CHAPITRE III

— C’est une longue et étrange histoire, commença Brandle. Si étrange qu’il me semble encore parfois, comme il t’a semblé à toi-même, que tout cela ne fut qu’un souffle de vent venu troubler mes sens…

Thorn ne dit rien, étonné par ce préambule. Il offrit ses mains à la chaleur du feu. Il devinait que la veillée serait longue, qu’il en apprendrait plus qu’il n’en avait jamais appris au cours de ses vingt années de vie. Et la voix de Brandle prenait à ses oreilles un ton nouveau.

— Je t’ai enseigné les chroniques, reprit le vieux. Tu sais ce qu’elles racontent.

— Ce sont de belles histoires, répliqua Thorn avec un haussement d’épaules. Elles ont bercé mon enfance.

— Ce ne sont pas des histoires, Thorn… Sans doute, avec le temps, les avons-nous enjolivées. Mais elles restent vraies.

Thorn dévisagea son maître avec incrédulité. Il avait passé l’âge de croire à ces merveilleuses légendes sur les origines des hommes. Il pensait même que Brandle n’y croyait pas non plus, qu’il les racontait seulement pour satisfaire son plaisir de conteur. Pourtant, en cet instant, le visage du vieil homme était grave.

— Comment peuvent-elles être vraies, l’aïeul ? Les hommes ne sont pas des dieux ! Ils ne l’ont jamais été !

— Ne m’interromps pas et écoute…

Thorn hocha la tête. Jamais encore Brandle ne lui avait parlé aussi autoritairement.

— Il faut que tu saches, enfant, que notre monde, celui des hommes et des Seigneurs, n’est pas le seul qui existe… Je sais… C’est bien difficile à comprendre. Il y a ce que tu touches, ce que tu vois… Ce que tu manges, ce que tu bois… Ça, c’est le monde que tu connais. Celui où tu as l’habitude de vivre. Le monde des humbles, comme nous, et des puissants, comme les Seigneurs. Mais il y a l’Autre-Monde, celui des humains-dieux…

— Les humains-dieux…

— Les descendants des anciens humains, ceux qui avaient eu la puissance et le savoir et qui avaient dominé l’univers. Ceux que les dieux ont châtiés en plongeant l’humanité dans l’obscurantisme.

Thorn resta muet. Brandle blasphémait ou bien il était devenu sénile !

Brandle dut deviner les pensées du jeune homme, car il eut un petit rire.

— Ne t’élève pas contre ce que je te dis, Thorn. Tout au long de ces années, je t’ai enseigné à voir plus loin que le bout de ton nez. Et n’as-tu pas eu la preuve, cet après-midi, que cet Autre-Monde existe bel et bien ?

— Mais…

— Cette biche… Appartenait-elle au monde que tu as l’habitude de connaître ?

Thorn se mordit les lèvres.

— C’était une fée, grommela-t-il.

— Précisément. Mais les fées ne sont que les femmes qui vivent dans l’Autre-Monde.

Thorn souffla entre ses dents. Brandle lui posa une main sur l’épaule.

— Ecoute-moi sans incrédulité, Thorn, reprit le vieil homme.

— Je… je t’écoute, l’aïeul.

Brandle parut réfléchir. Il serrait dans son poing le paquet renfermant l’étrange plaque métallique.

— Ne t’es-tu jamais étonné que ce soit un vieil homme qui t’ait élevé, Thorn, et non un père et une mère ?

Thorn haussa les épaules.

— Tu m’as dit que mes parents avaient été tués par des Seigneurs alors que j’étais tout petit.

— C’était un mensonge. Il fallait bien que je te donne des explications. Non… Tu n’as pas eu un père et une mère comme ceux des autres enfants.

Thorn se mordit les lèvres. Il sentit un feu puissant le porter. Il revit la femme-biche, ressentit ce qu’il avait ressenti en la serrant dans ses bras.

— Qui suis-je ? demanda-t-il.

Brandle laissa passer un long instant avant de répondre d’une voix altérée :

— Ton père était un Seigneur. Et ta mère se nomme Lihane. Mais certains la révèrent sous le nom de Princesse de la Forêt.

