CHAPITRE XV
Thorn avait renoncé à comprendre par quel sortilège l’esquif des dieux pouvait avancer tout seul. L’embarcation allait sur le flot comme si elle était dirigée par le meilleur batelier qui soit. Elle frôlait les rocs, évitait les remous et s’enfonçait de plus en plus profondément entre les parois vertigineuses qui surplombaient le torrent.
Nul ne parlait. Assis dans le fond de la barque, serrés l’un contre l’autre, Thorn et Laëlle contemplaient les falaises sombres et nues. L’eau glacée les éclaboussait, transperçant leurs hardes et les faisant frissonner. Mais ils n’avaient pas peur. Le sortilège qui les guidait les protégeait des traîtrises du courant. Ils ne risquaient rien. Il n’était que de regarder leur étrange guide pour s’en convaincre.
Le vieil homme se tenait debout à l’avant de l’embarcation, les bras croisés sur la poitrine, le regard fixe, les traits impassibles. Il n’avait répondu à aucune des questions que les jeunes gens, dans les premiers moments, lui avait posées. Il semblait tendu vers son unique but. Thorn devinait que c’était son pouvoir magique qui rendait possible ce voyage vers l’inconnu. Il avait été vraiment présomptueux de lui imposer sa volonté !
Laëlle se mit à claquer des dents. Il la serra plus fort, essayant de la protéger de l’eau qui ruisselait sur eux.
— Courage, murmura-t-il. Ça ne durera pas toujours. Nous arriverons bientôt, j’en suis sûr.
En fait, il n’en savait rien. Le pays au-delà des brumes était un mythe qui devenait réalité. Peut-être se trouvait-il tout près. Peut-être était-il encore éloigné… Thorn entendait encore les paroles de leur guide. Le temps n’était qu’une illusion. Peut-être ne coulait-il pas, là où ils allaient, comme il coulait là d’où ils venaient.
Thorn ne savait qu’une chose : ce pays, il l’atteindrait. Il se préparait pour ce moment tant redouté et tant attendu.
Thorn et Laëlle s’endormirent, se réveillèrent, se rendormirent à nouveau, affamés et transis… Les heures coulaient, indéfinissables. Et puis, après un nouveau réveil, le jeune homme sentit en lui une émotion prémonitoire.
Ils n’étaient plus sur la rivière. Les vagues grises étaient celles de l’océan, et le vent les soulevait en gerbes d’embruns qui venaient leur fouetter le visage. L’eau, sur leurs lèvres, était salée.
La brume s’était encore épaissie, au point que Thorn distinguait à peine la silhouette de leur guide, toujours à la même place, les bras toujours croisés, le regard fixé sur les nuées.
— Je suis épuisée, murmura Laëlle. J’ai soif !
Elle rit douloureusement.
— Si ce voyage continue, je vais boire toute la mer !
Il l’admira de pouvoir plaisanter. Il caressa ses cheveux emmêlés.
— Nous arrivons, dit-il. Je le sens.
— Moi je ne sens rien, et…
Laëlle s’interrompit, poussa un petit cri. Elle tendit le bras.
— Regarde ! s’exclama-t-elle.
Mais Thorn avait déjà vu. Il se leva, contemplant le rayon de soleil qui perçait l’uniformité de la brume. Un rayon de soleil vers lequel la barque se dirigeait tout droit.
— Enfin, murmura Thorn. La brume se dissipe !
Il ne se trompait pas. D’autres rayons de soleil s’ajoutaient au premier, le brouillard se faisait moins dense. En même temps, la température de l’air s’adoucissait. Un souffle tiède vint caresser les deux jeunes gens.
D’un coup, l’embarcation jaillit en pleine lumière. Thorn et Laëlle poussèrent le même cri d’étonnement et d’admiration.
A l’horizon s’étendait une côte dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. Des montagnes allaient se perdre dans un ciel bleu et limpide. Une épaisse forêt noyait les pieds de ces monts et semblait s’étendre à perte de vue jusqu’à disparaître dans l’océan.
— Que c’est beau ! s’écria Laëlle en joignant les mains. C’est bien le pays des dieux !
Thorn n’en doutait pas. Ce monde était trop différent de ce qu’il connaissait ou de ce que décrivaient les voyageurs passant d’aventure au village. Une telle contrée ne pouvait être celle de mortels. Ils étaient au-delà des brumes. Ce qu’ils contemplaient, incrédules et émerveillés, c’était l’Autre-Monde !
Thorn se tourna vers leur guide. Le vieillard avait toujours la même allure, la même impassibilité.
— Sommes-nous arrivés ? demanda Thorn.
A sa grande surprise, cette fois le vieillard répondit :
— Tu es là où on t’attend, jeune guerrier.
— Qui m’attend ? Ma mère, la Princesse de la Forêt ?
Le vieux ne dit rien. Des dizaines de questions se pressaient sur les lèvres de Thorn, mais il n’en posa aucune. Il se contenta de regarder cette terre inconnue qui se rapprochait rapidement.
Le paysage se précisa. La barque se dirigeait vers une plage de sable doré s’ouvrant au flanc de la forêt. Il n’y avait pas d’énormes blocs de rochers déchiquetés battus par le flot. Le sable n’était pas gris et grumeleux, parsemé de varech, et de galets. Tout ici était douceur et beauté, et la plage invitait à s’étendre, à dormir, à s’offrir au soleil.
Et pourtant, cette douceur même fit naître dans le cœur de Thorn une sourde crainte. Il effleura la poignée de son sabre, dans son dos. Laëlle, les yeux écarquillés, humait les parfums portés par la brise. Elle semblait sous le charme de cette plage, de ce soleil, de ce paysage si différent de leur rude contrée natale. Il lui posa la main sur l’épaule.
— Ne te laisse pas abuser. Cette beauté peut être traîtresse. Une fois que nous aurons débarqué, nous ne devrons pas nous départir de notre méfiance.
Laëlle acquiesça.
— Je sais… Mais je ne pouvais imaginer qu’il existe un aussi beau pays !
La barque toucha le sable et s’échoua. Thorn se retourna vers leur guide. Il ne put réprimer un sursaut.
Le vieillard avait disparu. Ils étaient seuls…