CHAPITRE PREMIER
Onik entendait derrière elle les aboiements de la meute. Elle courait de toute sa vitesse, coupant sa ruée de bonds qui l’amenaient par-dessus les souches, les taillis et les rocs. Elle crochetait à droite, à gauche, dans un effort désespéré pour brouiller sa piste, pour échapper aux chiens et aux chasseurs qui la talonnaient.
Elle jetait ses ultimes forces dans cette course éperdue. Elle risquait plus que sa vie, en cette froide matinée d’automne, dans ces campagnes qu’ombraient les derniers lambeaux de brume, sous la froide lueur du soleil qui se levait à l’horizon glacé.
La mort était au bout de la course, et Onik songeait que la vie était belle et bonne, et trop courte, et qu’un sort funeste l’avait désignée à la haine des Seigneurs et à la férocité des chiens-esclaves.
Elle avait humé de loin l’odeur de la meute et elle avait su, obscurément, dans son entendement de femme-biche, que les Seigneurs allaient la traquer jusqu’à ce qu’épuisée, elle renonce et se laisse cerner par les chiens, attendant le coup d’épieu qui la renverrait au néant… En ce jour où s’achevait sa quête. Dérision !
Elle était perdue. L’épuisement perçait ses flancs et un fer plus acéré qu’une dague lui déchirait les poumons. Sa robe roussâtre était noire de sueur. Elle tentait en vain d’aspirer l’air qui lui manquait.
Pourquoi s’était-elle fait surprendre ? Pourquoi s’était-elle couchée dans ce hallier là où un paysan, passant et observant le sol meuble, avait posé ses brisées ?
Biche…
Elle l’était. Elle ressemblait aux autres biches, paissait l’herbe humide des prairies, s’abreuvait aux mares et aux ruisseaux comme les autres biches. Et pourtant… Les autres, les vraies biches étaient libres. Elle n’était que prisonnière.
Aux abois. Morte dans quelques instants. Elle était victime de son corps animal, de ses longues pattes nerveuses, de sa fourrure rase et trempée de fatigue, de ses sabots volant par-dessus les cailloux.
« Je ne veux pas ! » songea-t-elle.
Elle arrivait au bas d’une sente. Les aboiements s’étaient rapprochés. Onik courait moins vite. La meute gagnait sur elle. Elle tourna la tête, dressa ses longues et sensibles oreilles. Elle entendit les hurlements des chiens, devina leur soif de sang. Elle entendit aussi, plus lointains, le galop des chevaux, les encouragements de leurs cavaliers, leurs appels à la curée.
« Maudits ! »
Dans son esprit de femme-biche, elle lança cette vaine malédiction. D’un bond, elle dévala un éboulis, s’engouffra dans la futaie, juste au moment où les premiers chiens apparaissaient en haut de la sente.
Onik tenait là sa seule chance. Les cavaliers devraient ralentir dans ce terrain difficile. Il fallait qu’elle surmonte son épuisement et sa souffrance, qu’elle jette ses dernières forces dans la bataille.
Sa vie… Ses vies…
Onik s’immobilisa dans un nuage de petits cailloux soulevés par ses sabots. Frémissante, elle huma le vent soufflant de l’océan proche.
Cette odeur… Elle était imprimée dans sa mémoire d’avant. C’était pour elle qu’elle était venue jusque-là. C’était l’odeur d’un homme. Un humain comme elle. Pas un Seigneur. L’homme qu’elle reconnaissait. Celui qu’elle recherchait et qui la sauverait. La seconde partie de son être.
Onik sut tout cela, dans son esprit de biche embrumé par la peur. Elle ne chercha pas à raisonner, à se dire qu’elle se trompait peut-être. Les effluves des hommes et des Seigneurs étaient les mêmes ! Et les hommes tuaient aussi, parfois, des biches, pour se nourrir.
Onik poussa un long gémissement qui n’avait rien d’animal. D’un élan, elle se rua à travers le taillis. Derrière elle, un concert d’aboiements retentit, et elle comprit que les chiens venaient de l’apercevoir.
« Puissante-Mère, pria-t-elle, faites que ce soit bien lui ! »
Onik déboucha du couvert en haut d’un talus qui dominait une prairie. Un porcher était assis là, sur une pierre, ses cochons fouissant le sol meuble sous les arbres, à la recherche de leur nourriture.
Onik reconnut le garçon, qu’elle n’avait pourtant jamais vu. Elle vit qu’il était jeune et beau. Il avait les cheveux longs, retenus par un bandeau de tissu noué autour du front. Il portait des vêtements grossiers et tenait un solide gourdin à la main.
La femme-biche et l’homme se regardèrent. Le garçon se leva, le visage figé par l’étonnement…
Alors la biche bondit vers lui, du haut du talus. Et, pendant les quelques fractions de seconde où elle traversa l’air, son corps animal se transforma. Dans un scintillement pareil au remous de l’eau d’un torrent, sa fourrure se changea en une masse de cheveux blonds emmêlés. Ses pattes nerveuses devinrent des bras et des jambes, ses sabots des mains et des pieds. Elle fut une jeune fille nue, mince, la peau luisante de sueur.
Onik vit les yeux du garçon s’écarquiller de surprise et de frayeur. Elle vit son mouvement de recul et devina son cri…
Du fond de sa gorge jaillirent alors des mots qui n’étaient pas les siens et que seule la peur de la mort faisaient resurgir des limbes de sa mémoire :
— Par pitié, frère… Protège-moi !
Elle tomba aux pieds du garçon. Tout s’obscurcit. Elle perdit connaissance. Emoi, terreur… Cruelle griffure du passé qui avait enfin rejoint le présent.
