22

En quelques minutes, mes pieds s’engourdirent et je cessai de sentir le sol. J’aurais pu marcher sur un lit de plumes ou un tapis de clous, je n’aurais pas fait la différence. Et tandis que le soleil descendait dans le ciel, la température dégringola et le vent glacial s’engouffra sous mes vêtements. Je me tenais bien droit, la tête haute, les yeux sur l’horizon. J’étais un soldat. J’avais déjà marché dans le froid. Mais je vieillissais, et mon âge semblait me punir comme s’il me méprisait d’être devenu celui que j’étais. Chaque pas requérait un effort. J’étais épuisé, je mourais de faim, et l’insensibilité de mes extrémités m’amenait souvent à trébucher. Et chaque fois que je tombais à genoux, les cavaliers faisaient halte derrière moi et attendaient que je me relève. Si cela traînait trop longtemps, Yakov s’avançait et me plantait le canon de son fusil tantôt dans les côtes, tantôt dans la colonne vertébrale, tantôt dans la nuque. Il avait appris à porter ses coups là où les os étaient à fleur de peau.

Je tâchais d’ignorer la douleur, concentré sur les empreintes qui s’étiraient devant nous – les seules de cette route. Les pieds menus de Dariya me montraient le chemin ; des petits pieds d’une incroyable résistance, qui après avoir enduré tant de marche et d’horreur continuaient malgré tout d’avancer. Je n’avais d’yeux que pour ses traces et chassai de mon esprit le froid, la neige et les cavaliers qui me talonnaient. Je pensai à Natalia à la maison, assise avec Lara, en me demandant quand les garçons et moi les retrouverions. Et je pensai à Viktor et à Petro qui nous suivaient, en me demandant quand sifflerait leur première balle, quand ils accourraient pour me libérer après avoir abattu ces deux soldats.

Mais lorsque, au sortir d’une courbe, le village apparut devant nous, je compris que mes fils ne viendraient pas à ma rescousse.

 

Les traces de Dariya entraient dans le village, où elles se perdaient parmi des milliers d’autres entre les maisons et à travers le centre. La neige, ici, était piétinée par les allées et venues d’innombrables personnes, chevaux et chariots.

« Par là », commanda Yakov.

J’étais déjà venu à Sushne quelques années plus tôt, en des temps meilleurs. Le village ressemblait à Vyriv, mais en plus grand. D’autres maisons se dressaient derrière celles qui bordaient la place centrale. Les familles s’étaient agrandies ; des gens d’ailleurs étaient venus s’installer ici pendant la période de prospérité, de sorte que le village avait gagné en population et que des habitations supplémentaires avaient dû être construites. Loin sur la gauche, une église sommaire, surplombée par un clocher vide. À côté des marches fracassées du parvis, le carillon gisait sur le flanc, haut comme la moitié d’un homme, amputé d’un énorme morceau qui l’empêcherait à jamais de sonner. Les traces de sa trajectoire se voyaient sans peine : les soldats l’avaient jeté du haut du clocher, et le poids immense de ce symbole de foi et de rassemblement était tombé en chute libre sur le parvis, dont il avait fracassé le ciment et pulvérisé la balustrade.

Deux hommes en uniforme, le fusil en bandoulière, montaient la garde au pied des marches enfoncées, accoudés à la partie encore intacte de la balustrade. Ils fumaient des cigarettes et regardaient dans notre direction. Je n’eus pas besoin de me retourner vers les cavaliers qui me suivaient pour comprendre que c’était là qu’ils m’emmenaient. Ils avaient fait de cet endroit leur prison à Sushne.

Je marchai donc vers l’église, sans attirer le moindre regard car il n’y avait personne dans les rues. Il n’y avait personne d’autre dehors que les deux gardes au pied des marches et ceux de mon escorte.

Le soleil était presque couché, le ciel noir de nuages, et on voyait un peu de lumière à quelques fenêtres. Des lueurs pâlottes, qui vacillaient et faisaient fondre le givre des vitres.

Quand j’eus atteint le parvis, les gardes jetèrent leur cigarette, vinrent m’encadrer et me prirent chacun par un bras.

« Mettez-le avec le reste », dit Yakov.

