19
Je contournai la base de la colline par la droite, sans quitter la forêt. La neige chassée par le vent était profonde, par endroits, et ondulait comme les dunes d’un désert. Marcher dedans n’était pas simple : je m’y enfonçais souvent jusqu’aux genoux, et mes jambes pesaient des tonnes. Sans compter que j’avais l’estomac vide, ce qui ne faisait qu’augmenter ma faiblesse. Fourbu, affamé, je me reprochais de ne pas avoir mieux préparé ce voyage mais poursuivais néanmoins ma laborieuse progression, tâchant de passer par les secteurs où la neige était soit moins profonde, soit recouverte d’une fine croûte de glace à même de faciliter mes mouvements.
Parvenu derrière la colline, je me postai à l’orée des arbres et levai les yeux vers le sommet. Il y avait également des rochers sur ce versant-ci, mais les congères, plus massives, les réduisaient à quelques pointes noires semblables à des îlots sur une mer de neige.
Je scrutai le boqueteau à la lunette mais ne vis rien qui m’incitât à renoncer.
Dans l’impossibilité où je me trouvais d’avancer à couvert, je décidai de monter en ligne droite – et tant pis si j’étais repéré par un éventuel guetteur. J’avais froid, j’avais faim, j’étais fatigué. Mes pieds et mes épaules me faisaient mal. Notre récente marche, qui nous avait obligés à lever haut les genoux ou à labourer la neige, m’avait mis en feu les muscles des cuisses. La blancheur crue du paysage me brûlait les yeux.
Je poursuivis pourtant mon ascension, la tête basse, les épaules arrondies, prêt à l’impact. D’un bout à l’autre, mon corps tout entier anticipa la pénétration de la balle, mes oreilles guettèrent le claquement d’un coup de fusil. Mais mon esprit, lui, en était à peine conscient. Il ne travaillait qu’à commander mes jambes jusqu’à ce bouquet d’arbres.
Je tâchais tout de même de placer le plus souvent possible un rocher entre la cabane et moi pour ne pas rester trop longtemps en ligne de mire. Je m’arrêtais parfois derrière l’un d’eux pour souffler et lever la tête, mais la cabane était désormais invisible, camouflée par la densité du boqueteau.
Je fis une nouvelle pause en atteignant le premier arbre, dont le tronc bas projetait vers le ciel plusieurs grosses branches noueuses comme les doigts d’une sorcière. Je tombai à genoux – mes jambes étaient trop engourdies pour sentir le froid – et m’abritai un moment derrière ces phalanges craquelées, hors d’haleine, regrettant ma jeunesse et mon énergie perdues.
La cabane était toute proche : je la devinais devant moi, entre les arbres. Je reniflai bruyamment, balayai les environs du regard et sortis le revolver de ma poche. Je vérifiai à deux reprises qu’il était chargé, puis que le barillet tournait quand j’armai le chien. Après m’être remis debout, je restai quelques secondes adossé au tronc pour reprendre des forces.
Marcher, ici, devenait plus facile. Les arbres drus avaient retenu une bonne partie de la neige avant qu’elle atteigne le sol. Et le fait d’avoir récupéré me permit de retrouver mon instinct de chasseur, donc une certaine prudence.
Je m’appliquai à marcher sans bruit, en faisant glisser mes bottes sur la glace pour éviter de la faire craquer. Mes yeux cherchaient en vain des empreintes. Je m’arrêtai quand je fus en vue de la cabane pour faire le point.
Elle était défendue par une clôture grossière faite de branches coupées d’épaisseur moyenne. Le bois saupoudré de neige et de glace avait complètement viré au gris, comme si cette clôture était ancienne. Je vis qu’elle s’interrompait de l’autre côté de la cabane, sans doute à l’emplacement d’un ancien portillon.
Le bâtiment lui-même était exigu et délabré. Il semblait avoir été construit à partir d’arbres similaires à celui derrière lequel je me tenais : tronc abattu, branches maîtresses coupées. Certains des rondins ainsi obtenus étaient tordus et mal ajustés, ce qui laissait des brèches dans la façade. L’unique fenêtre qui me faisait face se réduisait à une simple ouverture rectangulaire, sans fermeture.