 

Thorn était muet. Il regardait les flammes sans les voir. Brandle continua, plus bas, la voix vibrante d’une émotion mal contenue :

— C’était il y a plus de vingt ans. Comme toi, j’étais le porcher du village et, comme toi, un jour, je gardais mes porcs dans la forêt d’Arcande. Il y eut un orage. Un orage plus violent que tous ceux que j’avais connus. Le vent soufflait si fort que les plus vieux chênes pliaient comme de simples arbrisseaux. On aurait cru que la fin du monde était arrivée. Moi, j’étais là, cloué au sol par une pluie qui me glaçait et je me disais qu’un éclair allait me foudroyer. Je priais… Alors…

Brandle s’interrompit, regarda Thorn. Le jeune homme distingua deux points brillants dans les yeux du vieillard. Il lui saisit les mains.

— Continue, l’aïeul…

— Alors il y eut un grand éclair blanc et je l’ai vue, à quelques pas de moi, qui me regardait en souriant. J’ai pensé que je rêvais… Comme tu l’as pensé toi-même tantôt. Elle était là.

— Mais… qui était là ?

— Ta mère, Thorn. Lihane, la Princesse de la Forêt.

Brandle se leva péniblement, alla puiser un peu d’eau dans la cruche de terre cuite, but à petits lapements sonores. Il jeta un coup d’œil à Thorn, par-dessus sa louche.

— Non, mon enfant, je ne suis pas fou. Je n’ai jamais oublié ce moment, car il fut le plus beau de ma vie.

Thorn secoua l’espèce d’engourdissement qui le gagnait.

— Et que fit… Lihane ? demanda-t-il.

— Elle s’approcha de moi et… par tous les génies, c’est à peine si j’ose y croire après tout ce temps… Elle posa ses mains sur moi et… et alors je ne fus plus dans la forêt d’Arcande, mais dans un palais… Un palais plus beau que le plus beau palais des Seigneurs. Ses murs étaient ornés de tores, de dessins étranges. Il y régnait une paix, un calme étrangers à notre monde. J’entendais de la musique… Je respirais des senteurs que nulle narine humaine n’avait respirées. Je voyais des paysages plus magnifiques que ceux de toute la Terre !

Fasciné, Thorn écoutait. Il ne lui venait plus à l’idée de mettre en doute les paroles de Brandle. Son incrédulité l’avait fui et un sentiment de merveilleux le réchauffait tout entier.

— J’étais avec Lihane, reprit le vieil homme. Elle me fit asseoir devant moi et me parla. Oui, elle me parla… A moi, Brandle le porcher.

Thorn serra encore plus fort les maigres poignets du vieillard.

— Elle me parla et me conta sa faute.

— Sa faute ?

Brandle essuya une larme furtive.

— D’après les chroniques, les hommes-dieux continuent à se faire la guerre, dans leur monde invisible. Ce n’est hélas que trop vrai. Ils se déchirent, s’aiment ou se haïssent. Ta présence, Thorn, est due à l’un de ces conflits.

— Je… je ne comprends pas.

— Lihane a une sœur nommée Oriane. Elle, son royaume, est celui de l’obscurité, du silence et du mystère. Son royaume est la Nuit. Oriane est la Reine de la Nuit. Car la nuit et la forêt se ressemblent et sont de la même essence. Comprends-tu cela, Thorn ?

Thorn acquiesça, complètement dépassé. Mais, dans un sens, Brandle avait raison. La nuit et la forêt ne pouvaient qu’être sœurs. C’était une évidence.

— Mais… la faute de ma mère ? demanda le jeune homme.

Brandle soupira.

— L’amour, Thorn… L’amour qui, comme la haine, l’envie ou la peur, domine les âmes dans le monde des dieux comme dans le nôtre.

— L’amour…

— Eh oui… Lihane m’expliqua que sa sœur Oriane s’était éprise d’un jeune Seigneur. Elle l’avait vu un jour, chevauchant dans son fief. Il était si beau qu’Oriane vint en notre monde et se posta sur son chemin, un soir, à l’heure où ses sortilèges sont les plus puissants. Oriane était belle comme le sont les nuits d’été, légères et pures, pleines de mystère et de folie. Le jeune Seigneur la vit et répondit à sa passion. Ils s’unirent jusqu’à l’aube. Oriane dut alors rejoindre son royaume, loin de celui des hommes. Mais elle revint la nuit suivante, et la nuit d’après, et toutes les nuits, pour se donner au Seigneur. Ils s’aimaient tant qu’Oriane, me raconta ta mère, décida de braver les lois divines et d’emmener son amant par-delà les brumes éternelles qui séparent les mondes des hommes et des dieux.