J’entendis son cheval faire demi-tour et s’éloigner. Les gardes ne prononcèrent pas un mot. Ils resserrèrent leur prise et me traînèrent en haut des marches aussi brutalement que si j’avais cherché à leur résister. L’un d’eux ouvrit la porte d’un coup de botte.

L’intérieur de l’église, baigné de pénombre, sentait la pierre et le bois. C’était un bâtiment austère, comme à Vyriv, peut-être un peu plus vaste. Ce lieu de foi avait lui aussi perdu tous ses attributs religieux. Les bancs de bois, jadis alignés devant l’autel, étaient empilés dans le plus grand désordre sur les côtés. Certains avaient été détruits à coups de botte ou de hache, sans doute pour récupérer du bois de chauffage à bon compte. L’autel avait été dépouillé de ses ornements et déplacé au centre de la nef. Jadis objet de tous les soins, il ressemblait désormais à une table en bois des plus sommaires. Plus aucun chandelier n’était posé dessus, juste quelques cierges collés dans leur cire sur le bois inégal. Deux d’entre eux dégageaient une flamme vigoureuse qui dansait dans le courant d’air créé par la porte ouverte en libérant des filets de fumée noire, et leur lueur me permit de voir le crucifix couché sur la table et les taches noires qui maculaient les murs aux divers emplacements des icônes arrachées. Elles avaient été brûlées au centre du village avec tous les autres symboles religieux.

Le bruit des bottes des soldats couvrit largement celui de mes pieds nus pendant que nous nous rendions au fond de l’église, où une porte unique se découpait dans le mur. Nous fîmes halte à quelques pas, et l’un des soldats me lâcha pour palper mes vêtements, en insistant au niveau des poches. L’autre s’approcha de la porte, décrocha une clé de sa ceinture et attendit que le premier ait fini de me fouiller pour la déverrouiller ; on me poussa dans les ténèbres.

La porte claqua derrière moi, la clé tourna dans la serrure.

 

Je commençai par attendre, immobile, que mes yeux s’accoutument à l’obscurité. L’odeur, ici, n’évoquait plus ni la pierre ni le bois, mais la sueur et l’effroi. Les déchets humains. Elle imprégnait l’air et me prit à la gorge.

« Qui va là ? »

Une voix d’homme, dans le noir. Parlant ukrainien. Suivie d’une toux.

Le noir vira au gris à mesure que mes pupilles réussissaient à capter l’infime clarté disponible, mais je n’y voyais toujours pas grand-chose. Je devais être dans la sacristie, où le prêtre préparait jadis ses messes : une pièce aveugle, d’où l’obscurité.

« Qui es-tu ? »

La même voix. Faible. Un vieil homme, la gorge sèche.

« Personne », répondis-je.

Je me retournai, tendis les bras vers la porte et suivis ses contours du bout des doigts. Les pas des soldats s’éloignaient ; une oreille plaquée contre le bois, je restai à les écouter jusqu’à ce qu’ils se soient évanouis. Puis je saisis la poignée et me mis à secouer la porte, tellement solide et bien montée qu’elle ne bougea presque pas. Je localisai la serrure et m’accroupis pour regarder au travers, mais il n’y avait pas grand-chose à voir d’autre que la table centrale, avec son crucifix et ses cierges allumés. Poursuivant mon exploration, je tâtai les épais gonds de fer, glissai mes doigts sous la porte, cherchai par tous les moyens à l’ouvrir.

« On a tous essayé, reprit la voix. Tous autant qu’on est. »

Je renonçai et m’avançai d’un pas dans la pièce ; mon pied heurta un obstacle, qui s’écarta avec un hoquet de surprise. Une jambe tendue sur le sol.

« Excusez-moi, dis-je.

– Assieds-toi, lança une voix, différente mais aussi sèche que la précédente, empreinte de la même lassitude. Assieds-toi avant de blesser quelqu’un. »

Ma main trouva un mur dans le prolongement de la porte. Je m’y adossai et je me laissai glisser à terre, soulagé de pouvoir enfin reposer mes jambes.

Je me penchai en avant pour attraper un de mes pieds, le posai sur le genou opposé et entrepris de le frictionner pour lui rendre un peu de vie. Mes sensations revenaient déjà, et avec elles la douleur.

« Tu es d’ici ? demanda la première voix.

– Non.

