CHAPITRE XVIII
Zénith esquissa un geste en direction du lac.
— Va jusqu’au bord de l’eau et regarde, ordonna-t-elle.
Thorn obéit et s’avança sur la grève. Comme dans le chaudron de la vieille Moham, il vit une image se former à la surface de l’eau, se préciser lentement. C’était un paysage de montagnes, entre lesquelles s’ouvrait un étroit défilé.
— En ces lieux se trouve un être qui nous intéresse grandement, dit Aube.
— Il te suffira de traverser ces montagnes pour le rencontrer, ajouta Crépuscule.
— Mais d’abord tu rencontreras ceux-là, acheva Zénith.
L’image se brouilla. Des créatures difformes et laides, velues comme des ours, apparurent, qui agitaient leurs armes en direction d’un grand tumulus de pierre au sommet duquel était allongé un être d’apparence humaine.
— Nous voulons ce mortel, dit Aube. Oriane, la Reine de la Nuit, nous l’a volé.
Thorn s’était retourné vers les trois fées. Il avait pâli.
— Oriane ! s’exclama-t-il.
Les fées souriaient.
— Elle est injuste et cruelle, dit Zénith.
— Elle refuse de nous le rendre, renchérit Crépuscule. Délivre-le et ramène-le ici. Alors nous t’aiderons à retrouver ton amie.
Thorn reporta son attention sur le visage de l’homme allongé. Il le distinguait mal dans le brouillard qui s’étendait sur l’eau. Il semblait endormi.
— Qui est ce mortel ? Que lui voulez-vous ?
Zénith fit entendre un petit claquement de langue irrité.
— Qu’importe qui il est ! Quant à savoir ce que nous lui voulons…
— Ne sommes-nous pas jeunes et belles ? se moqua Aube.
— Ne méritons-nous pas les ardeurs de ce beau mortel ?
Thorn regarda les trois fées.
— Vous avez envie de cet homme, et vous exigez que je vous l’amène. Mais une fois vos appétits rassasiés, qu’adviendra-t-il de lui ?
Zénith haussa les épaules.
— Quelle importance ? Il ne t’est rien… Songe simplement que si nous devenons tes ennemies, tu n’auras plus aucune chance de retrouver ta belle…
— Outre que tu auras à lutter contre la Reine de la Nuit et ses créatures.
Thorn s’approcha vivement de Crépuscule.
— Comment savez-vous que j’aurai à lutter contre la Reine de la Nuit ? siffla-t-il.
— Nous savons, Fils de la Forêt, répondit gravement Zénith. Nous vivons en cette forêt depuis des temps immémoriaux. Rien de ce qui s’y est déroulé ne nous est inconnu.
— Mais nous n’avions jamais pensé revoir un jour l’enfant de la Princesse de la Forêt, murmura pensivement Aube.
— Et pour ma sœur Onik, que savez-vous ?
Zénith eut un petit rire.
— Nous savons, Fils de la Forêt. Crois-tu que l’aube, le zénith et le crépuscule puissent ignorer quoi que ce soit de ce qui s’écoule au long des jours ?
Thorn ne répliqua pas.
— De toute manière, ajouta sèchement Crépuscule, tu n’as pas le choix !
Thorn considéra les trois fées. Elles n’avaient plus l’air doux ni aimable, leurs yeux étaient durs. Il comprit qu’elles n’auraient aucun scrupule à s’opposer à lui. Dans ce cas, effectivement, il aurait du mal à parvenir à ses fins. Par contre, si elles l’aidaient, ce serait un atout de taille.
— C’est bon, je vous ramènerai ce mortel. Mais j’imagine que son sommeil est magique. Comment l’éveillerai-je ? Car je ne peux tout de même pas le porter sur mes épaules.
Les trois fées échangèrent un regard.
— Tu n’es pas sot, dit Zénith.
Elle marqua une infime hésitation et retira son diadème qu’elle lui tendit.
— Lui t’aidera.
Aube et Crépuscule lui remirent également leurs parures.
