5
L’obscurité régnait encore, mais il devait déjà être entre quatre et cinq heures du matin, car je venais d’être tiré de ma mauvaise somnolence par le sifflement d’un merle solitaire. L’oiseau continua de chanter, indifférent à mon trouble, et mes yeux se posèrent sur l’étranger toujours affalé devant le foyer. Les flammes étaient mortes depuis longtemps et la température de la pièce avait dégringolé, mais il était bien couvert.
Je quittai mon siège et me frottai les paupières. Je m’étirai, sentis mes muscles recouvrer peu à peu leur souplesse.
L’homme avait à peine bougé. Il était peu ou prou dans la même position que la veille au soir, sa maigre carcasse enfouie sous plusieurs couches de draps et de couvertures. Je l’entendais respirer – lentement, lourdement. Son souffle court et oppressé s’accompagnait chaque fois d’un râle d’agonisant. Après l’avoir écouté un certain temps inspirer avec peine et expirer sans force, je passai dans la chambre.
« Qu’y a-t-il ? chuchota Natalia.
– Rien. Rendors-toi.
– Je n’ai pas dormi de la nuit.
– Je dois emmener Viktor au cimetière. Pour enterrer ces enfants. Tu pourras t’occuper des bêtes ?
– Je me débrouillerai.
– Prends Petro et Lara avec toi. »
Non seulement ils pourraient prêter main-forte à Natalia, mais cette tâche les éloignerait tous de la maison. Je voulais bien offrir l’hospitalité à cet inconnu et lui prodiguer quelques soins élémentaires, mais il n’était pas question de mettre les miens en péril en les laissant seuls avec lui.
Natalia écarta les couvertures et sortit ses jambes du lit. À côté d’elle, Lara se retourna. L’autre lit était occupé par Viktor et Petro – des hommes, plus des enfants, trop grands pour dormir encore avec nous. Un jour peut-être, lorsque notre situation se serait améliorée, chacun aurait sa place.
Je secouai Viktor pour le réveiller.
« Viens. J’ai besoin de ton aide.
– Il est toujours en vie ? demanda Natalia.
– Toujours. Et toujours endormi. Il doit être exténué. Je me demande d’où il vient. Et ce qu’il a subi.
– Ou fait.
– On le réveillera à notre retour. On lui fera manger quelque chose de chaud, et on tâchera de découvrir qui il est. Ça nous permettra de savoir.
– Tu crois ? »
Je me retournai vers ma femme.
« S’il a fait du mal à ces enfants, poursuivit-elle, tu crois vraiment qu’il nous le dira ?
– S’il ment, on le saura.
– Comment ? Comment est-ce qu’on le saura ?
– Il est très faible. Désorienté. Épuisé. Il ne sera pas en état de réfléchir clairement.
– Dans ce cas, il vaudrait peut-être mieux le questionner avant de le nourrir.
– Tu en serais capable, toi ? De l’affamer exprès ? »
Natalia s’approcha.
« Oui. Peut-être. » Elle secoua la tête.
« Non. Oh ! je n’en sais rien. Tout ce que je veux, c’est qu’il s’en aille. Qu’il quitte notre maison. Cet homme représente une menace pour nous ; elle est dans l’air, et je la sens, aussi sûrement que je sens venir l’hiver.
– Tout va bien. Nous n’avons rien à craindre.
– Tu peux vraiment l’affirmer ?
– Oui.
– Vraiment ? »
Avec un soupir, je tournai le dos à ma femme pour dire à Viktor de me retrouver dehors. Je me dirigeai vers la porte d’entrée, et Natalia émergea de la chambre pendant que je passai mon manteau.
« Tu devrais manger quelque chose avant d’y aller, dit-elle en me voyant mettre mes bottes. Je vais préparer une bouillie de flocons d’avoine. »
J’enfilai ma seconde botte d’un geste sec puis me redressai, une main posée sur le ventre.
« Je ne pourrai rien avaler avant ça, répondis-je.
– Tu vas avoir besoin de forces.
– J’en reprendrai après.
– S’il te plaît, insista-t-elle en déboutonnant mon manteau. Cela ne vous prendra qu’une minute. »
Je réfléchis un instant puis acquiesçai, vaincu.
« D’autant que Viktor aussi a besoin de s’alimenter, ajouta Natalia. Si ce n’est pour toi, pense au moins à ton fils.
– D’accord, soupirai-je. Mais ne m’en mets pas trop. »
Je m’assis pendant qu’elle préparait la bouillie, et Viktor et Petro sortirent de la chambre. Petro portait Lara dans ses bras, habillée mais encore à moitié endormie.
« Tu étais censé nous réveiller, me dit Petro. Tu l’as surveillé seul toute la nuit ?
– J’ai un peu somnolé.
– Et maintenant ?
– Maintenant, Viktor et moi avons deux ou trois détails à régler. Dehors. »
Petro installa sa petite sœur sur une chaise et vint s’asseoir à sa place habituelle, de l’autre côté de la table.