– Comment t’appelles-tu ? »

J’hésitai.

« Luka Mikhaïlovitch.

– Ah ! Luka. Un prénom d’homme fort. Tu t’en sortiras. Tu survivras, avec un prénom pareil. Les Misha, les Sacha, ont plus de mal. Je m’appelle Konstantin Petrovitch. Kostya. Un bon prénom, aussi. »

Mes yeux commençaient à capter le rai de clarté qui s’insinuait par le trou de la serrure et sous la porte : je repérai enfin l’ombre indistincte de l’homme qui venait de parler. Lui aussi était assis au sol, face à moi. Il remua en se présentant, et je compris qu’il me tendait la main.

Je me penchai en avant et la serrai.

« Et maintenant, dit-il, nos compagnons de cellule : mon frère Evgueni Petrovitch, et mes voisins Youri Grigorovitch et Dimitri Markovitch. »

Le souvenir de l’homme dont je cherchais à délivrer la fille m’assaillit aussitôt. Mon beau-frère, Dimitri, mort au milieu d’un champ pendant que sa femme l’attendait à la maison. Je balayai la pièce du regard jusqu’à discerner les formes des trois autres, dont je serrai la main en un geste solennel de reconnaissance mutuelle.

« Assez de cérémonies, dit Youri Grigorovitch. On est entre amis. Tu peux m’appeler Youri.

– D’où est-ce que tu viens ? interrogea Kostya. De quel village ? »

Même ici, au milieu d’autres prisonniers, il fallait que je protège ma communauté de ceux qui menaçaient de l’anéantir. Je ne savais rien des hommes avec qui j’étais enfermé, mais je connaissais la Guépéou et les méthodes des activistes envoyés dans notre pays par Staline pour le mettre en coupe réglée. N’importe lequel d’entre eux pouvait avoir été placé ici à la seule fin de gagner ma confiance et de recueillir quelque information utile. On rencontrait partout des gens formés à dresser les voisins les uns contre les autres, les maris contre leur femme, les pères contre leurs fils. N’importe lequel de ces hommes pouvait être un espion.

« D’aucun village. Je vis seul avec ma fille dans les collines, au-dessus de la forêt.

– Pas de femme ?

– Non. La famine n’a pas été tendre avec nous. »

Cette réponse, qui niait l’existence de ma propre femme, me parut détestable.

« Désolé de l’apprendre. Tu es fermier ?

– Pas vraiment. Je vis de la chasse, pour la viande et les peaux.

– Dans ce cas, qu’est-ce qui t’amène ici ? »

Kostya rit dans sa barbe, un son grave et rauque qui fit surgir en moi l’image d’un vieil homme à la peau burinée par les rigueurs du climat, aux mains durcies par des années de labeur.

« J’ai l’impression que tu aurais mieux fait de rester dans la forêt.

– Je cherche ma fille.

– Ta fille ?

– Elle s’est perdue. »

Je pris mon autre pied et commençai à le masser.

« Comment est-ce qu’on peut perdre sa fille ? lâcha Youri.

– C’est une longue histoire.

– On a tout notre temps.

– Elle est partie jouer trop loin, voilà tout. Je suivais ses traces quand les soldats m’ont découvert sur la route.

– Pas de chance.

– Vous savez quelque chose sur elle ? »

Les hommes restèrent muets. Personne n’ouvrit la bouche.

« J’ai dit quelque chose de blessant ? demandai-je.

– Explique-lui pourquoi tu es ici, Dima. »

J’attendis que Dimitri Markovitch prenne la parole. Il s’éclaircit la gorge et je le vis bouger légèrement, changer de position sur le sol de pierre.

« Une petite fille est arrivée au village cet après-midi. »

Comme les autres, il avait la gorge sèche et une voix qui peinait à sortir. Il s’exprimait comme un homme résigné à son sort, à rester indéfiniment assis dans cette pièce obscure.

« Une petite fille ? Tu l’as vue ? Comment allait-elle ?

– Elle est entrée dans le village, elle s’est arrêtée et elle a attendu que quelqu’un remarque sa présence et vienne lui dire quelque chose, mais personne n’a osé aller vers elle. »

Une sourde angoisse m’envahit.

« Elle était blessée ?

