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Cette nuit, ils n’ont pas monté la petite tente. Ils ont seulement dressé le matchegin, cette claie de branchages qui les protège du vent. Avec le feu, avec les épaisseurs de fourrures, ils n’ont pas froid. Comme les femmes parlaient à nouveau de maisons chaudes et de télévision, Mooz a grogné en désignant le foyer entre les pierres.

— Le feu, c’est aussi beau. C’est plus vivant. Et ça nous chauffe. Ça cuit notre viande. Le matin, ça prépare le thé.

Nika a sifflé :

— Tais-toi… Tout le monde sait que l’orignal est un énorme animal qui ne pense qu’à manger et à boire, et à patauger dans la vase.

Son mari a été pris d’un gros rire pour répliquer :

— C’est sûr qu’il ne va pas aller regarder ta télévision ! Il est trop intelligent pour ça.

Les chiens se sont allongés entre les pieds de leurs maîtres et le foyer. Ils sont les premiers à s’endormir. Et, la nuit, lorsqu’une des femmes se lève pour remettre du bois sur le feu, ils n’ouvrent même pas un œil. Le matin, ils sont les derniers levés. C’est seulement quand on sort du sac leur nourriture qu’ils bondissent.

Les femmes et les hommes mangent en silence, puis ils lèvent le camp.

Comme il faut abandonner la motoneige en panne, on doit répartir les charges entre les deux toboggans et répartir aussi les forces pour tirer.

C’est Waboos qui décide et donne les ordres. Personne ne se permettrait de discuter. Tous savent que sa grande sagesse lui dicte ce qu’il convient de faire.

— Devant, j’irai avec le toboggan le moins chargé qui ouvrira la route. On va y atteler Wibatch. Il n’est pas trop lourd et je commencerai à tasser. Papigan poussera derrière… On mettra Kino et Skouté à l’autre traîne. Mooz et Nika pousseront. Et s’il y a trop de fatigue pour les uns ou les autres, on changera en cours de route. Et nous ferons des étapes moins longues.

Ils partent.

Le ciel est un marbre bleu à peine veiné de rose dans les lointains. Le nordet y affûte sa lame la plus dure. Celle qui chante haut et clair. Celle qui mord les parties du visage qu’on ne peut pas cacher. Depuis le début du voyage, il n’a pas encore fait aussi froid. Chaque épinette miaule en se courbant vers le sud-ouest comme si sa pointe voulait lui indiquer où se couchera le soleil.

Au ras du sol court un voile de neige. On avance en l’ouvrant du pied comme une eau de torrent. Les broussailles se couchent. Elles remuent trop pour que la neige ou le gel réussissent à s’y accrocher. Toutes les flaques d’eau, toutes les tourbières, tous les torrents sont pris. La glace, en certains endroits, s’est bloquée si rapidement qu’elle a gardé la forme des vagues et des remous.

Lorsque Waboos aborde les espaces dénudés, il crie :

— Tiop ! Tiop ! Tiop !

Là, plus besoin d’ouvrir la route, il faut foncer tout droit. Et le chien sait très bien filer au plus court. Alors, l’homme va aider à pousser. Papigan se porte légèrement sur le côté pour lui laisser place. Il se colle comme elle derrière le chargement, qui fait un bon rempart contre le vent.

Ils vont ainsi une grande partie du jour.

Le soir, ils cherchent un endroit relativement abrité pour s’arrêter. Ils se trouvent dans une dépression du terrain dont le fond est un tout petit lac.

— Je connais ici, dit Waboos. Sous ce rocher, il y a une source. Devant, la glace ne doit pas être très épaisse.

— Tu as raison, approuve Mooz, nous avons déjà fait halte ici. L’eau sort assez chaude de la terre.

— Alors, lance Nika, si l’eau est chaude, pas besoin d’allumer le feu pour faire du thé !

Ils ont trop froid et sont trop fatigués pour rire. Et Papigan propose :

— On devrait monter la petite tente. La nuit dernière, j’avais les pieds comme de la glace.

— Tu vieillis ! lui lance son frère.

— J’ai assez marché pour avoir le droit de ne plus être jeune.

— J’ai marché autant que toi, réplique Mooz, et je ne me sens pas vieux.

— Tu es un homme ! Et tu es même un animal de la taïga !

Ils montent la petite tente, celle où ils tiennent tout juste à quatre, bien serrés l’un contre l’autre. Il faut tout de même dresser un matchegin pour que le feu ne soit pas couché par les rafales qui tombent de la hauteur et viennent battre ce bas-fond comme pour y plaquer la neige arrachée sur les sommets.

Il fait si froid que l’on entend le bois des épinettes se fendre avec des détonations qui emplissent la nuit. Nika grogne :

— Nous sommes trop vieux pour cette vie. Nous ne verrons pas le bout de cet hiver.