«Vous voulez un coup de main ?
– Je préfère que tu aides ta mère. »
Petro marmonna quelques mots à mi-voix.
« Pardon ? Qu’est-ce que tu viens de dire ? »
Il soutint mon regard.
« J’ai dit : ‘‘du travail de femme’’. Tu me donnes toujours à faire du travail de femme.
– Du travail de femme ? S’occuper des bêtes n’est pas un travail de femme. Protéger sa famille n’est pas un travail de femme.
– Mais tu emmènes toujours Viktor. C’est à lui que tu prêtes l’autre fusil quand on part à la chasse…
– Il tire mieux que toi. On ne peut pas se permettre de gaspiller les munitions.
– Et tu viens encore de choisir Viktor, alors que ça pourrait être moi. Ou nous deux. »
Je me laissai aller en arrière sur ma chaise et passai une main dans ma barbe.
« Crois-moi, mon fils, il s’agit d’une corvée que tu trouverais très désagréable. Voilà pourquoi j’emmène Viktor.
– Je suis plus fort que tu ne le penses, protesta Petro en cherchant le regard de son frère.
– Tu devrais peut-être le laisser venir avec nous, intervint Viktor. C’est vrai, il est aussi fort que moi. »
J’observai mes deux fils attablés côte à côte en me demandant comment ils avaient pu se transformer en hommes sans que je m’en aperçoive. Je m’autorisai un instant de fierté en contemplant ma petite famille. Ma femme si vaillante, mes fils, mon adorable fille. Il fallait avoir de la chance pour être aussi bien entouré quand on revenait d’aussi loin que moi. Je sortais d’un monde de mort et d’épreuves, et l’avenir semblait marqué par un avant-goût de sang et d’horreur, mais en attendant j’avais tout ce qu’un homme pouvait souhaiter.
« D’accord, Petro. On aura bien besoin de ton aide. »
Il n’y avait toujours pas trace de soleil lorsque nous sortîmes dans le froid. Le début de clarté blafarde qui se répandait dans le ciel était étouffé par un voile de brume basse. Nous contournâmes la maison dans la neige, dérangeant au passage un couple de pies qui s’envolèrent dans les branches nues d’un pommier. Après nous avoir surveillés du haut de leur perchoir en jacassant staccato, les volatiles se laissèrent retomber au sol dès que nous nous fûmes éloignés.
« Tu veux qu’on fasse comment ? » s’enquit Viktor devant la vieille étable.
Je déverrouillai la porte et nous entrâmes, surprenant les animaux. Une poule fila se mettre à couvert.
« Qu’est-ce qu’il y a, là-dessous ? demanda Petro en montrant d’un coup de menton les renflements de la bâche.
– Des enfants, dis-je.
– Des enfants ? »
Je me tournai vers Viktor.
« On va décharger tout le reste. » Je m’accroupis pour dénouer les cordes qui maintenaient la bâche en place. « Ensuite, on les transporte au cimetière et on les enterre. »
Viktor et Petro m’aidèrent à retirer du traîneau les maigres possessions de l’inconnu, que nous entassâmes dans un coin de l’étable. Il n’y avait pas vraiment là de quoi reconstituer la vie d’un homme. Quelques bricoles, le genre d’objets qu’on pouvait accumuler au long d’une lutte sans fin pour la survie. Je tentai d’imaginer ce que cela avait pu être de tracter ce traîneau dans la neige, avec sa macabre cargaison, assez longtemps pour que cet homme se retrouve réduit à presque rien. Je me demandai ce qui pouvait pousser quelqu’un à se lancer dans une telle tâche, et je me souvins de ce qu’avait dit Natalia sur sa blessure. Une balle, une seule, ressortie côté dos. Une plaie pansée avec compétence. Certains signes me suggéraient que l’inconnu pouvait avoir été soldat – et qu’il avait sans doute même combattu les Allemands avant que nous nous retirions du conflit ; il était donc tout à fait possible qu’il ait appris à panser une plaie. Mais je ne savais pas ce qu’il fuyait, ni qui il pouvait avoir à ses trousses. Il ne me vint pas un instant à l’esprit que cet homme, loin d’être un fugitif, pouvait être lui-même à la poursuite de quelqu’un.
En voyant Petro faire de son mieux pour ne pas regarder les corps menus, je regrettai amèrement qu’il ait autant insisté pour nous accompagner. Il avait beau être fort, il était aussi plus sensible que son frère. Viktor avait le cœur endurci, une constitution plus robuste. Son regard s’en tenait à la surface des choses, alors que Petro cherchait toujours à les voir en profondeur. Petro avait hérité la compréhension du monde de sa mère, et une vision aussi atroce que celle de ces enfants morts risquait de le marquer. La tristesse et la révulsion se lisaient sur les visages de mes deux fils, mais je sus d’emblée que c’était Petro qu’elles reviendraient hanter quand, la nuit venue, il fermerait les paupières.