– Personne, enchaîna-t-il, comme s’il ne m’avait pas entendu. Les gens n’osent plus sortir de chez eux, ils ont trop peur d’être conduits à l’église et les femmes de voir leur mari embarqué en pleine nuit. Ou leurs enfants. Mais moi, je l’ai vue de ma fenêtre et je suis sorti. Malgré ma femme qui a tout fait pour m’en dissuader. Nous aussi, vois-tu, nous avons eu une fille, mais…

– Elle était blessée ? »

Je ravalai mon envie de le saisir au col pour lui arracher une réponse.

« La petite fille qui est arrivée au village. Est-ce qu’elle était blessée ? Il faut que tu t’en souviennes, c’est très important.

– Quand je me suis approché, elle est restée immobile, sans rien dire. Elle ne m’a même pas regardé.

– J’ai besoin que tu me dises comment elle allait. S’il te plaît.

– Je suis désolé, répondit-il, un voile sourd dans la voix. Elle avait beaucoup de sang sur elle. Sur sa figure, sur ses mains et ses vêtements. Dans ses cheveux.

– Ses cheveux ? »

Je m’efforçai de repousser le souvenir de l’ignoble dépouille suspendue à une branche.

« Comment étaient-ils ?

– Superbes. À part le sang.

– Tu dis qu’elle avait des cheveux ?

– Oui. Oui, bien sûr, mais elle était… »

Le reste de la phrase mourut dans sa gorge. Soit il fouillait dans ses souvenirs, soit il répugnait à continuer, mais mon attention était déjà ailleurs. Ce scalp n’est pas celui de Dariya – cette pensée effaça toutes les autres. Une hypothèse à laquelle je n’avais quasiment pas osé croire jusqu’ici, mais que les paroles de Dima semblaient confirmer. Ma nièce n’avait donc pas subi cette terrible infamie.

« Dis-moi ce qui s’est passé. Parle-moi de Dariya.

– C’est son nom ? Dariya ?

– Oui.

– J’ai essayé de lui parler, mais un soldat est arrivé et lui a crié dessus, en demandant d’où venait tout ce sang. Elle n’a pas répondu et il s’est mis à la secouer, tellement fort que j’ai cru qu’elle allait tomber en morceaux. Elle était comme éteinte. Elle n’a émis aucun son. Elle n’a eu aucune réaction. Rien. Il l’a secouée de plus belle en lui ordonnant de s’identifier, mais elle est restée muette, le corps ballotté comme une poupée de chiffon. Elle regardait droit devant. Et son regard était terriblement fixe, comme si elle avait vu une chose atroce et que cette chose était encore là, sous ses yeux. J’avais envie de dire au soldat d’arrêter, mais j’ai eu peur qu’il me punisse. J’ai été lâche.

– Non, dit Kostya. Pas lâche.

– C’est alors qu’il l’a frappée, une gifle si forte que sa tête est partie en arrière, et quand il a levé le bras pour recommencer, mon sang n’a fait qu’un tour. Sans réfléchir, je lui ai saisi le poignet, puis je me suis rendu compte de ce que j’avais fait et je l’ai supplié de ne plus la frapper. Je suis tombé à genoux et je l’ai supplié. Ensuite, c’est moi qui ai pris les coups. Il m’a frappé je ne sais combien de fois, en hurlant et en m’accusant d’entraver l’action d’un soldat de l’État, et quand je me suis écroulé sur le sol, il m’a roué de coups de pied. Il m’a tellement frappé que je ne me souviens même pas d’avoir été amené ici.

– Et Dariya ?

– Aucune idée. J’aurais aimé pouvoir te répondre.

– Il faut que je sorte d’ici. »

Je me retournai vers la porte, griffai de mes ongles sa surface rigide, tirai sur la poignée.

« Il faut que je la retrouve.

– Il n’y a aucun moyen de sortir d’ici, déclara Kostya. Sauf attendre qu’ils viennent nous chercher.

– Il le faut ! »

Après avoir cherché en vain une prise sur la porte, un moyen quelconque de l’ouvrir, je serrai les poings et martelai le panneau de toutes mes forces, libérant les flots de rage et de frustration qui s’étaient accumulés en moi ces derniers jours.

Les autres me laissèrent à mon accès de folie. Je secouai en vain la porte inébranlable jusqu’à ce que mes forces m’abandonnent, puis posai le front contre le bois froid.