— Chaque pierre, séparée de ses sœurs, n’est pas assez puissante pour vaincre les enchantements de la Reine de la Nuit, expliqua Zénith. Mais, réunies, elles ont de grands pouvoirs.
Thorn saisit les bijoux, les examina attentivement. Sans aucun doute, ces pierres recelaient une grande puissance. S’il pouvait en disposer…
— Et maintenant, où suis-je censé diriger mes pas ?
— Suis-nous, Fils de la Forêt, répondit Zénith. Et ne t’étonne de rien…
Zénith avait beau dire, Thorn ne put réprimer un mouvement de surprise en voyant les trois sœurs plonger dans le lac et se mettre à nager en direction de la caverne. Il hésita un instant, passa son sabre en bandoulière, serra les diadèmes autour de son cou, et suivit ses guides.
Aube, Zénith et Crépuscule nageaient lentement, et il eut tôt fait de les rattraper. Il ne put s’empêcher de les admirer. L’eau claire formait comme un halo autour d’elles et leurs longs cheveux flottaient gracieusement, dévoilant leurs corps superbes et blancs. Il ressentit une émotion violente et le désir le mordit aux reins, comme un peu plus tôt, quand il avait regardé Laëlle se baigner. Les fées pouvaient être ses amies ou ses ennemies, elles n’en étaient pas moins attirantes. Il envia l’homme endormi qui serait leur amant…
A condition qu’il réussisse à le ramener !
Avec un petit rire, Aube le frôla.
— Tu n’as pas confiance en nous, Fils de la Forêt, dit-elle. Mais ta sève bout dans tes veines et monte dans ton corps !
— Ne sommes-nous pas plus belles que les plus belles mortelles ? ajouta Zénith. Toi aussi, tu es beau… et vigoureux !
— Et pourtant tu viens d’aimer ta rousse Laëlle ! se moqua Crépuscule. Quel gaillard tu fais ! Je suis sûre que tu saurais nous contenter toutes les trois, là, dans ce lac !
Thorn resta de marbre. D’instinct, il savait que s’il cédait à la tentation de posséder les trois fées, il deviendrait leur esclave. Il regarda la grotte qui s’ouvrait de l’autre côté de la fontaine.
— Ne passe pas trop près de cette source, recommanda Crépuscule. Le tourbillon t’entraînerait dans les entrailles de la Terre !
Thorn s’écarta prudemment et nagea jusqu’à la grotte. Le lac qui s’enfonçait profondément vers le cœur de la colline, lui parut soudain noir et sinistre.
Zénith montra une corniche.
— Là, dit-elle.
Thorn sortit de l’eau, suivi par les trois fées. Des vêtements attendaient, posés à même le roc. Des vêtements féminins, mais aussi masculins. Thorn ne s’en étonna pas.
— Habillons-nous, ordonna Aube en passant une robe aux reflets changeants.
Le regard admiratif que Thorn ne put s’empêcher de lui lancer la fit sourire.
— Ne suis-je pas l’aube ? Ma robe à la couleur des premières lueurs du jour, quand les nuées et la clarté se combattent avant que ne se lève le soleil.
— La mienne flamboie comme le jour, dit Zénith en faisant ressortir sa poitrine que couvrait un chatoyant voile d’or.
— Et moi, murmura Crépuscule, j’ai le pourpre et le rose du ciel à l’heure où scintillent les premières étoiles.
— Et moi, dit-il, que m’ont réservé les dieux ?
Il enfila de solides braies de cuir, une tunique en peau de loup, chaussa des bottes ornées d’éperons.
— On croirait un prince, sourit-il. Il ne me manque que des parures d’or !
Les trois fées éclatèrent de rire. Mais leur rire cessa quand Thorn assura son sabre derrière son dos et qu’il en caressa la poignée, par-dessus son épaule.
— Et maintenant ? demanda-t-il.
— Viens, répondit Zénith.
Elle marcha vers le fond de la caverne, saisit une torche qui brûlait, accrochée à la paroi. Aube et Crépuscule la suivirent. Thorn leur emboîta le pas.
Sans un mot, tous quatre cheminèrent dans le boyau. Le sol s’élevait régulièrement, devenant plus difficile.