Une fois que tout fut déchargé, nous recouvrîmes les enfants avec la bâche. Viktor et Petro prirent les cordes du harnais et tirèrent le traîneau hors de l’étable.
Je les rejoignis rapidement après avoir attrapé deux pelles et une pioche.
« Pose ça sur le traîneau », me conseilla Viktor.
Je préférai pourtant garder mes outils sur l’épaule comme si c’étaient des armes et, aux côtés de mes fils, je franchis le portail de notre maison et mis le cap sur le cimetière, derrière l’église.
J’étudiai les portes et les fenêtres pendant que nous passions entre les bâtisses mais ne vis personne nous épier. Je ne cherchais d’ailleurs pas à cacher la vérité aux autres villageois, plutôt à éviter qu’ils ne s’inquiètent. Ils n’avaient aucun besoin de partager ce fardeau-là. Enterrer un enfant est toujours une épreuve, et ils avaient déjà eu leur lot de souffrances.
Les gens de Vyriv avaient subi le contrecoup de la famine dix ans plus tôt. Ils avaient fait le dos rond et tenu grâce au peu qu’ils étaient restés capables de produire par eux-mêmes, en priant pour passer inaperçus dans leur petite vallée. S’ils avaient été épargnés par le choléra et la faim extrême, eux aussi étaient passés par des moments très durs, auxquels beaucoup n’avaient pas résisté. Les parents de Natalia, par exemple, trop faibles pour survivre à la disette. Son père était tombé au milieu du champ, les mains sur les mancherons de sa charrue. Lâché par son cœur, il s’était écroulé dans une terre meuble qu’il avait passé le plus clair de son existence à labourer. La mère de Natalia avait assisté à sa chute, mais son âge et ses douleurs articulaires l’avaient ralentie. Il était déjà mort lorsqu’elle l’avait rejoint, et la perte de son mari avait affaibli sa volonté de résistance.
Face aux effets ravageurs de la famine, Lénine avait aboli les réquisitions de céréales et autorisé le libre-échange, ce qui avait permis au pays d’entamer sa convalescence. Vyriv, comme bien d’autres villages ukrainiens, connut alors une brève phase de prospérité, et la culture locale put même s’épanouir pendant un certain temps. La langue ukrainienne fut de nouveau parlée librement. Mais le successeur de Lénine était un homme impitoyable, animé par de plus hautes exigences. S’estimant menacé par la perspective d’une Ukraine indépendante, Staline exigea non seulement les vivres du pays, mais aussi son sang et sa sueur, et envoya ses soldats exécuter ses ordres.
L’arrivée de l’étranger dans notre village allait semer le trouble. Les gens d’ici y verraient l’annonce d’événements terribles et risquaient de perdre leur sang-froid, ce que je tenais à éviter par crainte de leur réaction. Surtout s’ils voyaient ce que cet homme avait transporté sur son traîneau. Il fallait donc que j’enterre ces enfants au plus vite, que je les conduise à leur dernier repos sans que les villageois aient été informés de leur existence.
L’église qui défendait l’accès au cimetière était petite et dénuée d’ornements. Un austère bâtiment de bois et de pierre, aux murs peints en blanc. Elle n’arborait ni flèche dorée, ni couleurs vives, ni même un clocher. Il n’y avait plus de prêtre pour en prendre soin : le nôtre s’était enfui plus d’un an auparavant après avoir appris le sort réservé à ses pairs. L’État avait toléré l’Église pendant un certain temps, mais la vision de Staline écrasait à présent tout le reste. À l’instar des koulaks, les prêtres et les poètes étaient considérés comme des menaces au mode de vie communautaire, donc poursuivis et déportés. Certains avaient été exécutés pour leurs croyances, les mots qu’ils avaient couchés sur le papier, les idées qu’ils avaient eues en tête. Les églises étaient vandalisées, démolies. Leurs carillons étaient jetés du haut des clochers.
Notre prêtre, voyant tout cela venir, avait pris la poudre d’escampette. Aucun de nous ne savait où il était allé ; une seule chose était sûre, il avait disparu du jour au lendemain. Sans informer quiconque de son projet de fuite.
Depuis, nous avions nettoyé et entretenu l’église de notre mieux, mais certaines choses ont le pouvoir de changer la foi d’un homme, d’autres non. Dans mon esprit, un bâtiment et une effigie ne pouvaient pas suffire à réparer tout ce qui était arrivé et arrivait encore à notre monde, et cela me parut encore plus vrai lorsque je contournai l’église près d’un traîneau lesté des cadavres de deux jeunes enfants. Mais je comprenais l’importance des cérémonies pour certaines personnes, et je connaissais la valeur de la vie et des rituels.
Nous passâmes entre les stèles brisées et finîmes par trouver un emplacement vacant dans la partie la plus reculée du cimetière, au pied d’un mur en ruine. À l’aide d’une pelle, je commençai à déblayer la neige.