« J’ai fait une promesse, haletai-je. J’ai fait une promesse.

– Assieds-toi. »

Youri mit sa main sur mon épaule.

« Garde ton énergie pour plus tard.

– Plus tard ? »

Un silence s’abattit sur la pièce. Je sentis que les autres se cherchaient du regard dans le noir et qu’un message muet circulait entre eux. Mais je le compris. J’avais vu des choses capables de faire hurler ces hommes dans leur sommeil, et je compris en quoi consistait ce plus tard. Je compris ce qui m’attendait, du moins en partie.

Je plaçai une main sur celle de Youri et la tapotai. Puis je l’écartai de mon épaule et me retournai.

« Tu as raison. Tu as raison. »

Je me rassis et renversai la tête pour appuyer ma nuque contre le mur, ce qui me fit ouvrir la bouche. Je repensai à cette pauvre Dariya et à tout ce qu’elle avait dû endurer. Elle avait vu son père inciter une horde déchaînée à pendre un homme sous l’arbre vénérable qui marquait le centre de notre village. Elle était ensuite tombée sous la dépendance d’un homme qui l’avait ravie aux siens, et elle avait réussi à l’assassiner dans des circonstances épouvantables. Il ne fallait guère s’étonner qu’elle soit restée muette en arrivant à Sushne, persuadée d’avoir enfin trouvé un refuge.

« Merci, Dima. Merci d’avoir essayé de protéger Dariya. »

Dimitri Markovitch s’abstint de répondre.

« C’est vraiment ta fille ? demanda Youri.

– Bien sûr. Pourquoi cette question ?

– C’est juste que… tu ne nous as pas dit pourquoi tu es ici. Les soldats ont peut-être cru que c’était toi qui lui avais fait du mal, qui l’avais mise dans cet état.

– Lui faire du mal, moi ? Non. Je portais un fusil, ils m’ont demandé d’où il venait.

– Tu es soldat ?

– Je l’ai été. Mais je n’ai plus qu’un seul chef, notre guide suprême. »

Encore une réponse qui me laissa un goût amer, mais je n’avais pas pu l’éviter. Ne connaissant pas ces hommes, je ne savais pas ce qu’ils seraient capables de dire ou de faire pour améliorer leur situation.

« Quel genre de soldat ? insista Youri.

– J’ai fait la guerre contre les Austro-Hongrois et les Allemands…

– Dans quelle armée ?

– C’est vraiment important ?

– Youri aussi s’est battu sur ce front-là, expliqua Evgueni. En Galicie. Il y a des gens, ici, qui le considèrent comme un héros de guerre.

– Tu y étais en juin ? demandai-je à Youri. Pendant l’offensive Broussilov ?

– 8e armée. Mais c’était en juillet, si mes souvenirs sont exacts. Tu essaies de me tester, Luka ? »

Je ne répondis pas.

« Beaucoup de soldats sont morts là-bas, ajouta Youri.

– Mais pas toi.

– Non. Pas moi. Nous nous sommes repliés après la chute de Tarnopol, puis nous avons fait volte-face à l’est de Tchernowitz, mais nous étions épuisés, et beaucoup d’hommes ont commencé à déserter.

– Dont toi ?

– J’ai attendu la fin, Luka.

– Moi aussi.

– Et ensuite ?

– J’ai rallié la 1re armée révolutionnaire.

– Ah ! dit Youri avec un rire sarcastique. Un bon communiste.

– Oui. Un bon communiste.

– Et ils arrêtent les leurs, maintenant ?

– On dirait. Mais je ne suis plus des leurs. »

Je m’abstins de préciser que j’avais abandonné l’Armée rouge pendant les mutineries en Crimée pour aller me battre sous les ordres de Nestor Makhno.