Je ne repérai aucun signe de vie, ni rien qui puisse suggérer une visite récente. Si quelqu’un avait laissé des traces ici, la dernière averse de neige s’était chargée de les recouvrir. On aurait dit que personne n’était venu ici depuis des années.
Toujours immobile, je réfléchis au meilleur moyen de pénétrer dans la cabane mais ne vis rien d’autre que la fenêtre de ce côté-ci. Je me demandai où j’aurais pris position à la place du voleur d’enfants. Cette fenêtre ouverte s’imposait comme le choix le plus évident. Le bâtiment avait beau être mal conçu, il devait tout de même faire nettement moins froid à l’intérieur qu’à l’extérieur, or un tireur d’élite est parfois amené à rester de longues heures sans bouger, d’où l’importance pour lui de bénéficier d’un peu de chaleur. Cela dit, le toit aussi pouvait offrir une bonne solution : la vue, de là-haut, était probablement panoramique.
Je suivis des yeux la base du toit pour chercher le moindre indice de passage, la moindre irrégularité dans le manteau de neige, mais ne vis rien. Après avoir avalé péniblement ma salive, je fis mes premiers pas en direction de la clôture.
Rien.
Je m’approchai encore, en état d’alerte maximale, m’efforçant de surveiller en même temps le bois, la fenêtre béante et le toit.
Aucun mouvement.
J’atteignis la clôture et m’accroupis devant. Après un nouveau coup d’œil à la forêt, je tentai en vain de percer l’obscurité qui régnait derrière la fenêtre. J’étais assez près de la cabane pour qu’une attaque venue du toit soit désormais improbable.
Au bout d’un moment, je secouai un peu la clôture pour tester sa solidité, puis, rassuré, posai un pied sur la traverse la plus basse et passai une jambe de l’autre côté. Mais j’avais péché par optimisme, et la traverse céda aussitôt sous mon poids. J’avais une jambe de chaque côté quand le bois mort craqua bruyamment.
Je m’affalai de tout mon poids sur la traverse supérieure ; elle se brisa à son tour, provoquant l’effondrement de tout un pan de la clôture. Lâchant mon fusil et mon revolver, qui s’enfoncèrent dans la neige, je me retrouvai vautré sur le flanc, les jambes prises dans un entrecroisement de branches sèches. Je n’avais pas le temps de reprendre mon souffle – je n’avais le temps de rien. Si le voleur d’enfants était ici, il savait à présent qu’il avait de la compagnie. Toutes les précautions dont je m’étais entouré durant mon approche n’avaient servi à rien.
Je roulai sur moi-même, chassai à coups de pied les vestiges de la clôture et rampai jusqu’à un tas de bûches. Je me relevai, atteignis d’un bond le mur de la cabane et m’y adossai.
Je me concentrai sur le contrôle de ma respiration pour calmer les bonds de mon cœur. Je n’entendais plus que la pression du sang dans mes oreilles, le rythme de mon corps, or j’avais besoin de tous mes sens. J’attendis accroupi, en regardant de tous côtés, mais rien ne vint.
Aucune silhouette n’émergea du bois. Aucune forme sombre ne jaillit à l’angle de la cabane. Aucun autre son que les miens. Aucun coup de feu.
Je restai longtemps caché entre le mur de la cabane et la pile de bois, à l’affût d’un signe du voleur d’enfants. J’y restai jusqu’à ce que mes articulations soient paralysées par le froid et que mes dents commencent à claquer. J’y restai comme si je faisais partie intégrante de la cabane, partie intégrante de ce bosquet, et pourtant je me sentais vulnérable. Je n’avais plus d’arme, plus de moyen de défense. Mes yeux cherchèrent l’endroit où mon fusil et mon revolver s’étaient enfoncés dans la neige, au pied de la clôture effondrée, et lorsque je me relevai enfin malgré les hurlements de protestation de mes muscles, ce fut pour tenter de récupérer mon revolver.
