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Le mobilier se limitait à une table et à une chaise en bois. La table était rustique, un assemblage de planches irrégulières, criblées de rayures et d’entailles. La chaise était renversée – elle aussi de conception grossière, avec un siège primitif et des pieds inégaux. Le long d’un des murs latéraux, quelques briques alignées délimitaient un petit foyer. Deux ou trois tonnelets s’empilaient à proximité et, non loin, une planche circulaire était fixée au bout d’une perche en bois. Une lourde chaîne accrochée à une poutre du plafond tombait presque jusqu’au sol.

Sur la table était posée une bouteille aux trois quarts pleine d’un liquide transparent, un bouchon dans le goulot. À côté, une gourde en aluminium semblable à la mienne. Du matériel militaire. Je vis aussi une gaine de coutelas, mais l’arme elle-même était absente. Et des cartouches de fusil alignées à la verticale, un petit paquet de papier paraffiné, un paquet de cigarettes, une boîte d’allumettes, quelques bricoles. Une sacoche et un havresac, que l’homme avait dû porter sur le dos. Et enfin, debout dans un coin de la façade avant, à droite de la fenêtre, un fusil allemand Mauser équipé d’une lunette télescopique. Quasiment identique au mien.

Je pris le temps de tout passer en revue avant de m’approcher de cette deuxième fenêtre. Par-delà la vaste étendue de terrain à découvert, je reconnus l’endroit où nous avions fait halte et pointé nos jumelles sur la cabane. La forêt, vue d’aussi loin, semblait très dense, et je ne repérai aucun signe de la présence de Viktor et de Petro. Je savais pourtant qu’ils étaient à l’affût. Ils avaient dû entendre les coups de feu et se demandaient ce qui se passait.

Je fis tomber mon regard sur le corps inerte.

L’homme était habillé, avec une couverture en partie jetée sur ses jambes tendues. Il semblait s’être écroulé alors qu’il était assis au pied du mur, comme s’il avait voulu s’offrir un peu de repos après une longue période de surveillance à la fenêtre. Ses bottes étaient posées au sol à côté de lui, et je songeai que l’épuisement l’avait peut-être poussé à prendre le risque de faire un somme pendant la nuit.

Je soulevai sa botte droite et la retournai pour en examiner la semelle – fendue près des orteils, avec un morceau en moins. J’avais relevé ce même défaut sur les empreintes que nous suivions depuis le début de la traque. Ces bottes étaient bien celles du voleur d’enfants.

Je reposai la botte, parcourus la pièce des yeux et m’arrêtai sur le fusil à lunette debout dans son coin, tout juste hors de portée du cadavre. Avec son bois parfaitement entretenu et ses parties métalliques bien graissées, c’était l’arme d’un homme qui savait tirer. D’un homme capable de réussir le tir presque impossible qui avait fauché Dimitri.

« Qu’est-ce qu’il fait aussi loin de toi ? marmonnai-je en ramenant mon regard sur le mort. Pourquoi est-ce qu’il n’est pas dans tes mains ? »

Il avait dû céder à la fatigue après ce long chemin parcouru en étant obligé soit de traîner, soit de porter une petite fille récalcitrante. Il avait commis une erreur, et il l’avait payée.

Comme moi, l’homme portait la barbe, sauf que la sienne était pleine de sang coagulé. Ses yeux noirs étaient écarquillés de surprise. Le coutelas absent de la gaine était planté dans sa gorge, si profondément qu’on n’en voyait que le manche de bois usé. Son sang assombrissait tout le devant de son manteau ainsi qu’une bonne partie de la couverture, et une flaque épaisse s’était formée sur le sol autour de lui.

Je m’accroupis face à lui et le regardai dans les yeux. Je levai une main et touchai du bout des doigts le manche du coutelas. Je n’éprouvais ni peur ni dégoût, plutôt de la frustration. Des trous étaient visibles dans le manteau là où je l’avais touché, mais ces plaies-là n’avaient pas saigné. L’homme n’avait pas été tué par mes balles. Il était mort avant que je lui tire dessus. Je n’avais pas tué le voleur d’enfants – et pourtant il gisait là, la tête en arrière, la bouche ouverte, les dents rouges, la langue révulsée au fond du palais. Je crus même voir affleurer une pointe d’acier à l’arrière de sa gorge, dont la lame avait transpercé les tissus mous. Le coup de couteau avait apparemment été porté avec force, et la position de la main de l’homme, sur sa poitrine, semblait indiquer qu’il avait tenté d’en saisir le manche. Je l’imaginai agrippant la surface visqueuse, cherchant en vain à l’extraire de son corps.

