26

Sans me regarder, ils me traînèrent jusqu’à la sacristie, où mon pantalon et ma chemise furent jetés derrière moi. À aucun moment je ne vis Lermentov, et je ne les vis pas davantage emmener le corps de Kostya.

J’étais incapable de ramasser mes vêtements, et plus encore de les remettre, mais les autres surent quoi faire. Ils étaient là depuis assez longtemps pour connaître par cœur les bons gestes. Ils m’aidèrent à me rhabiller et frictionnèrent ma peau de leurs mains sales pour stimuler la circulation de mon sang. Ils m’entourèrent comme un cauchemar au cœur de la nuit, me couvrant de leurs corps infects à la façon de morts-vivants ressortis de la tombe, mais je leur fus mille fois reconnaissant de leurs soins et de leur gentillesse. Ils me sauvaient la vie. Evgueni, Youri, Dimitri. Ces hommes bien faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour me secourir, comme ils s’étaient secourus les uns les autres depuis leur incarcération, sans rien savoir du sort qui les guettait. Une attitude touchante, humaine, dénuée d’arrière-pensée.

Après le froid terrible du clocher, j’avais l’impression d’être dans un four. Je ne commençai à mesurer vraiment ma chance que lorsque mon corps revint à la vie, et que mes doigts et mes orteils recouvrèrent leurs sensations. Dès que je pus bouger, je m’adossai au mur et sentis deux de mes compagnons s’asseoir contre moi pour me prêter le seul bien qu’ils possédaient encore. Leur chaleur.

Plus tard, quand les soldats nous apportèrent un peu de pain et un bol en fer-blanc contenant quelques gorgées d’eau, Evgueni se chargea de rompre le pain et d’en distribuer une part à chaque homme, disant à voix basse qu’il allait en garder une bouchée et la laisser dans un coin de la pièce pour le cas où l’un de nous en aurait besoin plus tard. Je trouvais presque incroyable que ces hommes aient réussi à rester sains d’esprit et capables de faire des provisions dans l’obscurité totale de cette pièce où l’on ne se déplaçait qu’à tâtons. L’instinct aurait dû les pousser à dévorer sur-le-champ tout ce qui passait la porte, sans rien garder pour plus tard. Et rien n’aurait été plus facile à l’un d’eux que de s’approcher subrepticement de la dernière bouchée de pain et de la manger.

Je grignotai le mien comme un rat, accroupi au pied du mur, pour le faire durer plus longtemps. Pour profiter au maximum de chaque minuscule bouchée, je la gardai en bouche jusqu’à ce que ma salive l’ait transformée en pâte, puis je retenai cette pâte derrière mes lèvres et attendis qu’elle soit dissoute. Je fis ensuite courir ma langue sur mes dents, en quête de la moindre miette à savourer encore. Après ce repas, le bol passa de main en main et nous bûmes d’infimes gorgées d’eau jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un fond, qu’Evgueni transvasa dans le gobelet qu’il m’avait tendu la veille au soir.

« J’ai vu Kostya », dis-je.

Evgueni fut le premier à réagir, au bout d’un certain temps.

« Tu lui as parlé ?

– Oui.

– Qu’est-ce qu’il a dit ?

– Qu’il était heureux. Il a dit que c’était facile. Que tout deviendrait plus facile.

– Tu l’as trouvé comment ?

– Il avait froid, il était fatigué.

– Blessé ?

– Je n’ai rien remarqué.

– Bien. C’est bien. Merci d’avoir été à ses côtés. »

Je ramenai les genoux contre mon torse, nouai les bras autour et posai le front dessus. Dans le noir complet, je fis de mon mieux pour ne songer ni à ce qui nous attendait, ni au cadavre gelé de Kostya dans le clocher. Je me concentrai plutôt sur Dariya, en priant pour que quelqu’un l’ait recueillie.