« Impérialiste et révolutionnaire, hein ? poursuivit Youri. On aurait quelques excuses à penser que tu as du mal avec la loyauté. »

J’avais trop parlé. Je n’aurais rien dû dire ; n’importe lequel d’entre eux pouvait être un mouchard. La vérité était que je m’étais perdu en route. J’avais servi dans plusieurs armées parce que le combat était dans mon sang. De vagues idéaux m’avaient suffi pour changer de bannière. J’avais cru que les communistes nous apporteraient une vie meilleure, mais il m’était vite apparu que ce qu’ils avaient à offrir n’était pas la liberté. J’avais déserté pour rejoindre Makhno, qui prônait à l’époque un système d’autogestion défendu par une armée du peuple, mais je voyais à présent la vérité de tout cela. Ces chefs avaient tous voulu la même chose. Rouges, blancs, noirs ou verts, ils ne s’étaient battus que pour accroître leur pouvoir sur les gens ordinaires. Pour les priver de leurs possessions et continuer jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus que la peau sur les os. Une seule chose comptait désormais pour moi, sans distinction de couleur ou d’idéal : protéger ma famille.

« Quelle importance ? dit Kostya. Aujourd’hui, nous sommes tous soit des révolutionnaires, soit des contre-révolutionnaires. Il n’y a plus rien d’autre. Plus d’individus. Nous faisons tous partie de la grande coopérative.

– Peut-être que tu aimais simplement te battre ? reprit Youri. Monter au feu ? Je peux comprendre. Il y a une part de peur et d’horreur dans les combats, mais ces choses-là finissent par s’ancrer en toi quand tu les as vécues assez longtemps.

– Je m’en passe très bien. Je laisse tout ça de côté.

– Ta culpabilité aussi ?

– Je ne vois pas de quelle culpabilité tu parles.

– Mais c’est comme ça que tu réussis à vivre avec tout ce que tu as vu. À oublier les hommes que tu as tués et les choses que tu as faites. Tu les laisses de côté.

– Et toi, comment fais-tu pour oublier ?

– Qui te dit que j’ai oublié ? »

Je cherchai du regard la forme sombre à laquelle se résumait Youri Grigorovitch.

« Tu les enfermes à double tour au fond de toi, dit-il. Tu laisses tout ça dans le noir, derrière une porte. Et qu’est-ce qui se passe quand cette porte s’entrouvre ?

– Ça n’arrive jamais. »

Youri fit entendre un grognement dédaigneux, et le silence retomba sur la pièce.

Il n’existait aucun moyen de mesurer l’écoulement du temps dans l’obscurité de notre geôle. Les interstices de la porte étaient l’unique source de lumière. Nos souffles, nos raclements de gorge étaient les seuls sons. Nous nous repliâmes dans nos pensées, parfois ramenés au présent par une bribe de conversation.

« Si je comprends bien, lâcha Kostya dans les ténèbres, ils t’ont arrêté parce que tu portais un fusil.

– Peut-être, oui. »

Ce changement de sujet me soulagea. Les questions de Youri m’avaient troublé.

« Ou peut-être parce que j’ai servi dans l’armée impériale ? Parce que j’ai été tsariste ? Je n’en sais rien. Ont-ils besoin d’un motif, d’ailleurs ? Dimitri a été arrêté pour avoir voulu venir en aide à une enfant. Et vous, pourquoi êtes-vous ici ?

– Peut-être parce qu’il n’y avait plus personne à arrêter, répondit Evgueni. Parce que les militaires s’ennuyaient.

– Et qu’est-ce qu’ils font ici, ces militaires ? Moscou n’en envoie pas dans tous les villages. Des activistes, oui, mais des soldats ? Et en aussi grand nombre ?

– Nous avons refusé de rejoindre le kolkhoze, dit Kostya. Ce n’est pas dans notre tradition : chacun de nous, ici, exploite sa terre. Nous travaillons dur pour produire le peu que nous avons, et ils nous ont demandé d’y renoncer pour partir dans une de leurs fermes collectives. En affirmant que ce serait bon pour nous tous, qu’ils nous donneraient des tracteurs et que nous récolterions de quoi nourrir la révolution. Mais nous avons dit non, et un de leurs activistes s’est présenté ici il y a deux semaines – un de ces jeunes gens de la ville qui ne connaissent rien à notre vie, ni à la campagne. »

J’attendis la suite.

« Il était accompagné de deux soldats, et ils ont voulu réquisitionner nos terres et nos animaux. Nous les avons abattus.

– L’activiste et les soldats ?

