CHAPITRE VII

Arcande était un gros bourg entouré de murs de terre et de palissades, et s’étendait dans une courbe du fleuve, au milieu d’un vaste espace défriché. Sur une hauteur était bâtie la forteresse du Seigneur, celui-là même que Thorn avait vu poursuivant sa sœur. Une bouffée de colère gonfla le cœur du jeune homme, quand il regarda les tours et le donjon qui dominait toute la contrée.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Laëlle. Tu en fais, une tête !

— Je n’aime pas cette ville.

Il n’en dit pas plus. Moins il en révélerait et mieux ce serait pour tout le monde, y compris pour Laëlle.

La jeune fille montra les hommes d’armes qui montaient la garde à la porte de la ville.

— Tu ne peux pas entrer avec ton sabre. A-t-on jamais vu un paysan posséder une arme pareille ? Suis-moi, j’ai une idée !

Thorn suivit Laëlle jusque dans un bosquet où la jeune fille ramassa rapidement une brassée de branches mortes.

— Donne-moi ton sabre.

Thorn pinça les lèvres. Mais Laëlle avait raison.

— Soit, dit-il en défaisant la sangle de cuir.

Laëlle souriait, comme si elle venait de remporter une grande victoire. Elle cacha le sabre au milieu du fagot qu’elle lia à l’aide de sa ceinture. Elle chargea le tout sur ses épaules. Thorn la retint par la main au moment où elle allait se remettre en marche.

— Tu cours un gros risque pour moi.

— Si tu voulais que je t’accompagne jusqu’au bout, j’en courrais de bien plus grands avec bonheur.

Thorn ne répliqua pas. Les deux jeunes gens sortirent du bois et marchèrent jusqu’à la porte de la ville. Deux hommes d’armes croisèrent leur lance en travers de leur poitrine. Un officier s’approcha et demanda :

— Où allez-vous, vous deux ?

Avant que Thorn ait pu répondre, Laëlle déclara sur un ton humble qui ne lui était pas habituel :

— Notre seigneur, nous sommes des paysans libres et non des esclaves. Nous voyageons jusqu’à l’abbaye de Holm, où les mages nous uniront, mon fiancé et moi.

Thorn n’aurait jamais songé à une telle explication, lui qui ne s’était jamais soucié de la religion officielle des Seigneurs. Mais en voyant les sourires qui jouaient sur les visages des soldats, il comprit que les paroles de Laëlle avaient produit leur effet. Il était de notoriété publique que les pèlerins se rendant à l’abbaye de Holm étaient respectés par tout un chacun… Même par un brigand comme le sire d’Arcande !

L’officier éclata d’un gros rire vulgaire et dit, tapotant familièrement les fesses de Laëlle, pardessus sa robe :

— Passez, les amoureux ! Vous trouverez asile dans quelque taverne… Mais n’oubliez pas que la Nouvelle-Religion interdit de consommer le mariage avant la cérémonie !

Les soldats hurlèrent de rire. Thorn sourit, crispé, et, prenant sa compagne par l’épaule, franchit à grands pas la porte de la ville.

Ils tournèrent dans la première ruelle qui s’offrit à eux. Thorn soupira de soulagement.

— Tu as l’esprit vif, dit-il à Laëlle.

— Tu vois que je peux t’être utile. Tu me gardes avec toi ?

Il sourit. Elle ne lâchait pas facilement prise.

— Nous allons chercher une auberge.

 

En fait d’auberge, ils trouvèrent une grange qu’on avait aménagée en y dressant une série de claies en planches sur lesquelles étaient disposées de misérables paillasses et de mauvaises couvertures. Une vingtaine de voyageurs se reposaient là, séchant leurs vêtements humides et faisant cuire leur nourriture aux flammes d’un feu qui brûlait dans un immense foyer de pierre.

La patronne de ce taudis les guida jusqu’à leur châlit.

— On paye d’avance, dit-elle en tendant une main décharnée.

Thorn lui jeta une pièce tout en laissant errer son regard sur ceux qui allaient être leurs compagnons d’une nuit. Certains ressemblaient plus à des brigands qu’à d’honnêtes voyageurs.

— Rends-moi mon sabre, souffla-t-il à l’oreille de Laëlle.

— Devant ces gens ? Tu as envie qu’ils nous assaillent pour te le voler ? Attends la nuit, qu’ils dorment.

Une fois de plus, Thorn dut convenir que son amie avait raison. Mais il détestait se sentir séparé de son arme. De plus, bien que Laëlle ne lui ait posé aucune question la concernant, il se rendait bien compte que la jeune fille était dévorée de curiosité et qu’elle éprouvait un plaisir certain à la conserver par-devers elle.

— Il faut faire sécher nos vêtements, dit Laëlle.

Thorn accrocha une couverture au châlit qui surplombait le leur, tendant un rideau entre sa compagne et les autres voyageurs. Laëlle disparut derrière et il l’entendit qui se déshabillait. Il avala sa salive. Au village, il avait déjà vu Laëlle nue, quand tous les jeunes gens allaient se baigner dans l’étang. Il n’y avait guère prêté attention. La nudité était quelque chose de si naturel qu’il ne voyait guère la raison de la cacher. Mais cette fois, les choses étaient différentes. Il se sentit excité à la pensée que sa rousse compagne se dévêtait en secret à côté de lui.

Ecartant légèrement la couverture, Laëlle lui tendit sa robe et sa chemise. Il put entrevoir ses seins.

— Le sabre ? souffla-t-il.

— Caché sous la paillasse. N’aie pas peur.

Thorn se déshabilla à son tour, ne conservant que ses braies. Il s’approcha du feu, étendit ses habits et ceux de Laëlle sur une corde où pendaient déjà d’autres hardes.

— Tu viens de loin, l’ami ? demanda une voix derrière lui.

Thorn se retourna. Celui qui l’avait apostrophé était un grand gaillard assis, tout nu, sur un banc. Il se curait les dents avec un long poignard et offrait sa carcasse maigre aux flammes bienfaisantes.

— De loin, répondit simplement le jeune homme.

— Et où tu vas comme ça ? demanda un autre voyageur.

Thorn résolut de jouer les simplets.

— Je vais à l’abbaye de Holm avec ma promise, dit-il. On veut que les mages nous marient.

L’homme au couteau cracha un débris de nourriture dans les flammes.

— Tu es un adepte de la Nouvelle-Religion, dit-il avec mépris.

Thorn ne répliqua pas. Nouvelle-Religion, Ancienne-Religion, il savait maintenant que rien de tout ça n’était vrai. Mais il n’avait aucune envie d’en discuter avec des inconnus. Il se contenta de hausser les épaules.

Il attendit quelques instants, puis lança à la cantonade :

— Quelqu’un saurait-il où je pourrais trouver la vieille Moham ?

Les conversations, qui avaient repris, s’interrompirent. Tous les regards convergèrent vers le jeune homme.

Une femme, qui tenait un bébé, siffla entre ses dents :

— Tu veux voir la vieille Moham, toi qui vas à l’abbaye de Holm !

— Faudra que tu te purifies, dit un vieillard.

— Pourquoi ça ?

La femme ricana.

— C’est une sorcière, la vieille Moham. Elle te volera ton âme pour la donner aux forces de l’Autre-Monde.

Thorn ne put réprimer un tressaillement. L’Autre-Monde. Au-delà des brumes…

— Où est-ce que je peux la trouver ? répéta-t-il sèchement.