« Une seule fosse, dis-je. On les mettra ensemble. »
Viktor prit l’autre pelle pour m’aider. Lorsque nous eûmes dégagé une surface suffisante, nous nous relayâmes pour briser à coups de pioche le sol gelé. Et quand ce fut fait, Petro se mit à creuser, évacuant la terre pelletée après pelletée jusqu’à ce que la fosse soit assez profonde.
Pendant que nous travaillions, la brume se délita et le soleil grimpa peu à peu au-dessus de l’horizon, traversant par intermittence la couche nuageuse pour faire scintiller les stalactites accrochées au faîte en surplomb du vieux mur. Le cimetière s’emplissait dans ces instants-là d’une beauté blême que je ne pouvais m’empêcher d’admirer.
Il n’était pas aisé de creuser dans ces conditions, et nous finîmes par enlever nos manteaux. Viktor sollicita mon attention d’un léger coup de coude.
« Quoi ? » fis-je, levant les yeux.
Viktor pencha la tête en direction du hameau. Je suivis son regard et vis quelqu’un approcher.
« Dimitri, grommelai-je. Merde ! »
Je plantai ma pelle dans la terre meuble, posai un coude en appui sur le manche et attendis qu’il nous ait rejoints.
« Qu’est-ce que tu fricotes, Luka ? me lança-t-il. Je suis venu faire quelques réparations dans l’église, et je vous vois contourner le bâtiment en catimini tous les trois. Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Je me contentai de prononcer son nom en portant une main à ma tempe, une caricature de salut militaire.
« Alors, qu’est-ce que tu fricotes ? »
Il parlait en souriant, mais il n’y avait aucune trace d’humour sur ses traits. Il s’estimait en droit de connaître la raison de notre présence et se faisait fort de le découvrir.
Le destin nous avait liés, Dimitri Petrovitch Spektor et moi. Nous étions devenus parents par alliance en épousant deux sœurs. Ma fille Lara jouait avec la sienne – Dariya – parce qu’elles étaient cousines et proches en âge, mais Dimitri et moi n’avions jamais réussi à établir le moindre lien d’amitié. Dimitri ne faisait aucun effort pour dissimuler l’antipathie que je lui inspirais et son opinion selon laquelle j’avais souillé le sang de sa famille. Je vivais pourtant à Vyriv depuis six ans, ma femme et mes enfants étaient ukrainiens, j’avais combattu aux côtés des anarchistes ukrainiens, mais Dimitri avait du mal à dépasser le fait que j’étais russe et que j’avais autrefois été soldat dans l’Armée rouge. Pour lui, tous les Russes étaient des voleurs et des ivrognes, et sa grossièreté criarde augmentait d’un cran chaque fois qu’il s’adressait à moi. Il me parlait toujours sur un ton brutal, le plus souvent trop vite et en mâchant ses mots, d’où une certaine difficulté pour moi à le comprendre. J’avais beau parler couramment l’ukrainien, ce n’était pas ma langue maternelle.
Après avoir regardé Viktor en soupirant, je fis un geste vague en direction du traîneau. Il ne servait à rien de chercher à lui cacher la vérité. Cet homme était un vrai furet et l’aurait découverte que je le veuille ou non.
« Qu’est-ce que vous cachez là-dessous ? » fit Dimitri, les poings sur les hanches et la tête de guingois.
Il portait une chapka à l’ancienne, du même style que celle de son père, mais, comme tout le reste de ses vêtements, l’étoffe était rapiécée et s’effilochait.
« Tu n’as qu’à jeter un coup d’œil », répondis-je, sentant que toute tentative d’explication serait inutile.
Dimitri s’avança et tendit le bras vers un coin de la bâche.
« Vous ne me réservez pas de surprise, hein ?
– Peut-être bien que si. »
Au même instant, il la souleva et découvrit les deux corps.
Dimitri lâcha la bâche et recula.
« Bon sang ! Pourquoi est-ce que tu ne m’as rien dit ? Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?
– Ce n’est pas une plaisanterie. Loin de là. »
Dimitri gonfla ses joues rubicondes et souffla bruyamment.
« Qui sont ces enfants ? Je ne les ai jamais vus. Et comment se fait-il que leurs pieds soient dans cet état, nom de nom ? »
Je haussai les épaules.
« Ils étaient avec cet étranger que tu as ramené hier ?
– Oui. »
Dimitri se replia dans le silence, et son regard dériva vers la fosse ouverte. Je lus dans ses pensées. Son cerveau devait être en ébullition sous son crâne dégarni, en train de tirer toutes les mauvaises conclusions possibles. Je devinai quels allaient être ses mots avant même que ses grosses lèvres les expulsent et qu’ils aient formé dans l’air glacial un nuage de buée autour de ses joues veinées.
« C’est lui qui les a tués ?
– Je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de ce qui leur est arrivé.
– Rien de naturel, en tout cas. Et tu as ramené cet homme ici. Où est-il ?
– En lieu sûr.
– En lieu sûr, où ? »
Dariya ne lui avait visiblement pas parlé de ce qu’elle avait vu à la maison la veille au soir, et je m’étonnai qu’elle ait été aussi discrète. C’était la preuve d’une retenue à laquelle je ne me serais pas attendu de sa part.
