CHAPITRE XXIII

Thorn dégaina son sabre, le brandit vers le ciel. Ce simple geste parut impressionner les gnomes, car ils cessèrent d’avancer. Mais leurs grondements de colère, eux, ne cessèrent pas, non plus que leurs gestes menaçants.

— Je ne vous veux aucun mal ! clama Thorn avec force. Ne m’obligez pas à vous combattre ! Je ne suis pas votre ennemi. Voyez : je possède le sabre magique des dieux et l’amulette de ma mère, la Princesse de la Forêt !

Il se tut. Un grand silence s’était fait dans la foule des nains. Thorn avait de toute évidence produit en eux une forte impression. Mais ce n’était sans doute pas suffisant pour les retenir. Il se demanda comment faire pour se tirer de ce mauvais pas. Il en tuerait dix, cent… Il en resterait toujours assez pour le jeter à bas de sa monture et le réduire en bouillie.

Il y eut un remous dans la foule et l’un des gnomes s’avança. Il était encore plus laid, plus difforme et d’aspect plus féroce que ses compagnons. Il se campa à dix pas de Thorn et leva les poings, renversant sa tête en arrière pour regarder le jeune guerrier dans les yeux.

Il grinça, d’une désagréable voix de fausset :

— Tu es bien bon de ne pas vouloir nous combattre, étranger ! Mais si tu n’es pas notre ennemi, que viens-tu faire dans le royaume des Efghunds ?

De la pointe de son sabre, Thorn montra le sommet du tumulus.

— Je suis venu chercher celui que vous retenez prisonnier. Rendez-lui sa liberté et je m’en irai ! Sinon je vous combattrai et vous exterminerai !

Thorn ignorait quelle audace le poussait à parler ainsi ! Son esprit ne commandait pas à sa bouche. Quelque chose de nouveau aiguisait son entendement. Son esprit lisait dans les cerveaux frustes des Efghunds, puisqu’ils se nommaient ainsi. Thorn savait que seul le langage de la force pouvait effrayer les gnomes, que seule une attitude de défi pouvait les faire reculer.

— Que nous rendions sa liberté à notre prisonnier ! s’exclama l’Efghund. Tu as perdu l’esprit, voyageur ! Le libérer, alors que la Reine Oriane nous l’a confié pour l’éternité !

Il ricana, mais son ricanement sonnait faux. Le chef des Efghunds était bel et bien ébranlé. Sans doute se demandait-il quel redoutable pouvoir possédait cet inconnu qui osait le défier, seul, dans son royaume.

— Tu le libéreras, Efghund, parce que moi, Thorn, Fils de la Forêt, envoyé par la Princesse Lihane et possédant les diadèmes des fées du lac, j’ai pour mission de le ramener et que je ne te crains pas !

Un hurlement de rage répondit à ses paroles. Trek piaffa. Le jeune homme sentit sa colère qui grondait. L’étalon aussi était prêt à lutter. Il le maintint pourtant fermement.

— Je veux savoir si tu es bien celui que tu prétends être ! cria le chef des Efghunds.

— Vois simplement…

Thorn sauta à terre. Il marcha droit vers l’Efghund qui recula d’un pas.

Parvenu devant lui, Thorn enfonça brutalement la pointe de son sabre dans le sol. Il se débarrassa de sa tunique, apparut le torse nu.

— Reconnais-tu ce pendentif ? demanda-t-il.

L’Efghund ouvrit sa bouche édentée, mais ne dit rien. Thorn saisit les diadèmes des trois fées et les lui tendit.

— Et ces pierres, les reconnais-tu ?

Le gnome roulait des yeux apeurés.

— Oui… Ce sont bien les diadèmes des sœurs du lac. Comment les as-tu en ta possession ?

— Les sœurs du lac me les ont donnés elles-mêmes. Alors… Me forceras-tu à combattre et à te tuer ?

L’Efghund hésitait. Thorn sentait ses doutes et sa peur… Mais aussi sa haine…

Brusquement, Thorn saisit son sabre. L’Efghund eut un mouvement de recul. Sans se préoccuper de lui, le jeune homme marcha vers un rocher qui se dressait au milieu d’une plaque de mousse, plus haut qu’un homme.

Porté par le fantastique sentiment de puissance qui l’habitait, Thorn éleva son arme. Un instant, il se laissa pénétrer par la force de la lame magique, jusqu’à se sentir en complète communion avec le métal.

Il poussa un cri profond, sonore, venu du tréfonds de son être, et abaissa le sabre. Il y eut un éclair, un craquement sonore.

 

Thorn considéra longuement le roc coupé en deux et se retourna vers les Efghunds pétrifiés. Il se souvint d’un jeu auquel il avait joué, dans son enfance. Un jeu inoffensif, à l’époque. Un jeu qui devenait mortel.