– Non, fit Kostya en pouffant brièvement. Ça, c’est arrivé plus tard. Nous avons tué nos bêtes pour qu’ils ne puissent pas les emmener dans leur kolkhoze, et ils nous ont pris tous nos biens à la place, en brûlant ce qui ne les intéressait pas, puis ils ont commencé à venir chercher les hommes. Quelques-uns, dans le village, se sont mis à espionner les autres pour être vus comme de bons communistes, et il suffisait qu’ils montrent une porte du doigt pour que quelqu’un vienne y frapper en pleine nuit et que des gens disparaissent définitivement. Certains hommes, parmi ceux qui restaient, ont fini par protester.

– Protester comment ?

– En condamnant à mort le village, marmonna Youri.

– Ils ont attaqué la maison où l’activiste et les soldats s’étaient installés, dit Kostya, et ils l’ont brûlée de fond en comble. Mais la victoire a été de courte durée. Les communistes sont revenus en nombre la semaine dernière. Ils ont décroché la cloche de l’église et sont entrés à cheval dans la nef, et quand le prêtre a voulu les en empêcher, ils l’ont forcé à se déshabiller et à marcher tout nu dans la neige. Ils l’ont regardé faire jusqu’à ce qu’il se mette à pleurer. Un adulte, un prêtre, réduit aux larmes et aux supplications. Ils l’ont frappé dans le dos à coups de crosse, et ensuite ils l’ont laissé saigner sur place pendant qu’ils brûlaient les icônes et transformaient l’église en prison. »

Le ton détaché de Kostya me surprit – on aurait dit qu’il évoquait un incident survenu des années plus tôt, dans un autre lieu. Il n’y avait ni colère ni indignation ni sentiment d’injustice dans sa voix. Elle n’exprimait que de la résignation, comme s’il avait baissé les bras.

« Et ils ont commencé à liquider les koulaks, ajouta-t-il. Même si personne ne sait au juste ce qu’est un koulak.

– Tout le monde est un koulak, déclara Evgueni. Si tu possèdes un lopin de terre, tu es un koulak. Si tu élèves un animal, tu es un koulak. Si un jour tu en as élevé un, tu es un koulak. Et ils ont aussi peur des koulaks que des Juifs.

– Pourtant, aucun de vous trois n’a été déporté.

– On pourrait être des espions, c’est ce que tu veux dire ? fit Youri.

– Non, je…

– Bien sûr que c’est ce qu’il veut dire, lâcha Kostya, et comment lui en vouloir ? On se croirait revenus juste après la révolution. Personne ne peut plus faire confiance à personne. C’est ce qu’ils veulent.

– Et pourquoi est-ce qu’ils restent ici ?

– Ils ont fait de ce village leur quartier général. Ils partent d’ici pour localiser les autres hameaux de la région, ils forcent les gens à rejoindre le kolkhoze, ils prennent leurs biens et leurs provisions, et ils emmènent les koulaks. Bientôt, ils feront venir des ouvriers des villes pour travailler aux champs parce qu’il ne restera plus personne ici. Nous aurons tous été déportés ou tués. Soit par eux, soit par la faim. Ma femme, autrefois, était ronde. Ronde et belle, mais je vois maintenant ses os, et elle passe son temps dans la forêt à ramasser des champignons ou n’importe quoi d’autre. Nous mangerions les oiseaux du ciel s’il était possible de les attraper. »

Un silence accueillit ces paroles. Le bruit de nos souffles emplit de nouveau la pièce, et je sentis tout le désespoir, toute la résignation de mes compagnons de cellule.

« Nous commençons à être affamés, dit Evgueni. Nous tous. Si ça dure encore longtemps, personne n’en réchappera. Nous nous retrouverons dans la même situation qu’il y a dix ans, pendant la famine, quand les réfugiés de la Volga nous ont amené le choléra et le typhus.

– Il paraît que des gens sont allés jusqu’à manger leurs enfants, continua Youri. Toi aussi, Luka, tu as entendu des histoires de ce genre ? Tu as entendu parler de gens qui dévoraient leurs enfants ? »

Sa question me rappela les corps trouvés sur le traîneau quelques jours plus tôt.

« Pas les leurs, non.

– Mais des enfants ? »

Je m’abstins de répondre.

« En tant que soldat, tu as pourtant dû en voir de belles.

– Toi aussi.

– Ils vont nous laisser tous crever la gueule ouverte », grommela Evgueni.