Je distinguais chaque patte-d’oie de son visage, tous les plis de sa peau crasseuse, et, malgré ma satisfaction de le voir mort, j’étais déçu de ne pas l’avoir supprimé moi-même. Je venais de loin, j’avais pris de gros risques, et c’était un peu comme si on venait de me priver de mon besoin de justice. Je tendis une main vers sa chapka en fourrure et tirai dessus pour la lui ôter, ce qui eut pour effet de ramener sa tête vers l’avant. Mais la rigidité de ses muscles la fit presque aussitôt repartir en arrière, et sa nuque heurta le mur de bois avec un choc sourd, qui rompit le silence. Je jetai sa chapka sur le plancher nu et dévisageai l’homme que j’aurais voulu tuer moi-même.

Quand je me levai, mes articulations étaient toujours aussi douloureuses.

« Dariya ? »

Je me dirigeai vers le fond de la pièce et, revolver au poing, posai ma main libre sur la porte intérieure. Le voleur d’enfants était peut-être mort, mais je ne savais ni qui l’avait tué, ni ce qu’était devenue ma nièce.

« Dariya ? Tu es là ? C’est Luka. Ton oncle. Tout va bien. Je viens te ramener à la maison. N’aie pas peur. »

Je poussai la porte, et le grincement des gonds me fit tressaillir. Je passai la tête à l’intérieur.

« Il y a quelqu’un ? »

Cette seconde pièce, comme la précédente, était à peu près vide en dehors de quelques tonnelets et outils. L’odeur y était forte, mais ce n’était pas une odeur de mort. Plutôt de moisi, et je devinai que les bergers avaient dû y entreposer leurs fromages.

Elle était aveugle à l’exception d’une autre porte, au fond, qui laissait entrevoir le blanc éclatant de la neige. Je traversai la pièce sans baisser mon arme, ressortis dans l’air froid, et vis des empreintes d’enfant familières et récentes s’éloigner de la cabane. Elles remontaient à moins d’une heure, je le savais, et cela me mit du baume au cœur. Quoi qu’ait pu subir Dariya, elle était encore vivante et capable de se mouvoir. Il se pouvait que le scalp n’ait été qu’une ruse du voleur d’enfants, une sorte de jeu macabre.

« Dariya ! »

Empli d’espoir, je commençai à suivre sa piste dans la neige en criant son nom à plusieurs reprises, mais je n’obtins pas de réponse. Après quelques minutes de marche, j’atteignis le sommet de la colline et balayai des yeux le versant opposé jusqu’à la forêt sans rien voir d’autre que ses empreintes, qui se perdaient dans le lointain.

Je fis halte et m’interrogeai sur le sens de ce que j’avais vu. Le voleur d’enfants était mort, et les seules traces à quitter la cabane semblaient être celles de Dariya. La conclusion s’imposait. Quel que soit son état, Dariya était toujours en vie et je devais la suivre, mais il fallait d’abord que je prévienne les autres qu’il n’y avait plus de danger. Je rebroussai donc chemin vers la cabane.

En arrivant dans la pièce principale, quelque chose attira mon regard du côté des tonnelets et de la chaîne suspendue au plafond. Une deuxième couverture, par terre et dans l’ombre, près de la cheminée. Je m’en approchai, la soulevai et la secouai. Quelque chose tomba de ses plis et heurta le sol avec un discret tintement métallique. Je m’accroupis pour explorer les planches à tâtons. Ce fut alors que je remarquai une cordelette fixée au dernier anneau de la grosse chaîne. Le nœud semblait solide et bien serré, mais l’autre bout de la cordelette était hérissé de franges irrégulières. Et lorsque mes doigts trouvèrent l’objet tombé de la couverture, je crus comprendre ce qui s’était passé. Un clou. Après l’avoir considéré un moment, je l’empochai et quittai la cabane.

 

Je me postai devant l’entrée et agitai les bras jusqu’à ce qu’un de mes fils émerge des arbres, puis retournai là où j’étais tombé en brisant la clôture. Je récupérai mon fusil et ma sacoche, revins à la porte de la cabane et vis trois lointaines silhouettes monter vers moi.

De retour à l’intérieur, je ramassai les cartouches alignées et les fourrai dans ma sacoche. Je pris aussi le paquet de papier paraffiné et la bouteille, mais laissai le fusil du voleur d’enfants sur la table avec le paquetage et le reste, certain que mes fils auraient le bon sens de tout emporter. En marchant en ligne droite, ils auraient rejoint la cabane d’ici un quart d’heure, mais je n’avais pas une minute à perdre. Les empreintes partant du fond de la cabane étaient bien celles de Dariya, je n’avais aucun doute là-dessus, et elles remontaient selon moi à très peu de temps. Il ne neigeait plus, mais la neige tombée ces dernières heures aurait certainement couvert ces traces si elles avaient été antérieures. Dariya était donc quelque part à proximité – et seule. Je devais la retrouver au plus vite, et j’allais enfin pouvoir me déplacer sans avoir à craindre que son ravisseur me tienne en joue, la lunette de son fusil pointée sur mon cœur.