— O roi du peuple Efghund, dit-il, pour te prouver que je ne te mens pas et que je suis bien investi de pouvoirs magiques, je t’invite à essayer de me tuer !

Le gnome fronça ses sourcils broussailleux.

— Te tuer ? Que veux-tu dire, étranger ?

— Désigne tes trois meilleurs archers et que chacun me décoche une flèche… Alors tu sauras que je ne crains pas ton peuple !

Les cris et les gesticulations des Efghunds reprirent instantanément. Une lueur passa dans les yeux du chef.

— Tu es fou ! s’écria-t-il. Ignores-tu que mes archers sont les plus habiles, les plus adroits de tous les guerriers de ce côté-ci des brumes ? Ils ne te rateraient pas, même si tu courais plus vite que le vent !

— Je ne courrai pas ! Je resterai immobile, mais leurs traits ne m’atteindront pas. Alors… Tu te décides ?

L’Eghund hésita un instant. Puis, se retournant, il lança :

— Groth, Uth, Livje !

Trois gnomes s’avancèrent, tenant des arcs que Thorn jugea redoutables. Ils mesuraient plus de cinq pieds de long, et leur double courbure trahissait leur puissance. Les flèches, empennées et barbelées, devaient infliger des blessures effroyables. Un instant, Thorn se demanda s’il n’était pas en train de commettre une folie. Il avait été de première force au jeu de l’arc et du bâton. Mais les arcs étaient alors des armes d’enfant et les flèches avaient leurs pointes revêtues de chiffons. Aujourd’hui…

Et pourtant Thorn avait la certitude d’agir exactement comme il le fallait.

— Que tes hommes se placent à cinquante pas, dit-il au chef des Efghunds. Ils décocheront leurs flèches l’un après l’autre, lorsque tu leur en donneras l’ordre.

Le gnome grommela des paroles indistinctes et fît signe à ses trois guerriers d’obéir. Ceux-ci reculèrent à la distance convenue.

— Groth ! ordonna le chef.

Le gnome encocha sa flèche, éleva lentement son arme, un mauvais sourire sur sa bouche difforme…

 

Thorn plia légèrement les genoux, tenant souplement son sabre dans ses deux mains, à hauteur de son nombril. Il regarda l’Efghund qui bandait son arc. La pointe de la flèche était dardée juste entre ses deux yeux.

— Va ! cria le roi.

Il y eut le claquement de la corde de l’arc qui se détendait. Il y eut le sifflement de la lame du sabre, que Thorn avait fait voler verticalement devant lui, de bas en haut, cinglant l’air.

Les Efghunds poussèrent le même cri de stupeur. Groth, lui, hurla de rage.

Thorn se baissa et ramassa la flèche brisée, la brandit. Il n’avait rien perdu de son adresse. Mieux :

Le sabre enchanté était infiniment plus facile à manier que les bâtons d’autrefois.

 

Thorn éclata de rire et jeta dédaigneusement les morceaux de la flèche.

— Au second de tes hommes, roi des Efghunds ! J’espère pour toi qu’il sera plus adroit !

— Uth ! rugit le chef.

Le deuxième gnome fit un pas. Sans attendre l’ordre de son roi, il banda vivement son arc et décocha sa flèche en criant de colère.

Mais aussi vif qu’il ait pu être, Thorn fut encore plus rapide, comme si une main invisible guidait la sienne. Il sabra à hauteur de son front, horizontalement. Et la seconde flèche fut brisée comme la première.

Thorn se tourna vers le chef, qui avait blêmi sous sa longue barbe.

— Il ne te reste plus qu’une flèche pour me vaincre. Si ton Efghund échoue, j’emmènerai ton prisonnier !

— Tu seras mort ! rugit le roi. Livje !

Le troisième gnome encocha sa flèche. Contrairement au second, il prit tout son temps, observant Thorn avec attention, se déplaçant de côté à petits pas. Thorn fronça les sourcils. Celui-là mijotait de toute évidence un coup à sa façon.

— Tue-le ! cria le chef.

Livje banda son arc… et rien ne se passa.

Il avait esquissé le geste de lâcher la corde. Mais il ne l’avait pas lâchée !

A cinquante pas de lui, Thorn n’avait pas esquissé un mouvement. Et son sabre était toujours dardé devant sa poitrine.

— Tu es un traître, Livje ! railla le jeune homme. Mais pensais-tu me tromper avec une ruse aussi grossière ?

L’Efghund tremblait. Rage, colère ? Thorn ne chercha même pas à le savoir. Il abaissa son sabre.

— Qu’attends-tu ? Tu veux que je t’apprenne à tirer à l’arc ?

Grondant, Livje décocha sa flèche.

Thorn ne bougea pas, ne leva pas son arme.

La flèche lui frôla le visage et alla se perdre derrière lui. Thorn avait su que le gnome le raterait avant même qu’il ne bande son arc !