« Chez moi.
– Chez toi ?
– Oui. Il est au plus mal. Inconscient.
– Et s’il se réveille ? Il fera quoi ? Assassiner nos enfants ? Poser ses sales pattes sur ma petite Dariya ? Elle ne remettra plus les pieds chez vous. Comment peut-on être idiot à ce point ? »
Viktor fit un pas en avant, mais je levai une main pour l’arrêter.
« Rien ne prouve qu’ils ont été assassinés. Nous ne savons pas encore ce qui leur est arrivé. Il n’y a qu’une chose à faire pour le moment, les enterrer et attendre que cet homme s’explique.
– Il a forcément fait du mal à la petite. Regarde ses pieds, au nom du ciel !
– Elle est peut-être tombée.
– Tombée ? »
Dimitri avait maintenant les joues en feu. Plus il s’échauffait, plus ses veines saillaient et plus ses mots se bousculaient. « Et le garçon, alors ? Il est tombé, lui aussi ? » Son corps entier tremblait d’émotion. « Et tu as ramené cet homme chez toi. » Il considéra encore une fois la fosse, et un éclair passa dans son regard.
« Il faut que j’aille prévenir les autres.
– Non, Dimitri. Je m’en charge. Dès qu’on en aura terminé ici, j’irai leur parler. Ils n’ont pas besoin de voir ça. Laisse-moi rendre à ces enfants un peu de dignité.
– Attendez-moi ici, dit-il en faisant demi-tour. Ne touchez plus à rien. Les autres doivent voir ça immédiatement. »
Et il nous laissa seuls.
« Ça ne s’est pas trop mal passé, observa Petro.
– De toutes les personnes qui auraient pu… » Je me pinçai l’arête du nez. « Il a fallu que ce soit lui. »
Viktor posa les mains au creux de ses reins et arqua le dos.
« Bon, et maintenant ?
– On les enterre ? » proposa Petro.
J’arrêtai les enfants d’un geste sec.
« Non, on attend. On n’a pas le choix, si ? »
Viktor et moi étions assis sur un pan effondré du mur, et Petro était debout à côté de nous, lorsque Dimitri revint avec plusieurs autres hommes du village. Nous les vîmes contourner l’église et venir vers nous entre les pierres tombales.
Nous avions remis nos manteaux pour éviter de prendre froid, mais la journée s’annonçait belle. En l’absence de Dimitri, le soleil montant avait dissous le plafond de nuages pour nous offrir le ciel bleu le plus limpide que j’aie jamais vu. Ses rayons réfléchis par la neige faisaient scintiller la glace des stèles, qui commençait à fondre en surface. On entendait même un léger bruit de gouttes d’eau tombées des branches d’arbre.
Plissant les yeux, je regardai les hommes approcher.
« C’est là, dit Dimitri en arrivant. Là-dessous. »
Quelques brefs signes de tête furent échangés, et les mines étaient graves. Ivan Sergueïevitch s’avança vers moi et me tendit la main.
« Qu’est-ce qui se passe, Luka ? »
Ivan Sergueïevitch Antoniv avait la soixantaine bien tassée, mais c’était un homme vigoureux et plein de santé. Je connaissais son sens de l’équité. Nous avions maintes fois parlé de la révolution et des attentes qu’elle avait suscitées chez nous, et je savais que nos idées étaient proches. Lui et moi avions fini par perdre nos illusions quant à ce qui nous était apparu un temps comme la voie d’un avenir meilleur pour tous. C’était un homme sensé, et je savais qu’il porterait sur la situation un regard juste, aussi je lui serrai la main avec un certain soulagement.
« Pourquoi est-ce que tu ne nous as pas mis au courant dès hier soir ? »
Je me souvins qu’Ivan avait fait partie du groupe d’hommes qui s’étaient rassemblés sur la place à notre retour de la colline.
« Dimitri est venu nous dire que vous aviez trouvé un homme, ajouta-t-il. Il n’a jamais été question de corps. Ni d’enfants. »
Il porta une pipe à sa bouche, la cala entre ses dents jaunies et tira une bouffée énergique.
Derrière lui, Dimitri s’impatientait, regardait les deux autres hommes qui l’accompagnaient. Josif Abramovitch Fomenko et Leonid Andreïevitch Tatline. Tous avaient grandi et survécu ensemble. J’étais un étranger, mais je les respectais. Ils travaillaient dur et prenaient soin de leur famille. Et ils ne me regardaient pas comme me regardait Dimitri. Ils ne voyaient pas mon histoire comme la voyait Dimitri.
« Je voulais éviter de faire peur aux gens du village, dis-je, les yeux rivés sur mon beau-frère.
– Ils ont déjà peur. »
Ivan laissa un flot de fumée s’échapper de sa bouche. Il l’enveloppa tel un suaire et resta suspendu dans l’air froid.