Et ce fut avec ces pensées que je tentai de rester éveillé. Je ne voulais pas parler aux autres dès maintenant, et ils ne cherchèrent d’ailleurs pas à relancer la conversation, mais l’idée de m’endormir me terrifiait. Je refusais même de fermer les yeux par crainte de devenir indifférent à mon propre sort. Comme Kostya, je risquais de décider qu’il serait plus facile de mourir que de m’obstiner à vouloir tenir ma promesse faite à Lara. Mais j’avais beau chercher à l’en empêcher par tous les moyens, mon esprit me ramenait sans cesse au clocher et au corps de Kostya. Ce souvenir finit par raviver celui de ce que j’avais découvert à l’intérieur de la cabane. Le voleur d’enfants raidi par le froid. Et peu à peu se forma, au fond de mes pensées, la vague intuition que quelque chose n’allait pas.

Mais cette chose, quelle qu’elle soit, s’obstina à rester hors de mon atteinte et finit par se perdre quand l’épuisement me fit basculer dans un monde plus facile.

 

Lorsque les soldats revinrent, ce fut pour emmener Dimitri. Il protesta, cria et se débattit, mais ils le maintinrent fermement et le forcèrent à les suivre.

Nous restâmes donc à trois dans notre geôle, à écouter en silence les voix qui nous parvenaient à travers la lourde porte de bois – sans distinguer autre chose que les cris occasionnels de Dimitri. Son interrogatoire fut rapide, suivi de bruits de bottes et d’un court silence ; puis ils vinrent chercher Evgueni, qui se laissa faire sans réagir. Il avait perdu toute capacité de résistance.

De nouveau, les voix. Les bruits de pas. La brève accalmie.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Youri.

– Je n’en sais rien, mais ils ne les frappent pas. C’est autre chose. »

Je me levai, longeai le mur à tâtons, approchai un œil du trou de la serrure. Au centre de l’église, trois hommes étaient assis derrière la table où j’avais été roué de coups. Lermentov occupait la chaise du milieu, en uniforme, avec une tunique impeccable et comme neuve. Anatoly Ivanovitch était à sa droite, sa chapka entre les mains, la mine penaude. Et à sa gauche, il y avait le troisième homme. Comme Anatoly, il portait des vêtements civils, mais plus présentables. Il se tenait bien droit, à la façon d’un employé zélé.

« C’est une troïka, dis-je. Ils sont en train de nous juger.

– De nous juger ? Pourquoi ?

– Pour nos crimes, Youri. J’ai l’impression que nous n’allons pas rester ici. C’est peut-être notre chance.

– Notre chance de quoi ?

– De leur fausser compagnie, bien sûr. »

Je me sentais totalement impuissant dans cette pièce, mais à l’extérieur, sans murs pour me contenir, peut-être y aurait-il un moment, même fugace, dont je pourrais tirer profit.

« Tu as vu le nombre de soldats qu’il y a dans le village ? dit Youri.

– Peu importe. S’il y a la moindre chance de…

– Une fois mort, tu ne pourras plus rien pour cette enfant.

– C’est déjà le cas ici. »

Toujours penché sur le trou de la serrure, je vis les soldats conduire Evgueni hors de l’église.

« Au fait, tu ne m’as jamais dit pourquoi ils t’avaient arrêté, Youri.

– Vraiment ? »

Mais les gardes revenaient déjà vers la porte, et je regagnai précipitamment ma place. Juste avant d’être emmené, Youri tourna la tête vers moi dans la maigre lueur qui venait de s’insinuer dans la pièce, me regarda au fond des yeux et dit :

« Je te le dirai une autre fois. ».

Et je me retrouvai seul dans la sacristie.

Par le trou de la serrure, je vis Youri assis de dos, flanqué de deux soldats. Il avait les épaules tombantes et la tête tellement baissée que son menton lui frôlait la poitrine. Il devait être en partie soulagé d’avoir quitté notre cellule, même si celle-ci avait sans doute fini par constituer pour lui une espèce de refuge. Ses murs, en un sens, l’avaient protégé, jusqu’ici ; à l’extérieur, en revanche, il pouvait se sentir davantage menacé. Mais du moins n’était-il plus enfermé, du moins se passait-il enfin quelque chose. Il n’y a parfois rien de pire que l’attente.

Ensuite, ce serait mon tour.

