CHAPITRE IV

Assis au bord de l’étang, au-delà des dernières huttes du village, Thorn regardait sans la voir la lune qui se reflétait dans l’eau. Par instants, une risée de vent venait troubler la surface lisse et l’astre éclatait en une multitude de parcelles d’argent qui ondulaient, se poursuivaient avant de se fondre en une lune nouvelle, frémissante pour quelques secondes avant de retrouver sa paix et sa plénitude.

Thorn songeait à tout ce que Brandle lui avait révélé. Ses paroles tournoyaient dans sa tête comme un essaim d’abeilles à l’entrée d’une ruche. Il voyait le corps gracieux d’Onik, lui apparaissant pendant un trop bref instant.

Pendant cet instant, il avait brûlé d’un amour étrange, qui n’était pas celui d’un frère pour sa sœur, ni celui d’un amant pour sa maîtresse. Un amour impossible. Onik était pétrie de la même argile que lui…

Le jeune homme entendit un craquement et se retourna, se demandant si ce n’était pas Oriane, la Reine de la Nuit, qui venait l’assaillir.

La lune éclaira la masse de cheveux roux, le visage fin, le teint laiteux de Laëlle. Le soulagement de Thorn fut si évident que la jeune fille éclata de rire.

— On dirait que je t’ai fait peur, Thorn ! se moqua-t-elle.

Thorn se sentit ridicule d’avoir laissé ainsi transparaître son trouble. Aussi ce fut d’une voix un peu abrupte qu’il gronda :

— Que fais-tu là ? Tu devrais dormir, à cette heure.

Laëlle se contenta de répondre :

— Est-ce que je peux m’asseoir à côté de toi ?

Il ne répondit pas, dérangé et fâché que Laëlle vienne s’immiscer dans ses songes. La jeune fille s’agenouilla dans l’herbe auprès de lui. Elle avait jeté une peau de mouton sur ses épaules.

Les deux jeunes gens restèrent un instant silencieux, à regarder la course de la lune dans le ciel.

— C’est bientôt la pleine lune, dit Laëlle en frissonnant. Je ne me hasarderai pas dehors à ce moment-là.

Il rit.

— Pourquoi ?

— Les mauvais esprits vont à la recherche des imprudents.

En d’autres temps, il se serait gentiment moqué d’elle. Mais il n’en fit rien. Les dieux, les esprits… Il était bien placé pour savoir qu’ils existaient pour de bon !

Le silence s’éternisait. Laëlle reprit, d’une voix un peu assourdie :

— Je ne suis plus une enfant, Thorn. J’ai seize ans passés. A mon âge, bien des filles sont mariées… Des filles moins jolies que moi.

Il la regarda, étonné par ses paroles.

— Pourquoi me dis-tu cela ?

Elle lui rendit son regard, les yeux dans les yeux.

— Je veux devenir ton épouse, Thorn. Ne l’as-tu jamais deviné ?

Cet aveu le frappa au cœur. Il le trouva mal venu. En cet instant où il hésitait à prendre la décision la plus grave de sa vie, que Laëlle veuille devenir son épouse le dérangeait profondément. Pourtant…

Il vit briller dans ses yeux verts d’infimes perles. Une grande douceur l’envahit. Presque contre sa volonté, il la saisit aux épaules, l’attira contre lui. Il la serra fort. Ils tombèrent enlacés dans l’herbe. Elle s’accrocha à lui et posa sa bouche sur la sienne.

Il se dégagea d’un coup, se redressa. Elle resta allongée près de lui.

— Qu’y a-t-il, Thorn ? demanda-t-elle d’une toute petite voix. Tu ne m’aimes pas ?

Il soupira. Pouvait-il lui révéler ce qui bouillonnait dans son esprit ?

— Ce n’est pas ça, répondit-il. Je… je t’aime, Laëlle, je le crois… J’aurais un grand bonheur à t’épouser. Mais…

— Tu en désires une autre ! C’est ça, hein ?

C’était un peu ça. Mais il ne pouvait le lui avouer.

— Non, Laëlle. Tu te trompes.

Elle se redressa.

— Alors… Qu’est-ce que c’est ?

Il saisit un caillou, le jeta dans l’étang, regarda les cercles concentriques qui s’élargissaient à la surface de l’eau.

— Je dois partir pour un pays si lointain que je ne sais pas si j’en reviendrai un jour.

Il avait parlé très bas. Laëlle posa sa main sur la sienne.

— Que dis-tu ? balbutia-t-elle.

— La vérité. Je vais devoir affronter des dangers tels que je mourrai sans doute.

— Thorn ! Je ne veux pas !

Laëlle se cramponna à lui. Il sentit sa force, sa chaleur, et en fut troublé. Il la désira violemment. Sa main se posa sur ses seins, il les sentit palpiter sous le rude tissu de la robe de paysanne.

— Je t’aime, roucoula la jeune fille en se laissant à nouveau aller sur l’herbe. Je veux être à toi. Prends-moi…

Thorn soupira et se releva. C’était à Onik qu’il appartenait. A nulle autre.

— Thorn…, murmura Laëlle d’une voix blanche.

Il haussa les épaules.

— Mon destin commande, Laëlle. Je dois lui obéir.

— Tu… tu vas partir ?

Il réfléchit. Une chouette passa au-dessus de l’autre rive de l’étang, silencieuse. Elle plongea brusquement et les deux jeunes gens entendirent le cri d’agonie du lapereau saisi par les serres du rapace. Thorn songea à Oriane, sa tante. L’observait-elle, en cet instant, depuis son royaume d’ombre ? Savait-elle déjà qu’ils allaient se mesurer l’un et l’autre ?

Qu’importait… La voie de Thorn était tracée.

— Oui, dit-il. Je vais partir.

La main de Laëlle se referma autour de son poignet.

— Emmène-moi ! souffla la jeune fille.

 

Thorn regardait son amie, incrédule. Laëlle s’était mise à genoux et ses yeux ne fuyaient pas les siens. Il comprit qu’il ne s’agissait pas d’une demande irréfléchie, d’un caprice qu’elle oublierait au bout de quelques instants. Laëlle voulait réellement l’accompagner.

Il en fut à la fois touché et courroucé. Touché par cette preuve d’amour et courroucé que Laëlle se mêle ainsi de sa vie.

— C’est impossible, répondit-il.

— Pourquoi ?

— C’est beaucoup trop dangereux. Je ne voudrais pas être cause de ta mort…

— Que m’importe la mort ! Je ne veux pas vivre sans toi !

— Laëlle, ne dis pas ça !

— Je serai tienne où je ne vivrai pas ! C’est ainsi !

Thorn ne dit rien. Il ne savait pas que Laëlle éprouvait pour lui une telle passion. Elle ne la lui avait jamais montrée. Mais cette passion le rendait heureux. En d’autres circonstances…

— Je te jure, Laëlle, dit-il gravement, que si j’étais… libre de ma vie, c’est toi que je prendrais pour épouse. Mais je ne peux pas.

— Par pitié, Thorn, emmène-moi ! Je suis forte ! Je sais me battre ! Je cuirai ta nourriture, repriserai tes vêtements…

Il sourit. Repriser des vêtements… Comme s’il devait se préoccuper, là où il allait, de l’état de ses vêtements !

— N’insiste pas, Laëlle, rétorqua-t-il plus sèchement. Je te dis que c’est impossible !

Laëlle resta quelques instants à contempler le jeune homme. Puis elle se leva et s’enfuit en sanglotant.

Thorn ne fit pas un geste pour la retenir.