« Quelqu’un a dit que la Guépéou…
– Qui a dit ça ? Pourquoi ?
– Peu importe, me répondit Ivan. Tu sais comment se forment les rumeurs. Ce qui compte, c’est que les gens d’ici se sont mis en tête que soit il essaie d’échapper à la Guépéou, soit il en fait partie. Et, dans un cas comme dans l’autre, ils sont persuadés que les activistes du Parti vont venir assassiner les hommes, enlever les femmes et les enfants.
– Je voulais justement éviter qu’ils se fassent de fausses idées.
– Trop tard.
– Je crois qu’on ferait mieux de jeter un coup d’œil, intervint Josif. Tu permets ? »
Josif Abramovitch était le premier homme à avoir frappé à notre porte lorsque je m’étais installé à Vyriv après la guerre. Il m’avait souhaité la bienvenue avant tout le monde en nous apportant du pain et de la horilka – la vodka ukrainienne. Ce soir-là, Natalia avait disposé le rushnyk sur la table, et nous avions vidé la bouteille ensemble. Josif, égayé par l’alcool, m’avait confié que la mort des parents de Natalia l’avait navré, mais qu’il était très heureux pour elle et pour nos enfants de voir notre famille enfin réunie.
« Ce n’est pas beau à voir, répondis-je. Tu es sûr de vouloir regarder ?
– J’en ai vu d’autres, Luka.
– Peut-être rien de ce genre.
– Tu serais surpris.
– D’accord. »
J’adressai un signe de tête à Viktor, qui écarta la bâche pour découvrir une fois de plus les corps.
Josif les examina quelques secondes, et son souffle devint audible malgré le crissement de ses bottes autour du traîneau. Il fit signe aux deux autres, qui s’approchèrent à leur tour. Ces hommes semblaient insensibles à la mort exposée sous leurs yeux. Comme s’ils contemplaient non pas des corps d’enfants, mais un objet censé confirmer ou infirmer la théorie d’un homme en colère.
Presque à l’unisson, Ivan et Leonid secouèrent la tête.
« Vous voyez ? fit Dimitri. Cet homme les a tués.
– À moins qu’ils ne soient morts de froid ? » suggéra Josif.
Ivan regarda les cadavres de plus près.
« Ces marques, ici. » Il pointa le doigt sur le visage de la fillette.
« Autour de son nez et de sa bouche, vous voyez ? On dirait qu’elle a été étouffée.
– Peu importe la façon dont il s’y est pris, grommela Dimitri. Cet homme est un tueur.
– Nous n’en savons rien, objectai-je. Ce n’est pas certain.
– Il faut régler ça, dit Dimitri.
– Comment ? Réfléchis avant de parler, Dimitri.
– Je réfléchis, Luka. » Il nous toisa les uns après les autres. « Je suis même le seul à réfléchir, ici. Cet homme est un trop grave danger pour nos enfants.
– Il agonise. Il n’est un danger pour personne.
– Laisse-le mourir, alors.
– Quoi ?
– Laisse-le mourir. Mets-le dehors, dans le froid, et laisse-le mourir.
– Arrête, Dimitri Petrovitch, intervint sèchement Josif. Et calme-toi. »
Il me posa une main sur le bras, m’entraîna à l’écart et, tout en marchant, me demanda à mi-voix pour éviter d’être entendu par les autres :
« Qu’est-ce que tu nous caches ?
– Hum ?
– Allons, Luka. On se connaît depuis assez longtemps pour se dire les choses franchement. Tu crois sans doute être un livre fermé, mais certains d’entre nous ont appris à lire en toi mieux que tu ne le penses. Il y a quelque chose que tu ne nous dis pas. »
Nous fîmes halte près de l’angle du mur. Ses briques étaient soulevées et disjointes par les racines du grand chêne qui poussait juste devant.
« Tu as toujours été franc avec moi, reprit Josif. S’il te plaît, ne t’arrête pas maintenant. »
Je soupirai.
« La fille a une plaie à la cuisse. Je voulais éviter qu’on la voie.
– Pourquoi ?
– Parce qu’on dirait qu’elle a été mutilée, et je ne voulais pas que les autres réagissent exactement comme Dimitri est en train de le faire. Qu’ils aient envie d’assassiner cet homme avant même de connaître la vérité. Les gens d’ici vivent dans l’inquiétude, les étrangers leur font peur.
– À juste titre.
– L’homme que j’ai amené chez moi est un vétéran, Josif. Ce sont ses affaires qui me le disent. Et je te parle d’un soldat de l’armée impériale, pas d’un communiste. Je ne pense pas qu’il nous veuille du mal. »
Josif me lança un regard noir sous le bord de sa toque en fourrure, et je compris ce qu’il pensait. Pour lui, cela ne changeait rien. Tsaristes ou communistes – tous avaient tenté de les écraser, ses semblables et lui. Il ne voyait aucune différence entre les pogroms contre les Juifs et le projet d’anéantissement des koulaks.