Enfin, la fissure s’élargit, le terrain redevint horizontal et la lumière du jour apparut devant eux. Impatient, Thorn voulut presser l’allure. Mais Zénith le retint par le bras.
— Nous atteignons les frontières de notre domaine. Nous ne pouvons aller plus loin, du moins sous notre forme charnelle, celle que tu admires tant, beau héros ! Il te faut continuer seul. Mais n’aie aucune crainte. Tu ne risques pas de te tromper de chemin.
— Au-dehors, ajouta Aube, tu verras un cheval. Le plus beau qui soit. Il t’attend, mais tu devras le dompter ou bien mourir…
— Mourir ? s’exclama Thorn. Mais comment…
— Le cheval te tuera avec ses sabots. Mais si tu réussis à le monter, il t’emmènera là où tu dois aller.
Thorn hocha la tête. Une foule de questions dansait dans sa tête, cependant il n’en posa aucune. C’était à lui, à lui seul, d’y répondre.
— C’est bien, répliqua-t-il simplement.
Il regarda les trois fées. Un sentiment mitigé l’oppressait. La peur, la méfiance. Mais aussi un espoir nouveau.
— Je réussirai ! dit-il avec force. Je reviendrai !
Zénith inclina gracieusement la tête.
— Nous l’espérons de tout cœur, Thorn, Fils de la Forêt.
Il y eut un scintillement… et Thorn se retrouva seul. Les trois fées avaient disparu.
Il resta immobile un long moment. Machinalement, il effleurait du doigt son pendentif.
Enfin, d’un pas décidé, il marcha jusqu’à l’entrée de la caverne. Il déboucha au grand jour et poussa un cri d’étonnement, regardant sans pouvoir ébaucher un geste le paysage qui s’offrait à ses yeux.
Il se tenait au sommet d’un mont dominant une vallée au-delà de laquelle s’élevaient des pics escarpés coupés de failles et de défilés. Eboulis, séracs, moraines formaient un labyrinthe de géant.
— Par tous les dieux…, murmura-t-il.
Pensif, il hocha la tête, se demandant comment il parviendrait à s’orienter dans cette montagne frappée de folie. Il fallait impérativement qu’il trouve et dompte le cheval dont lui avait parlé Aube. Sinon, il errerait jusqu’à la fin des temps.
Assurant ses pas, Thorn entreprit de longer une corniche étroite qui semblait descendre vers la vallée.
*
* *
Lihane se détourna et l’eau de la vasque redevint limpide. Elwas secouait la tête. Ses sourcils étaient froncés et son joli visage d’enfant reflétait la perplexité.
— Viens, dit la Princesse.
La fillette la suivit hors de la salle, jusque dans une pièce beaucoup plus petite, avec, pour tout mobilier une couche basse jonchée de coussins et de fourrures. Lihane s’y laissa tomber avec lassitude.
— Peigne-moi, pria-t-elle.
Elwas tendit la main et, dans un éclat argenté, une brosse s’y matérialisa. La fillette éclata de rire, tandis qu’un sourire étirait les lèvres de Lihane.
— Je serai bientôt une fée ! s’écria l’enfant. N’est-ce pas, Princesse ?
— Mais oui… Tu t’épanouis chaque jour un peu plus.
— Grâces vous en soit rendue. Puissante-Mère…
Elwas lissa la longue et soyeuse chevelure de la Princesse de la Forêt qui, morose, pensait à Thorn, à la quête qu’il entreprenait en cet instant.
— Princesse, dit tout à coup Elwas, pourquoi avez-vous laissé votre fils se soumettre aux fées du lac ?
Lihane soupira.
— Tu sais bien qu’il m’était impossible d’agir autrement.
— Mais… ne pourriez-vous…
— Non !
Lihane avait presque crié. Apeurée, Elwas recula. Mais la Princesse avait déjà repris son calme. Elle fermait les yeux, le visage empreint de souffrance.
— Je le souhaiterais plus que tout en ce monde, murmura Lihane. Mais je ne le puis… Il doit réussir seul… ou mourir.
— Il réussira ! dit Elwas de sa petite voix haut perchée.