Brandle soupira.

— Mais nul ne peut braver les grandes lois de l’Univers. Oriane fut punie.

— Comment cela ?

— Par orgueil, elle convia sa sœur Lihane à venir rencontrer son amoureux. Quand le Seigneur vit ta mère, il en oublia sa première maîtresse…

Brandle marqua un temps. Thorn se mordillait les lèvres, tout à cette étrange histoire.

— Ta mère éprouva exactement le même sentiment, poursuivit le vieux. Elle revit le Seigneur en cachette d’Oriane et ils s’aimèrent. Ils s’aimèrent, s’aimèrent… Un jour, trop embrasés par leur passion, ils s’enfuirent au pays de Thuynn…

— Au pays de Thuynn ?

— C’était là que je me trouvais. Là que Lihane me contait son histoire.

— Mais… Oriane ne les retrouva pas ?

— Hélas… Elle n’eut aucun mal tant il est vrai que le royaume de la nuit est illimité, en ce monde comme dans l’autre. Elle entra dans la plus grande des colères. Elle ne pouvait faire périr sa sœur, car elle-même avait commis une faute grave en introduisant un mortel dans le pays au-delà des brumes. Mais elle imposa à l’amant infidèle une épreuve à laquelle il dut succomber, car nul ne le revit jamais. Quant à sa sœur, elle la força à ne plus jamais quitter le pays de Thuynn.

Thorn hocha la tête, muet.

— Mais l’histoire ne s’arrête pas là, reprit Brandle. Peu après, Lihane s’aperçut qu’elle était enceinte…

Thorn se redressa brusquement. Brandle eut un sourire plein de tristesse.

— Eh oui, dit-il. Tu as déjà compris.

— Je… je suis le fils… de…

— Oui… Mais attends la fin de mon histoire… Lihane eut peur pour l’enfant qui grandissait en son sein. Elle savait que si sa sœur ne pouvait la tuer, elle, déesse immortelle, elle se vengerait sur l’enfant aussi impitoyablement qu’elle l’avait fait sur le père.

Elle résolut donc de mettre le fruit de son amour à l’abri de la haine de sa sœur. Et lorsqu’il naquit…

Brandle s’interrompit, regarda fixement Thorn.

— Je devrais plutôt dire : lorsqu’ils naquirent…

— Ils ! J’eus donc un frère ?

— Non pas, Thorn… Pas un frère, mais une sœur jumelle. Et c’est ta sœur qui t’est apparue tantôt sous la forme de cette biche.

 

Thorn venait de recevoir le coup le plus violent qu’on lui eût jamais assené. Il regardait Brandle, les yeux emplis de larmes. Cette créature merveilleuse qu’il avait tenue dans ses bras… Sa sœur !

Brandle reprit, tremblant d’émotion :

— Lorsque les enfants naquirent, Lihane résolut de les mettre à l’abri en les envoyant dans le monde des humains, où ils vivraient comme les autres enfants. Elle chercha qui pourrait élever sa fille et son fils. J’ignore qui éleva ta sœur…

— Mais ce fut toi qui m’élevas.

— Oui.

— Pourquoi toi ?

— Sans doute parce que dans ce monde où les mortels, Seigneurs et autres, croient en de nouvelles religions, moi, Brandle le porcher, j’étais instruit des anciennes croyances. Lihane savait qu’elle pouvait compter sur moi. Télever donnait un sens à ma vie.

Thorn baissa la tête, submergé par la reconnaissance.