Le premier sentiment de Thorn avait été la stupeur. Le second une peur superstitieuse qui lui avait amené aux lèvres les incantations propres à faire fuir cette impossible apparition.
Mais la femme, à ses pieds, était belle. Pantelante et fragile.
Thorn entendit les aboiements des chiens. Sans réfléchir, il arracha son manteau et le jeta sur l’inconnue, la recouvrant tout entière. Puis il fit face, solidement campé sur ses jambes, serrant son gourdin entre ses mains calleuses.
Les chiens apparurent en haut du talus, bondirent en hurlant.
— Arrière ! cria le garçon en faisant de grands moulinets avec son gourdin. Arrière !
Le bâton heurta le premier chien au museau, l’envoya bouler quelques mètres plus loin. L’animal se releva, ses instincts meurtriers douchés. Il se mit à aboyer furieusement, tandis que le reste de la meute refluait, peu désireux de se mesurer avec cet ennemi imprévu.
Et puis il y avait plus intéressant que l’homme ! La meute se débanda, les chiens se ruant sur les porcs, essayant de les terrasser, sourds aux cris de rage du berger.
Le garçon hésita à courir sus aux chiens. Il n’avait pas le droit de frapper ces précieux animaux qui devaient à coup sûr appartenir à un Seigneur. Il détourna le regard, la rage au cœur. Après tout, ses cochons avaient l’habitude des molosses. Ils sauraient se défendre…
En haut du talus, un cavalier apparut, retenant son cheval. Le garçon frémit, le reconnaissant à sa riche vêture, à ses armes, à ses bottes ornées d’éperons de fer. Le plus grand des Seigneurs ! Le sire d’Arcande lui-même ! Le maître de tout le pays, dont chacun ne prononçait le nom qu’en tremblant…
La gorge nouée, le garçon s’agenouilla et, ce faisant, en profita pour dissimuler au mieux la créature qui se pelotonnait sous son manteau. Il baissa la tête et attendit.
— Toi, le porcher, gronda le sire d’Arcande. Regarde-moi !
Thorn obéit, réprimant un tremblement.
— As-tu vu passer une biche ? demanda brutalement le Seigneur.
Thorn ne parvenait pas à articuler un mot. Le sire d’Arcande tenait un épieu dans sa main droite. Son cheval était magnifique. C’était le plus beau que Thorn eût jamais vu.
— Je t’ai posé une question ! tonna le Seigneur. Réponds ou je te fais bastonner par mes gens !
Thorn tendit le doigt vers l’océan, au-delà du bois.
— Elle est allée par là, Seigneur, bredouilla-t-il. Par pitié, rappelez vos limiers ! Ils s’en prennent à mes cochons…
Mais déjà le Seigneur avait fait volter sa monture et, lui enfonçant ses éperons dans les flancs, l’avait poussée vers la forêt où retentissaient des aboiements, des grognements, des cris de gorets égorgés.
D’autres chasseurs apparurent, qui ne prêtèrent aucune attention au jeune homme et traversèrent la clairière sur les traces de leur maître. Et puis ce fut le tour des gens de pied. Un appel de cor retentit.
Thorn leva le poing, le majeur tendu.
— Les démons te bouffent les tripes ! gronda-t-il.
Le manteau bougea. Une main apparut.
— Attendez encore, dit le garçon. Ils peuvent revenir.
La créature s’immobilisa. Le jeune homme n’osait faire un geste, comme s’il craignait qu’elle ne s’évanouisse…
Enfin, Thorn s’agenouilla. Il retira le manteau d’une main tremblante. La jeune femme se dressa et il sembla tout à coup que la forêt n’existait plus, que le vent chantait une mélodie venue d’un autre monde.
— Etes-vous une fée ? demanda Thorn.
La femme ne répondit pas. Timidement, le garçon tendit ses mains vers elle.
Leurs regards étaient aussi intenses l’un que l’autre. Le garçon lut dans les yeux de la créature de la reconnaissance, mais aussi une telle tristesse, un tel désespoir que sa poitrine lui parut trop étroite pour le sentiment qui l’habita soudain.
— Que vous êtes belle…
L’ombre d’un sourire erra sur les lèvres de la jeune femme.
— Aide-nous, frère…
Thorn avait-il entendu ces mots ? Les avait-il lus sur la bouche frémissante ? Il devina que la femme allait s’évanouir, que sa forme humaine allait s’effacer. D’un élan, il lui saisit les épaules, baisa ses cheveux. Ils lui semblèrent irréels à force de douceur.
— Je vous aiderai ! balbutia-t-il sans comprendre. Je vous aiderai…
La jeune femme recula. Deux larmes coulèrent sur ses joues.
Il y eut le même éblouissement que lorsque la biche avait bondi du talus dans la prairie. Le garçon poussa un cri en voyant le corps de femme devenir flou.
Ce fut infiniment bref. Thorn recula devant l’étoile blanche qui flamboyait devant lui…
La biche, immobile, le regardait de ses yeux sombres et peureux.
Thorn tendit à nouveau la main, poussé par l’irrépressible envie de caresser la fourrure rousse de l’animal. La biche s’approcha. Son mufle sombre effleura ses doigts. Pendant une fraction de seconde, le garçon sut que c’était là un baiser. Tout son être brûla d’un sentiment qu’il n’avait encore jamais ressenti.
La biche fit volte-face, dressant ses oreilles, écoutant les aboiements lointains. Elle frémit et, en deux bonds prodigieux, gagna l’orée de la forêt. Elle s’y figea un instant, regarda derrière elle et disparut.
Thorn tomba dans l’herbe, tremblant. Jamais encore il ne s’était senti aussi seul !