Je reculai jusqu’au fond de la sacristie et cherchai à tâtons le reste de pain et d’eau mis de côté par Evgueni. J’engloutis le pain sec et bus l’eau, posai au sol le gobelet vide, le couvris de mon pied nu et l’écrasai de toutes mes forces. Quand il fut bien aplati, je le ramassai et touchai la pointe aiguë qui s’était formée au pli de ses bords. Je le glissai dans une poche de mon pantalon, me rassis contre le mur et attendis qu’on vienne me chercher.

 

Plus aucune tache de sang ne souillait la table. Le crucifix avait été repoussé dans un coin. La bouteille de horilka, ma sacoche et le paquet de chair n’étaient plus là.

Il y avait à leur place un registre ouvert, à la page de gauche entièrement couverte d’annotations et de noms jetés à la main. La page de droite n’était qu’à demi noircie.

Sergueï Artemevitch Lermentov tenait un porte-plume. Il leva à peine les yeux lorsque les gardes m’assirent.

« Depuis combien de temps est-ce que je suis ici ?

– Nom ? »

Je pris le temps d’observer les deux hommes qui encadraient le policier. Anatoly Ivanovitch, le fermier reconverti en fidèle du Parti, avait pris place à la droite de Lermentov. L’autre était à sa gauche – un homme petit et râblé, barbu lui aussi. Il portait un chapeau en tissu et une veste en laine. Encore un membre du conseil local, sans doute. Je les dévisageai longuement, en me demandant quelle sorte d’hommes ils étaient. Mus soit par la soif du pouvoir, soit par la peur, comme tout le monde.

« S’il te plaît. Depuis combien de temps est-ce que je suis ici ?

– Nom ? répéta Lermentov.

– Luka Mikhaïlovitch Sidorov. Mais tu le sais déjà. Depuis combien de temps est-ce que je suis ici ? »

Lermentov prit note, puis leva la tête.

« Tu es accusé de crimes contre le peuple.

– Quels crimes ?

– Voies de fait sur un officier de la Guépéou…

– Je ne t’ai même pas touché !

– … Détention d’une arme prohibée… »

Lermentov se pencha en avant puis énonça à voix basse son dernier chef d’accusation, qui ne tirait pas à conséquence pour le régime :

« Et coups et blessures sur mineur.

– Non ! »

Une immense frustration me submergea. Je possédais un fusil, c’était la seule chose vraie dans tout cela, et même si je n’avais pas voulu frapper Lermentov, ce mensonge-là m’indifférait, car ces trois hommes savaient que je n’étais pas un ennemi du peuple. Ils savaient que je n’étais pas un contre-révolutionnaire, mais en revanche ils me soupçonnaient bel et bien d’avoir fait du mal à Dariya, et l’injustice de cette accusation accrut ma colère envers le monde dans des proportions incommensurables. L’inconnu arrivé à Vyriv en transportant ses propres enfants morts sur un traîneau avait été accusé du même crime par Dimitri. Le voleur d’enfants était parvenu à orchestrer sa culpabilité tout comme il avait orchestré la mienne. Intentionnellement ou non, il nous avait voués à un destin similaire : passer pour des bourreaux d’enfants. Et ce destin m’était insupportable.

Les gens de Vyriv avaient pendu l’inconnu à l’arbre qui poussait au centre de leur village. J’allais quant à moi être condamné à une mort plus lente, plus douloureuse. Peut-être en défrichant des forêts dans l’immensité glaciale de la Sibérie avec quelques grammes de pain par jour, jusqu’au jour où mon esprit ou mon corps renonceraient à lutter. Mais nos deux destins déboucheraient en dernière instance sur le même châtiment, et bien que le voleur d’enfants ne soit plus qu’un cadavre gelé dans une cabane à l’abandon, il avait gagné la partie.

« Où est-elle ? demandai-je. Est-ce qu’elle est à l’abri ? »

Lermentov se tourna vers Anatoly Ivanovitch.

« Coupable ?

– Coupable, dit Anatoly.

– Coupable », renchérit l’autre.

Lermentov consigna le verdict dans son registre, d’une calligraphie lente et méticuleuse. Le bec de la plume crissa sur le papier jusqu’à ce qu’il ait fini d’écrire, puis il posa son porte-plume et joignit les mains.

« Tu iras aux travaux forcés, m’annonça-t-il. Quinze ans.

– Il vous faut toujours plus de travailleurs, pas vrai ?

– Toujours. »