CHAPITRE II

Thorn gardait les porcs dans la forêt et chacun, au village, connaissait l’importance de son travail. Il les gardait depuis son enfance. Cette vie était la sienne et il n’en connaissait pas d’autre. En eût-il connu une autre qu’il n’aurait pas voulu en changer. Il aimait garder les cochons. Il aimait la bière et les plaisanteries. Il aimait les fêtes du solstice, car il trouvait toujours une cavalière pour danser avec lui au son des fifres et des tambourins.

Thorn était un homme simple…

Il était de taille élevée, et sa force était grande, mais il n’en abusait pas. Aux luttes contre les champions des autres villages, il préférait la solitude. Il savourait le parfum des fleurs au printemps, goûtait la saveur des baies et sentait sur ses joues la chaleur de l’été, offrait son visage aux pluies froides de l’automne. Et quand l’hiver pesait de tout son poids sur les huttes engourdies, il serrait des lanières de cuir autour de ses jambières, enfouissait ses pieds dans la paille de ses sabots et partait seul dans la campagne pour lire dans la neige les drames de la nuit.

Thorn vivait avec le vent et les saisons plus qu’avec aucun autre habitant du village et il était heureux.

Ce bonheur, il le devait à Brandle. Un jour lointain, l’aïeul lui avait dit :

« — Viens avec moi connaître celle qui t’a engendré. »

Thorn n’avait pas compris et, parvenu à l’âge adulte, il ne s’expliquait toujours pas ces mystérieuses paroles. Mais il avait suivi le vieux Brandle et il avait connu la forêt, les landes et les tourbières.

Brandle lui avait enseigné son métier de berger. Mais il lui avait surtout enseigné ce que ne savaient pas les autres villageois. Thorn avait appris que le monde fourmillait de présences invisibles que l’homme ne pouvait apprivoiser. Il avait appris que les bois profonds vivaient d’une vie réelle. Ils vivaient par les cercles de sorcière des champignons poussant en rond au pied des vieux arbres, par les étangs sombres perdus loin des sentiers, par les gémissements des troncs secoués par la tempête.

« — La forêt est ta mère, disait Brandle. Apprends à voir plus loin que tes yeux et tes oreilles. Apprends à voir l’invisible. »

Thorn ne comprenait pas ces paroles obscures. Mais il ouvrait grands ses yeux, ses oreilles, et un grand bonheur envahissait son âme

L’enfant était devenu un homme et Brandle un vieillard qui restait calfeutré dans sa hutte, sculptant des sabots, des écuelles, les recouvrant de dessins étranges que Thorn observait, un peu mal à l’aise, quand il rentrait de son travail. Alors les questions se pressaient sur les lèvres du jeune homme. Mais Thorn les retenait. Brandle ne parlait que lorsqu’il le voulait bien.

Pourtant, en ces derniers instants du jour, alors qu’il poussait devant lui son troupeau rassemblé à grand-peine, c’était d’autres questions que Thorn se posait.

Il se demandait s’il n’avait pas rêvé. Il avait dû s’endormir et les songes avaient hanté son esprit. Songe, cette biche bondissant vers lui et se transformant en femme… Songes, la meute qu’il avait défiée, le sire d’Arcande l’apostrophant, la femme redevenant biche…

Songes ? Allons donc… Thorn avait passé toute cette journée à battre taillis et fourrés pour retrouver ses porcs dispersés, sa peau était zébrée des griffures des ronces et ses jambières crépies de boue. Et il avait perdu cinq bêtes, tuées par les chiens de chasse ! Non… Thorn n’avait pas rêvé.

Le village s’étendait en bordure de la forêt, entouré par les champs que cultivaient les paysans. Il se composait d’une vingtaine de huttes regroupées autour d’une place centrale que la pluie avait transformée en bourbier, pour la joie des enfants. La plus grande des huttes celle de Verig, le forgeron et chef de la petite communauté.

Thorn pensait parfois qu’à vingt ans il avait maintenant l’âge de vivre dans sa propre hutte, de prendre femme et d’avoir des enfants. Il y pensait surtout quand il voyait Laëlle, la fille de Verig, sourire sur son passage et ramener ses cheveux roux devant sa poitrine. Laëlle avait la taille cambrée, le pied nerveux, la beauté et la prestance de ses seize ans. Cette beauté, cette prestance, Thorn devinait confusément qu’elle les lui offrait. Sans doute n’aurait-il qu’à répondre pour que Laëlle devienne sienne. Mais il ne répondait pas. Son amour pour la forêt était trop fort.

Thorn poussa la porte de la hutte de Brandle et entra.

— C’est toi ? demanda le vieux de sa voix grave.

Les années avaient presque entièrement emporté la vue de Brandle. Thorn répondit :

— C’est moi, l’aïeul.

Le jeune homme s’assit sur un tabouret, devant le foyer central où brûlait un fagot. Il regarda Brandle. Le vieux sculptait un sabot. Il travaillait presque sans voir, ses mouvements guidés par l’habitude, ses mains noueuses et déformées maniant la gouge, sa bouche psalmodiant des sortes de prières aux dieux enfuis.