« Il les a peut-être volées, dit-il.
– Peut-être. Mais… je ne sais pas, c’est une sorte d’intuition. Cet homme est un vétéran, j’en suis sûr. Un frère.
– Un frère ? Et si tu te trompais ? Suppose que ce soit un Rouge, qu’il soit suivi de près par toute une unité ?
– Il y a peu de chances, Josif, et tu le sais. Cet homme était seul.
– Est-ce qu’il t’a dit quelque chose ?
– Il a dit : ‘‘Dieu merci.’’
– C’est tout ?
– C’est tout. Écoute, c’est pour ça que j’ai voulu rester discret. Pour éviter que des gens comme Dimitri perdent leur sang-froid et commettent un acte stupide.
– Dimitri est un imbécile, dit Josif. Mais tu aurais dû venir me voir.
– Pour quoi faire ? Qu’est-ce que cela aurait changé ? Je me suis dit qu’il valait mieux habiller la petite et les enterrer.
– Et nous laisser dans l’ignorance ? Tu n’es pas notre protecteur, Luka, lâcha Josif en me regardant bien en face. Je crois que nous ferions mieux de voir cette enfant par nous-mêmes.
– Tu ne peux pas te contenter de ma parole ? Elle a une plaie profonde à la cuisse, jusqu’à l’os. Comme si elle avait été dépecée.
– Dépecée ?
– Comme un animal. Quelqu’un lui a retiré un gros bloc de chair. »
Josif serra le poing et le porta devant sa bouche. Après s’être plusieurs fois tapoté le menton avec, il hocha lentement la tête…
« Tu as peut-être raison, mon ami. Je n’ai aucune envie de voir cette plaie, et Dimitri en a déjà bien assez vu. Comme tu le dis, nous n’avons pas intérêt à exciter les gens. Ils ont déjà assez peur. Je… »
Nous fûmes interrompus par des bruits de pas et un cri de protestation de Viktor. Josif et moi nous retournâmes aussitôt en direction du traîneau et ne pûmes qu’écarquiller les yeux.
Dimitri reculait, son coutelas dans une main, l’autre plaquée devant sa bouche en signe d’horreur. Le pantalon de la petite fille était tailladé de l’ourlet à la ceinture.
Malgré leur faiblesse, les rayons du soleil diffusaient une douceur suffisante pour faire fondre non seulement la croûte de neige et les plus petites stalactites, mais aussi le sang figé. C’est ce qui s’était passé. Au pourtour de la plaie de la petite fille, le sang avait dégelé durant notre discussion et, revenu à l’état liquide, avait progressivement imbibé la jambe du pantalon, créant un large motif en forme de papillon.
Josif et moi avions été trop occupés pour le voir, mais le phénomène n’avait pas échappé à Dimitri, qui avait observé cette résurrection irréelle dans le tissu râpé. Après avoir écarté Viktor pour plonger sa lame sous l’ourlet puis découper le pantalon de bas en haut, il regardait maintenant les autres d’un air ahuri. Ses yeux finirent par s’arrêter sur moi et se réduisirent à deux meurtrières.
« Toi. Toi ! s’écria-t-il, accusateur. C’est toi qui as amené cet homme ici. Et tu l’héberges. Un homme capable de faire… ça… à des enfants. » Il secoua la tête.
« Tu en as pourtant, toi aussi, des enfants.
– Peu importe. Nous ne savons pas si c’est lui qui l’a fait. »
Je commençais à douter des raisons qui m’avaient poussé à protéger l’homme allongé devant mon feu. J’avais voulu bien faire, mais peut-être Dimitri disait-il vrai. Peut-être n’étais-je qu’un idiot.
« Bien sûr que c’est lui, riposta Dimitri en crachant par terre. Qui d’autre ? Toi ?
– Ça suffit, dit Josif, pointant l’index sur Dimitri. Tu en as assez dit. Je ne veux plus rien entendre.
– Tu étais au courant, toi aussi ? Il t’en avait parlé ?
– Non. Je viens de l’apprendre.
– Il nous a donc caché la vérité à tous. »
Je jetai un coup d’œil à Viktor, silencieux à côté du traîneau. Il regardait fixement Dimitri, et je vis du dégoût sur ses traits. Il serrait et desserrait convulsivement les poings, à s’en blanchir les jointures. Dimitri l’avait bousculé, écarté sans ménagement pour s’approcher de la petite fille, et il frémissait de rage. Mon fils ne supportait pas d’être vaincu en quoi que ce soit, et encore moins d’être traité en inférieur. À 17 ans, il pensait être un homme et mériter autant de respect que n’importe quel autre homme, or Dimitri venait de le traiter comme un enfant.
Petro, de son côté, avait reculé d’un pas. Il s’était éloigné et assistait au conflit en spectateur.
« Et pourquoi est-ce qu’il a fait ça, hein ? » Dimitri s’adressa d’abord à Josif et aux autres, puis me prit de nouveau à partie. « Pourquoi est-ce que tu nous as caché la vérité, Luka ?