Je portai les deux mains à mon visage et le frottai vigoureusement, en me demandant si un homme pouvait mourir de désespoir.

« Et vous autres ? Pourquoi avez-vous été arrêtés ? »

Kostya rit, mais c’était un rire sourd et triste, qui resta prisonnier de sa poitrine.

« Est-ce qu’ils ont besoin d’un motif ? »

Personne ne réagit.

« J’ai eu le malheur de faire une plaisanterie, dit Kostya. Une plaisanterie idiote sur notre guide suprême, comme quoi avec tout le pain que nous lui apportons il doit grossir aussi vite que nous maigrissons. Un soldat m’a entendu, et je suis devenu un agitateur. Un ennemi de l’État. Quant à Evgueni, son seul tort est d’être mon frère, et je m’en voudrai toujours d’être la cause de son arrestation. Puisque je suis un ennemi de l’État, lui aussi doit en être un.

– Ils m’ont frappé en m’accusant d’être un conspirateur ou quelque chose de ce genre, raconta Evgueni. Un contre-révolutionnaire. Ils m’ont frappé, puis ils m’ont mis dans le clocher pour me faire avouer. Et j’ai avoué.

– Dans le clocher ?

– Ils m’ont laissé là-haut. Tout nu, dans le froid, jusqu’à ce que je sente que mon cœur gelait dans ma poitrine. À ce moment-là, j’ai avoué tout ce qu’ils voulaient. »

Mes compagnons s’étaient épuisés à parler et gardèrent longtemps le silence, songeant sans doute à ce qui venait d’être dit. Ne resta plus dans la pièce que le son soporifique de nos souffles réguliers, parfois ponctué d’une toux.

Assis contre le mur, la tête en arrière, je souffrais cruellement de la dureté de la pierre partout où mes os étaient proches de ma peau. Je n’avais plus de manteau à utiliser comme oreiller ou comme matelas, et, dans le noir, il m’était impossible de savoir quelle heure il était ; je finis pourtant par m’endormir et ne me réveillai que lorsque la porte de l’église claqua. Un bruit de lourdes bottes s’approcha. J’entendis du bois racler la pierre, une voix parler avec autorité, par phrases sèches, puis les pas atteignirent la porte qui nous maintenait enfermés dans cette pièce exiguë. Ils cessèrent. Une clé tourna dans la serrure, métal contre métal.

La porte s’ouvrit en grand, laissant entrer une vague clarté orangée presque irréelle, mais qui, pour des gens sevrés de lumière comme nous, représentait un lien avec tout ce qui pouvait exister de l’autre côté de la porte.

Cette lueur fragile rampa sur le sol jusqu’à effleurer le visage de l’homme que je pensais être Kostya. Elle me permit de le voir pour la première fois, maigre, les traits tirés, et je m’aperçus que je ne lui avais pas demandé depuis combien de temps il était là. Une épaisse barbe en désordre s’accrochait à ses joues émaciées, avec des zones de gris et des touffes irrégulières, comme si les poils étaient tombés ou avaient été arrachés par endroits. Il me fit penser à un chien errant famélique avec son torse osseux et son ventre concave, son cuir chevelu marqué par la pelade. Des rides profondes fissuraient son front et le pourtour de ses yeux enfoncés. Il portait la tenue habituelle des fermiers, une chemise et un gilet, un pantalon sale et des bottes usées.

Kostya posa sur moi ses yeux aqueux mais se détourna dès que des mains me soulevèrent de terre.

On me traîna hors de la pièce avant que j’aie eu le temps de poser les pieds au sol, après quoi un soldat me mit debout de force pendant qu’un autre repoussait la porte d’un coup de pied et la verrouillait. Le claquement résonna contre les murs de l’église et s’engouffra dans mes tympans.

Il faisait plus froid ici, et j’en éprouvai une sensation d’arrachement, comme si je vivais une naissance traumatique. Dans la sacristie, malgré la désorientation due à l’obscurité et l’odeur de peur et d’urine qui imprégnait l’air, la température était presque douce, et je me retrouvai tout à coup dans le froid, pieds nus sur les dalles glacées. Dans la sacristie, notre situation était terrible – l’attente, l’ignorance –, mais moins dangereuse, je le savais, qu’à l’extérieur.