— Lihane me dit que tu ignorerais le secret de ta naissance et de celle de ta sœur jusqu’au jour où les circonstances décideraient du contraire. Elle me donna ce… ce bijou en m’interdisant, sous peine de mort, d’y toucher. Toi seul pourrais le saisir, à condition que tu le veuilles vraiment, de tout ton être. Puis elle posa à nouveau ses mains sur moi… et je me retrouvai dans la forêt d’Arcande, au milieu de mon troupeau de porcs. Il n’y avait jamais eu d’orage. Auprès de moi, un bébé criait… Le plus beau bébé qui fût…

Thorn avait du mal à retenir ses larmes. Il y eut un long silence. Les deux hommes contemplaient les flammes dansantes. Enfin, Thorn murmura :

— Mais… pourquoi ma sœur m’est-elle apparue ce jour ? Et pourquoi m’a-t-elle demandé son aide ? Et pourquoi était-elle une biche ?

Brandle haussa les épaules.

— Je ne peux rien t’affirmer avec certitude. Mais je vais te dire ce que je crois deviner… Au cours de ton enfance, j’ai pu me rendre compte, à certains détails de ton caractère, que tu conserves, profondément enfouie en toi, ton essence divine. Tu possèdes des dons qui dépassent l’entendement humain, même si tu n’en as pas conscience. Bien évidemment, ta sœur les possède aussi. Elle en a sans doute pris conscience, elle. Ce qui explique qu’elle te soit apparue biche et qu’elle se soit transformée en femme.

Thorn se leva, fit quelques pas. Il effleura de la main le mur de bois et de boue séchée. Il eut un sourire. Etait-ce là une demeure digne du fils d’un Seigneur et d’une humaine-déesse ? Il ricana. Que lui importaient un palais ou une hutte ? Il comprenait maintenant pourquoi il ne s’était jamais senti aussi bien qu’au cœur de la forêt. La forêt, c’était une partie de lui-même…

— Sais-tu comment se nomme ma sœur ? demanda-t-il.

— Oui… Elle se nomme Onik. Mais je n’en sais pas plus.

Thorn se tourna vers son père adoptif.

— Qu’est-ce que je dois faire, Brandle ? murmura-t-il.

Brandle éleva le paquet qu’il tenait toujours sur ses genoux.

— Prends ce bijou, dit-il, et cela signifiera que tu acceptes ta nature divine. Ou bien refuse-le et tu demeureras à jamais un simple mortel.

— Mais…

— Ne crois pas, si tu rejoins le monde au-delà des brumes, que ta vie sera heureuse. Tu seras en butte à la haine de ta tante Oriane. Tu ne connaîtras pas le bonheur qui est celui des hommes sur la Terre. Peut-être mourras-tu…

— Mourir ? Mais ne suis-je pas immortel, puisque d’essence divine ?

Brandle eut un petit rire.

— Jeune présomptueux ! Tu es à moitié d’essence divine ! Cela fait une grosse différence. Tu possèdes certains pouvoirs, mais tu n’es pas à l’abri de la mort et de la souffrance.

Troublé, Thorn s’accroupit devant le foyer.

— Oui, murmura-t-il. Je crois comprendre… Ne peux-tu m’en dire plus, Brandle ?

— Non, Thorn. Tu dois choisir seul quelle sera ta destinée.

— Mais qu’a voulu dire ma sœur ? Pourquoi m’appelait-elle à l’aide ?

— Ça, je pense que je le devine.

— Parle, je t’en prie !

— Si ta sœur erre sous l’apparence d’une biche, c’est sans doute qu’elle a tenté de rejoindre le monde au-delà des brumes, que sa tante l’a reconnue et qu’elle lui a jeté un sort… A moins qu’elle ne la traque et qu’Onik se soit réfugiée sous cette apparence pour lui échapper… Quoi qu’il en soit, elle est en danger. Elle est venue vers toi, car elle sait que tu es le seul à pouvoir l’aider.

Thorn hocha gravement la tête. Brandle s’approcha de lui.

— Les pouvoirs des humains-dieux sont grands, dit-il. Mais ils ne sont pas infinis. Onik est sans doute prisonnière de son apparence.

Thorn s’efforçait de réfléchir. Tout était confus dans son esprit.

— Thorn, reprit gravement Brandle, je pressens que des événements tragiques se préparent. Le monde au-delà des brumes a besoin de toi.

— Besoin de moi…

Thorn avait parlé d’une voix lointaine. Il contemplait les flammes, le sabot ébauché retourné sur le sol de terre battue, la gouge de Brandle.

— Il faut que je réfléchisse à tout ça, murmura-t-il. Seul…