– Pour éviter d’exciter des gens comme toi, dit Josif.
– Je ne suis pas excité, je suis en colère. Parce qu’il a amené un tueur dans notre village. Un tueur d’enfants qui mange leur chair.
– Personne n’a amené de tueur ici, dit Josif. Luka a fait ce qu’il devait faire.
– Je suis d’accord. »
Leonid Andreïevitch s’avança.
« Un incident de cet ordre pourrait nous attirer de graves ennuis.
– Tu as raison, dit Dimitri. Voilà pourquoi il faut se débarrasser de lui.
– Non, rétorqua Leonid. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Ce que j’ai voulu dire, c’est que nous devrions garder tout ça pour nous. »
Leonid était un homme taciturne, qu’un étranger aurait pu croire timide, mais qui savait écouter et ne parlait que lorsqu’il le jugeait nécessaire. Plus jeune qu’Ivan et Josif, il avait combattu comme moi pendant la guerre civile. Mais contrairement à moi, il était né à Vyriv, et ce seul fait, associé à sa bonne réputation, lui valait le respect de tous les villageois.
Il ajouta à mi-voix, en évitant de poser les yeux sur le traîneau :
« Enterrons ces pauvres petits, et qu’on en finisse.
– Qu’on en finisse ? répéta Dimitri, haussant le ton. Qu’est-ce que ça veut dire, par tous les diables ? Et l’homme qui se prélasse en ce moment chez Luka ? Tu en fais quoi ?
– Tenons-le à l’œil, proposa Leonid. On l’interrogera dès qu’il sera en état de parler. Ça nous permettra de découvrir ce qui s’est passé.
– Il niera.
– Bien sûr. Mais ce sera à nous de décider s’il ment ou non.
– Un procès ? »
Ivan frappa le cul de sa pipe contre sa paume pour en chasser le tabac brûlé.
« Intéressant. Comme les troïkas communistes ?
– Si on veut. Mais en plus juste. Il faut lui laisser sa chance. Nous ne savons rien de lui. »
Josif se tourna vers moi.
« Il avait des affaires avec lui ? Quelque chose qui pourrait nous indiquer qui il est ?
– On pourrait aussi le relâcher dès qu’il ira mieux, dit Leonid. Le forcer à partir.
– Pour qu’il se remette à tuer ? fit Dimitri en nous dévisageant tour à tour. Qu’est-ce que vous racontez ? Vous avez tous perdu la tête ? Cet homme tue des enfants, et vous parlez de le soigner, de le relâcher ?
– Tu ferais quoi, toi ? demandai-je.
– Je lui passerais la corde au cou.
– Je l’aurais parié.
– Et comment !
– Je vote pour que nous gardions le secret en attendant la suite. » Ivan leva une main, le tuyau de sa pipe pointé vers le ciel. « Enterrons-les, et attendons d’avoir pris une décision pour reparler de tout ça. »
Je levai la main. Leonid et Josif firent de même.
« C’est n’importe quoi, éructa Dimitri. Vraiment n’importe quoi. »
Tout le monde se tourna vers Viktor et Petro.
« Et depuis quand est-ce qu’ils votent, ceux-là ? s’indigna Dimitri.
– Ce sont des hommes, dit Ivan. Et ils sont ici. Ça leur donne le droit de voter.
– Des hommes, ça ? Des gamins de 17 ans à peine. L’un est une brute comme son père, et l’autre… je ne sais même pas quoi en dire. »
Petro leva la main. Viktor chercha mon regard.
« Ne t’occupe pas de ton père, lui conseilla Josif. La décision t’appartient. »
Mais Viktor n’était pas en quête d’une consigne de vote. Il voulait faire payer ses actes et ses paroles à Dimitri et me demandait mon approbation, mais mes yeux lui indiquèrent que ce n’était ni le lieu ni le moment.
Viktor hocha la tête et, lentement, leva la main.
« C’est donc réglé, dit Ivan.
– N’importe quoi. »
Dimitri fit mine de tourner les talons. « Rien n’est réglé, c’est moi qui vous le dis. »
Je le retins par son manteau.
« Où est-ce que tu vas comme ça ?
– Chez moi. »
Il plongea son regard dans le mien et se dégagea d’un geste sec. Nous restâmes un moment nez à nez, chacun cherchant à décrypter les pensées de l’autre. Je sentais son haleine sur mes joues, je voyais l’air blanchir et s’ennuager entre nous, je percevais la tension grandissante de mon beau-frère.
« Tu comptes faire quoi ? interrogea Dimitri. Me frapper ? »
Je pesai le pour et le contre. La tentation était forte de laver moi-même l’affront fait à Viktor, mais je résistai de justesse à l’envie de serrer le poing et de le lui flanquer dans la figure. Je me contentai d’agiter une main.
« Rentre donc chez toi, Dimitri. Retourne harceler ta malheureuse femme. »
Après avoir suivi des yeux son départ, nous finîmes d’inhumer les enfants à six.