CHAPITRE VI

Thorn ne savait pas depuis combien de temps il marchait, insensible à la fatigue, à la froidure du vent, à l’obscurité qui s’était refermée sur lui. Il était pressé. Aussi, plutôt que d’emprunter la route dégagée, mais longue, qui menait à Arcande, avait-il préféré couper à travers l’immense forêt. Il la connaissait bien, cette forêt ! Il ne la redoutait pas plus qu’il ne craignait les loups, les ours… ou les malandrins toujours à l’affût. Il débordait de courage et de volonté.

Et puis, n’était-il pas le Fils de la Forêt, comme l’avait appelé Brandle ? Que pourrait lui faire sa mère nourricière ? Une mère menace-t-elle son enfant ?

« Tu es aussi le neveu d’Oriane, Reine de la Nuit… La nuit qui t’enveloppe comme un tissu de velours noir… »

Thorn s’arrêta net, stupéfait. Une voix d’enfant, de petite fille, avait résonné dans sa tête. D’où lui venait-elle ? Qui avait parlé ? Il n’avait rien vu, rien entendu, et pourtant ces paroles avaient été aussi claires que si on les avait criées à son oreille.

Thorn regarda autour de lui. La forêt était semblable à elle-même et la lune courait, à peine visible à travers les épais feuillages des chênes.

Tout à coup, il sembla à Thorn que la faible lumière de la lune s’intensifiait. Il recula, se mordant les lèvres, résistant à la peur superstitieuse qui s’emparait de lui. Il saisit son arc, encocha fébrilement une flèche.

Mais rien ne se produisit. Seule la lumière augmentait. Une lumière qui n’était pas celle du jour, ni celle de la pleine lune. C’était une aura pâle et mouvante qui battait comme un cœur, se déplaçait à quelques pieds au-dessus du sol, et nimbait un bosquet de noisetiers. Une lumière qui fascinait Thorn, paraissait l’appeler, le tirer en avant.

Le jeune homme fit un pas, un autre. Ses bras pesaient lourd, ses mains voulaient s’ouvrir, laisser tomber l’arc, la flèche. Une volonté impérieuse lui dictait de s’abandonner à la langueur qui le possédait.

— Non…, murmura Thorn. Je ne veux pas… C’est un piège…

« Non, Fils de la Forêt… Ce n’est pas un piège. Vois… »

Le murmure de l’enfant à nouveau. Thorn lâcha ses armes, plaqua ses mains sur ses oreilles. Il fit un nouveau pas, puis un autre…

Il se retrouva devant le bosquet de noisetiers et leva la tête. Il eut l’impression que des formes mouvantes s’agitaient dans l’espace, mais il les distinguait mal. Un visage. Des yeux, une bouche… Ces formes n’étaient pas hostiles. Elles diffusaient en lui une inexplicable douceur.

Fugitivement, Thorn repensa à la mise en garde de Brandle. Mais rien n’y faisait. Il se sentait heureux, comme délivré de son enveloppe charnelle. Il se savait victime d’un sortilège, comme la veille, dans la hutte de Brandle. C’était l’autre face de son être qui se manifestait. Celle qui lui venait d’au-delà des brumes…

Un grand souffle de vent gifla son visage, le faisant trébucher. Il tomba à genoux et poussa un cri de stupeur.

Au cœur du fourré de noisetiers, reposant sur un lit de mousse, il voyait le plus beau sabre qui eût jamais existé…

Thorn mit un long moment avant d’oser saisir l’arme. Bien après que la pâle lumière eût cessé de briller, que le souffle du vent se fût apaisé, que le calme de la nuit eût recommencé à régner, il resta agenouillé devant ce sabre magnifique, l’esprit empli de tumulte.

— Par tous les dieux…, murmura-t-il enfin.

