée, qu’elle l’avait tué pendant son sommeil.

– C’est ce qu’on a tous cru.

– Mais j’aurais dû savoir que ça ne pouvait pas être elle.

– Pourquoi pas ? N’importe qui est capable de donner un coup de couteau.

– Parce que le corps était gelé. »

Enfin, je réussissais à mettre des mots sur la sombre pensée que la mort de Kostya avait fait germer dans mon esprit. « Dariya venait à peine de quitter la cabane, et pourtant le cadavre était gelé. Cet homme devait être mort depuis plusieurs heures. Si elle l’avait tué, elle se serait enfuie dans la foulée. Et comme ses empreintes étaient fraîches, le corps aurait dû être encore tiède. »

Je me représentai la scène telle que Dariya nous l’avait relatée. Je vis le voleur d’enfants la traîner jusqu’à la cabane, la ligoter puis se poster à la fenêtre pour guetter notre arrivée, jusqu’au moment où il avait été dérangé par un bruit de pas dehors. Je vis le voleur d’enfants ouvrir la porte, cordial, puis sortir tout à coup son poignard et le planter dans la gorge du nouveau venu. Le propriétaire de la cabane, peut-être, ou un fermier de Sushne désireux d’échapper à l’occupation de son village, peu importait. Le voleur d’enfants l’avait tué aussi sûrement qu’il avait tué Dimitri, aussi sûrement qu’il avait tué Petro. Il lui avait pris ses bottes, en meilleur état que les siennes, et s’en était allé, laissant Dariya seule avec le cadavre d’un inconnu.

« Elle est sûrement restée un certain temps avec le corps, ajoutai-je. Voilà pourquoi il n’y avait pas d’autres traces que les siennes. Il a neigé ce jour-là. La poudreuse a dû couvrir celles de son ravisseur.

– À moins qu’il ne les ait couvertes lui-même.

– Pourquoi est-ce qu’il aurait fait ça ?

– Pour éviter qu’on ne le suive. Au cas où on serait arrivés à la cabane avant son retour. »

Je regardai Viktor et réfléchis à ce qu’il venait de dire. Tout ce qui pendant quelques instants avait été clair dans ma tête s’embrouilla de plus belle.

« Peut-être. Quoi qu’il en soit, c’est une chance qu’elle se soit enfuie. Qu’elle n’ait pas attendu son retour. » Je secouai la tête et tirai sur la papirosse.

« Et moi qui croyais dur comme fer qu’il était mort… Quel vieil idiot !

– Non.

– Je me demande pourquoi il a laissé son fusil, cela étant.

– Quoi ?

– Son fusil. Il l’a laissé dans la cabane. »

Je tapotai l’arme posée à côté de moi. « Ça prouve qu’il avait l’intention de revenir rapidement. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? »

Viktor posa un regard atone sur le fusil. Aucun de nous n’avait la réponse.

Je lui tendis la cigarette en expulsant un nuage de fumée.

« Vous allez devoir continuer, dis-je. Attendez-moi en haut de la colline, derrière Vyriv, là où j’ai dit aux autres de nous rejoindre.

– Pas question que je te laisse seul.

– C’est la seule manière d’en finir.

– Tu vas le poursuivre ?

– Il le faut.

– Laisse-moi t’aider.

– Non. Tu dois emmener Dariya et Aleksandra. Veiller sur elles.

– Mais… »

Je tournai la tête vers lui pour qu’il lise la détermination dans mon regard. Viktor acquiesça, comprenant qu’il n’arriverait pas à me faire changer d’avis. J’allais m’acquitter seul de ma mission. Seul, et concentré sur un unique objectif.

« Je vais ramener Petro à la maison, dit Viktor.

– Nous n’avons plus de maison. Ça ne servirait à rien.

– Mais on ne va pas le laisser ici ! On ne peut pas l’abandonner comme ça aux…

– Petro nous a quittés, Viktor. Ce n’est plus lui. Il ne reste rien de la personne qu’a été ton frère. Je vais l’enterrer ici même. »

Nous savions l’un comme l’autre que je ne pourrais pas creuser de fosse profonde. La terre serait trop dure, presque impossible à défoncer.

« Il faut maintenant penser à Dariya. Il faut penser à ta mère et à Lara. Petro nous a quittés ; nous ne pouvons plus rien y faire. »

Je baissai les yeux sur le visage de mon fils mort. Avec ses paupières closes, on aurait presque pu croire qu’il dormait sans la pâleur de sa peau et la trace de sang séché qui lui barrait une joue.

« Il est temps pour vous de repartir », dis-je à Viktor.

 

Dès qu’ils eurent rassemblé leurs affaires, Viktor grimpa sur le cheval et se pencha vers Dariya. Aleksandra voulut la prendre par la taille pour aider mon fils à la hisser, mais la petite fille s’enfuit et revint vers l’endroit où j’étais toujours assis avec Petro.

Aleksandra et Viktor la regardèrent se planter devant moi. Elle me parut plus jeune que son âge. Je l’avais vue grandir en même temps que ma fille, et je la connaissais presque aussi bien. Dariya avait passé le plus clair de son existence à aller et venir entre sa maison et la nôtre, et Natalia s’était toujours étonnée qu’elle fasse plus âgée que Lara. Sauf qu’à présent elle faisait plus petite. Plus vulnérable.

Elle me dévisagea longuement. Sans ciller.

« Tu vas tuer Baba Yaga ?

– Oui. Oui, je vais la tuer. »