Thorn resta un instant à se réchauffer devant le feu. Il se demandait comment il allait pouvoir parler à Brandle de son incroyable aventure. Brandle savait tant de choses… Le croirait-il ?

— Je te sens troublé, Thorn, dit tout à coup Brandle.

Un rien suffisait au vieil homme pour qu’il devine l’émotion, la gêne de ceux qui se trouvaient auprès de lui. Thorn ne s’étonna pas de ses paroles.

— L’aïeul, des chiens m’ont pris cinq cochons !

Brandle grattait le bois sec, d’un geste régulier qui emplissait la hutte d’un crissement ténu, contrepoint aux crépitements du fagot. Il ne leva pas la tête.

— Des chiens sauvages ?

— Non… C’était la meute du sire d’Arcande.

— Alors tu as eu de la chance de pouvoir revenir me le raconter.

Thorn serra les poings.

— Je le hais, lui et tous les Seigneurs ! gronda-t-il. Qu’ils crèvent !

Brandle eut une ombre de sourire. Au bout d’un moment, il montra la marmite que léchaient les flammes.

— J’ai soupé, dit-il. Mange.

Thorn alla chercher son écuelle de bois et sa cuiller dans le coffre qui constituait, avec les bancs de bois grossier, les billots et les paillasses recouvertes de fourrures mitées le seul mobilier de la hutte. Il se servit une large portion de l’épaisse soupe dans laquelle nageait un morceau de lard.

Brandle attendit que Thorn ait fini de souper et torché son écuelle avec un croûton rassis pour dire :

— Qu’est-ce qu’il s’est passé d’autre ?

Thorn sentit les battements de son cœur s’accélérer. Il posa sa main sur le bras décharné du vieux, inspira et dit tout bas :

— L’aïeul, il m’est arrivé une aventure incroyable !

Brandle ne tressaillit même pas. Il se pencha sur sa pièce de bois. Thorn vit qu’il esquissait le dessin d’un tore, d’un anneau se repliant sur lui-même et donnant l’impression de s’enfoncer au cœur des choses. Un des dessins favoris de Brandle…

— J’avais mené mon troupeau au cœur de la forêt d’Arcande. Une chasse est arrivée. Elle poussait une biche…

Brandle tourna la tête vers le jeune homme.

— Une biche ? Tu dis… une biche ?

— Oui…

Brandle médita un instant, ses yeux délavés fixant le vide.

— Et que s’est-il passé ?

La gorge serrée, Thorn raconta son aventure dans la clairière. Brandle lâcha sa gouge et sa galoche et joignit ses mains devant ses lèvres. Thorn vit que ses traits s’étaient altérés, que sa peau brunie et tavelée par lâge était devenue mortellement pâle. Lorsqu’il eut fini de parler, il ajouta, presque timidement :

— Tu te sens bien, l’aïeul ?

Brandle ne bougeait pas. Thorn reprit :

— Je t’assure que je ne t’ai pas menti. A moins que tout ça n’ait été qu’un songe…

Brandle secoua la tête. Il se tourna vers le foyer, s’abîma dans la contemplation des flammes. Il resta immobile, semblable aux effigies grimaçantes que l’on pouvait voir aux murs des antiques chapelles, loin dans le sud du pays. Il resta si longtemps muet que Thorn jugea qu’il ne voulait pas lui répondre. Enfin, la voix du vieux se fit entendre, plus sourde que jamais :

— Non, tu ne rêvais pas.

— Mais alors… Les fées voulaient-elles me parler ?

Brandle se leva.

— Le jour est venu, dit-il simplement.

 

Brandle alla jusqu’à son lit, saisit son coutelas, éventra le matelas, éparpillant la paille séchée.

— Approche, Thorn…

Thorn obéit, dévoré de curiosité. Il vit Brandle fouiller dans sa paillasse, en tirer un objet entouré de chiffons. Précautionneusement, le vieux écarta le tissu. Thorn nota qu’il prenait bien garde à ne pas toucher ce qui se trouvait à l’intérieur.

— Regarde…

Thorn regarda. Il vit une petite plaquette de métal brillant sur laquelle étaient gravés, en fines ciselures, des motifs qu’il reconnut. C’étaient ceux que Brandle traçait depuis toujours sur les objets qu’il décorait.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le jeune homme.

Brandle contemplait la plaquette. Son souffle était rauque, irrégulier. Tout à coup, la plaque se mit à briller. Thorn se rejeta en arrière, étouffant un cri de stupéfaction. Cette lueur ! C’était la même qui avait nimbé la biche de la forêt d’Arcande !

Brandle enveloppa à nouveau la plaquette de métal dans les chiffons. Il dévisagea le jeune homme.

— Ce que c’est, murmura-t-il. Ce que c’est…

Il parlait comme pour lui-même.

— C’est la puissance des hommes-dieux… C’est ta marque, Thorn… Ta marque…

Thorn ouvrit de grands yeux. Il tendit la main. Mais Brandle, prestement, retira le paquet.

— Avant que tu ne te saisisses de cet objet, tu dois apprendre certaines choses. C’est seulement quand tu les sauras que tu pourras décider de ce que tu feras.

Thorn regarda son vieux maître. Il hocha gravement la tête.

— Je t’écoute, l’aïeul, dit-il.