Il ferma les yeux, essayant de comprendre. Lentement, des images se formèrent en lui. Mais elles étaient si brèves, si floues, qu’il ne put les comprendre. Il renonça et, d’une main tremblante, prêt à se rejeter en arrière, il effleura le fourreau de l’arme. Alors quelque chose naquit en lui. Un sentiment de bien-être, de plénitude, comme si, tout à coup, il retrouvait quelque chose qui lui avait toujours manqué. Il sourit et saisit le sabre à pleines mains. Ses joues le brûlèrent, sa poitrine se gonfla d’orgueil et d’impatience.

Thorn se leva et, d’un geste ample, dégainant l’arme, il l’éleva au-dessus de sa tête.

Son cri résonna longtemps dans la nuit, comme un hymne barbare à la lune et aux étoiles…

Thorn s’éveilla en sursaut, posa instinctivement la main sur son sabre. Tout à ses pensées et à sa fatigue, il s’était endormi. Et voilà que son instinct le réveillait, l’avertissait d’un danger.

Son instinct ou autre chose ?

Il se dressa, renonçant à approfondir cette question. Il passa la bretelle de son arme autour de son torse, encocha une flèche. Ses yeux scrutèrent la nuit. A mille signes, il devina que l’aube était proche. Mais quelque chose avait changé. L’atmosphère de la nuit était devenue pesante.

Un hurlement de loup retentit, et Thorn sursauta. C’était ça ! Il y avait une meute à quelques pas de lui, derrière ce taillis, ou ce fourré… ou cet abattis de branches laissé par le dernier orage.

Thorn ne manquait pas de courage, mais il n’était pas fou. Il saisit son baluchon et courut jusqu’au chêne le plus proche. Il bondit, crocha une maîtresse blanche et s’y jucha, le cœur battant. Sans doute aurait-il pu affronter les fauves, mais il ne se sentait pas sûr de lui. C’était bien beau, d’avoir reçu un sabre venu d’un autre monde, mais encore eût-il fallu qu’il ait appris à s’en servir…

Des formes sombres apparurent dans la clairière et s’assemblèrent au pied de l’arbre. Thorn compta six loups, tous de belle taille. Il poussa un profond soupir. Instinct ou don divin, il l’avait échappé belle ! Pour un peu, les fauves l’auraient surpris en plein sommeil et l’auraient égorgé sans qu’il puisse esquisser un geste de défense.

Pendant un long moment, les loups dardèrent sur le jeune homme leurs yeux jaunes et obliques. Deux d’entre eux s’assirent tandis que les autres se couchaient. Thorn jura entre ses dents. Il n’aimait pas tuer des loups. Il s’était toujours senti en communion avec ces animaux. Comme lui, ils étaient fils de la forêt. Mais il ne voulait pas perdre du temps à attendre que ceux-là se décident à partir. Il se cala contre le tronc du chêne et saisit son arc. Les loups se dressèrent. Thorn visa le plus gros d’entre eux. A cette distance, c’était ridiculement facile…

Mais à cet instant précis, le loup se retourna en poussant un grondement sourd. En un clin d’œil, les autres fauves furent à côté de leur congénère, humant l’aube naissante, oublieux de Thorn sur son perchoir.

Le jeune homme abaissa son arme, comprenant que les fauves avaient senti une nouvelle proie.

Le chef de la meute poussa un profond hurlement et s’élança sous le couvert, suivi par les autres loups.

Une minute passa. Thorn écoutait, tendu. Un cri retentit soudain. Un cri humain, trahissant une terreur désespérée. Un cri qui glaça le sang de Thorn.

— Dieux…, murmura-t-il.

Sans hésiter, il dégringola de sa branche, se reçut souplement sur la mousse. Il s’enfonça sous bois en courant, sur la trace des loups.

Il n’eut pas à aller loin. En débouchant en haut d’une combe il vit, en contrebas, la silhouette d’un voyageur engoncé dans un manteau et qui, un gourdin à la main, adossé à une souche, tentait de tenir les loups en respect.