Je revins prudemment vers la clôture, retrouvai d’un coup d’œil les traces de ma chute et me mis à fouiller la neige sans cesser de jeter des coups d’œil autour de moi.
Je décidai d’ignorer le fusil et la sacoche. Dès que mes doigts froids se furent fermés sur la crosse du revolver, je me repliai en courant vers la cabane et vérifiai qu’il fonctionnait encore.
Rassuré d’être de nouveau armé, je passai derrière la pile de rondins, le dos toujours collé au mur, pour m’approcher de la fenêtre.
Je fus bientôt en position de discerner de biais une tranche infime de l’intérieur. De l’ombre, rien d’autre. Je compris que j’allais devoir avancer la tête dans le cadre pour en voir plus – une cible en or pour le voleur d’enfants. Mais je ne voyais pas d’autre solution. Aller jusqu’à la porte d’entrée aurait été inutile, car mon ennemi pouvait très bien la surveiller en même temps qu’il surveillait la fenêtre.
Je me préparai donc au pire en chassant de mon esprit toute pensée étrangère à cet instant, à cette seconde, en visualisant l’enchaînement des gestes que j’allais devoir accomplir. Je m’avancerais d’un bond jusqu’à la fenêtre, je pivoterais et je braquerais mon revolver sur l’intérieur. J’abattrais tout ce qui pourrait ressembler à un homme. S’il y avait qui que ce soit d’autre qu’une petite fille dans cette cabane, je le tuerais. Tout cela, je le vis en mon for intérieur. Comme si c’était déjà fait.
Après avoir inspiré profondément, je fis un pas en avant, pivotai sur moi-même, pointai mon revolver sur la fenêtre.
Un rai de soleil perça soudain le rideau d’arbres et s’enfonça dans la pièce. Il fila sur le sol comme un signal lumineux jusqu’à la silhouette affalée là. Une masse sombre, trop large et trop haute pour être une petite fille. L’idée m’effleura une fraction de seconde que le voleur d’enfants, lassé d’attendre, s’était peut-être endormi à son poste.
Et je tirai. Les coups de revolver claquèrent avec fracas, résonnèrent entre les cloisons en une déflagration unique, car je réarmai aussitôt et pressai la détente trois fois d’affilée, sûr et certain que chacune de mes balles frappait la cible immobile. Les flammes de tir illuminèrent la petite pièce, une corolle de fumée m’enveloppa le visage, mon arme se cabra trois fois dans ma main.
Au moment où je cessai mes tirs, mes tympans bourdonnaient et l’odeur de la poudre me brûlait les narines. Une légère vapeur montait du canon surchauffé de mon arme, que je maintins braquée sur la pièce en attendant que mes yeux se soient adaptés à l’obscurité.
Toujours aucun son en provenance de la silhouette étendue. Aucune réaction.
« Dariya ? lançai-je dans le silence. Dariya ? »
J’attendis. J’écoutai.
Rien.
« Dariya ? »
Je m’écartai de la fenêtre et courus l’arme au poing à l’avant de la cabane, où quelques résidus d’empreintes étaient visibles sous l’auvent du toit. Le reste avait été effacé par la récente averse de neige. Je ne trouvai aucune autre trace. Quelqu’un était venu ici, mais pas reparti. J’eus alors un moment de soulagement. Je crus que j’avais réussi ; que je l’avais tué ; que j’allais retrouver Dariya dans cette cabane, attendant que je la ramène chez elle.
J’avançai la main gauche et poussai la porte. Mon revolver devant moi, j’entrai et balayai la pièce du regard. Quelques lambeaux de fumée flottaient encore dans l’air, traversés par le rayon de soleil qui s’insinuait par la fenêtre, ondulants et tortueux, réduits à néant dès qu’ils passaient dans l’ombre.
« Dariya ? »
La pièce était vide en dehors du corps, mais il y avait une seconde porte face à moi, entrebâillée, et je me demandai si Dariya m’attendait derrière. Cachée dans cette autre pièce. Terrorisée.
Je m’avançai d’un nouveau pas dans la cabane et baissai les yeux sur le cadavre.