Thorn leva son arc, visa. Les loups ne s’étaient pas rendu compte de son arrivée. Il lâcha la corde au moment où le plus grand des fauves bondissait. La flèche se planta derrière l’épaule de l’animal qui roula à terre en glapissant, touché à mort.

Les autres hésitèrent, surpris par cette attaque inattendue. L’un d’eux se retourna. Mais Thorn avait déjà encoché une deuxième flèche. Transpercé en plein poitrail, le loup s’écroula en se débattant.

Loin de fuir, les quatre fauves restants s’élancèrent vers Thorn, grondant férocement. Le jeune homme laissa choir son arc et dégaina son sabre…

 

Qu’éprouva Thorn au moment où la lame jaillit du fourreau ? Il n’aurait su le dire. Le métal luisait faiblement dans la demi-obscurité de l’aube. Une onde brûlante pénétra le jeune homme. Un ouragan l’emporta…

 

Les loups furent sur lui, cherchant à le saisir à la gorge. Thorn frappa. Comme dans un brouillard, il vit l’acier trancher net la tête du loup qui s’apprêtait à refermer ses mâchoires sur son cou. Le sang du fauve l’éclaboussa au visage et à la poitrine.

Mais déjà, d’un coup de revers, l’arme ouvrait le ventre d’un second loup…

Les deux derniers fauves reculèrent. Thorn les regarda, regarda le sabre dégoulinant de sang. Il avait chaud et froid dans tout son être et sentait bouillir en lui une force qui n’avait rien d’humain.

Il entendit un cri furieux. Le voyageur qu’il avait secouru se jetait en avant. Son gourdin s’abattit sur l’échine d’un des deux loups. Les os craquèrent.

Le sabre frappa…

Tout s’apaisa. L’exaltation qui avait porté Thorn s’apaisa. Toute sa lucidité lui revint. Il contempla son sabre, les cadavres des loups. Puis l’être à qui il avait sauvé la vie.

Il reconnut les cheveux roux, les yeux verts qu’éclairait le premier rayon du soleil se levant sur la forêt.

— Laëlle !

 

Thorn avait fait du feu. Laëlle mangeait un morceau de fromage, un peu de pain sec, sans oser lever les yeux. Elle était blême et ses mains tremblaient de terreur rétrospective.

— Qu’est-ce que je vais faire de toi ? demanda-t-il d’une voix dure. Pourquoi m’avoir suivi en pleine nuit ? Te rends-tu compte…

— Emmène-moi, l’interrompit Laëlle en le regardant enfin, de grosses larmes coulant sur ses joues.

— Mais…

— Je ne peux pas vivre sans toi. Si tu me renvoies, j’en mourrai !

Il réprima un haussement d’épaules.

— Insensée ! C’est en venant avec moi que tu risques de mourir. Tu as vu à quoi mon voyage m’expose. Et encore… Ces loups étaient le moindre des dangers que je cours !

Laëlle jeta les restes de son pain dans le feu.

— Je me suis enfuie pour te suivre ! cria-t-elle. Même si tu me chasses, je te suivrai ! Mon destin est lié au tien et tu n’y peux rien changer !

Thorn ne répondit pas. Il avait parfaitement conscience que Laëlle, dans l’absolu du sentiment qu’elle lui portait, était prête à commettre les pires folies. Il ne pouvait l’abandonner là, au cœur de la forêt d’Arcande. Mais, à la ville, il lui trouverait une escorte qui la ramènerait chez elle.

— C’est bon, soupira-t-il.

Laëlle se leva d’un blond, transfigurée de bonheur.

Il contourna le foyer, la saisit par les épaules.

— Tu m’accompagneras jusqu’à la cité d’Arcande, dit-il fermement. Pas plus loin !

Laëlle se mordit les lèvres. Elle se dégagea brusquement de l’étreinte du garçon. Thorn la regarda, se raidissant dans sa résolution.

— Nous partons immédiatement, décréta-t-il.