9

Les tisanes ont sans doute fait un certain effet : cette nuit, Mooz a toussé beaucoup moins. Ce matin, il est le premier debout. Ranimant le feu, il annonce d’une voix presque claire :

— J’ai faim.

— C’est une bonne maladie, répond Waboos, qui se lève aussi.

Le vent semble souffler très fort.

— Le froid a pris encore de la gueule, annonce Waboos, qui n’a pas besoin de sortir pour en être certain.

Les femmes se lèvent à leur tour et préparent le thé. Nika coupe de petites tranches de banique.

— C’est tout ce qui reste. Après, il n’y a plus que le fond de la poche de farine.

— Il est temps de retrouver ce que nous avons laissé en haut de l’échafaud avec la viande d’ours, remarque Papigan.

Dès qu’ils ont mangé, les deux hommes sortent. Ils s’y attendaient, mais, tout de même, le froid les surprend.

— Tu devrais rester au chaud, conseille Waboos.

— J’ai besoin de bouger.

Ils coupent une dizaine de bûches qu’ils passent aux femmes puis, ayant donné quelques pauvres débris aux chiens, ils prennent haches et fusils et se dirigent vers leur ligne de trappe. C’est Waboos qui va en tête. Au premier piège, il s’arrête. L’amorce a disparu, le piège s’est détendu mais rien n’a été pris. Il se tourne vers Mooz. Son regard est sombre.

— Je n’aime pas ça.

— Moi non plus.

On sent qu’un mot est là, entre eux, et que ni l’un ni l’autre n’ose le prononcer. Trois pièges encore, tous les trois vides d’amorce et détendus.

Plus loin, ce sont les collets à lièvre. Le bouleau a bien fait son office. Deux ont fonctionné. Ils ont été arrachés tous les deux. Du sang et du poil roux tachent la neige. Cette fois, il n’y a plus de doute et il faut bien le dire. C’est Waboos qui lance :

— Carcajou !

Alors, d’une voix grave, très lente, comme épuisée, son ami parle à son tour.

— Oui… Carcajou… Ça ne peut être que lui.

Et, dans un souffle un peu rauque, comme s’il redoutait d’être entendu, il ajoute :

— Nous sommes maudits !

Ils vont jusqu’au bout de leur ligne. Toutes les amorces ont disparu. Trois collets encore ont été arrachés avec ce qui s’y était pris.

Les deux hommes reviennent en rapportant leurs pièges. Ils savent qu’il est inutile de les tendre à nouveau. Le carcajou reviendra. Or nul trappeur, jamais, n’a réussi à le prendre au piège. C’est l’animal le plus rusé qui soit. C’est le plus féroce aussi. Il s’attaque même à l’orignal, même à l’ours gris. Le seul moyen d’en venir à bout est le fusil, mais il est tellement méfiant qu’il faut parfois des semaines pour réussir à le voir de fort loin. Et les deux hommes savent bien qu’ils ne peuvent pas tenir des semaines sans rien prendre.

— Demain, dit Mooz, il faut partir.

— Si tu es mieux, nous partirons. Sinon, j’irai seul à l’échafaud.

Il fait au moins dix pas en silence avant de se retourner.

— Il faut y arriver avant qu’il le découvre.

— Il est très haut, il ne grimpera pas.

— Il peut grimper.

— Je ne crois pas. Pas à cette hauteur.

— Il peut aussi le faire tomber.

À leur retour, ils passent par le lac. Par chance, il y a deux belles truites et un gros doré. Sur place, ils éventrent le doré pour amorcer de nouveau et remettre la ligne à l’eau. Puis ils regagnent le camp. Ils donnent tout de suite les têtes de poisson aux chiens et ils les détachent.

— S’ils sentent le carcajou, dit Mooz, ils auront peur. Ils voudront rentrer près de nous.

— Faudra les faire venir. Je ne voudrais pas qu’on en perde un. Ce serait un malheur.

Dès qu’ils se glissent sous la tente, les femmes comprennent qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Ils ont trois beaux poissons, cependant ils sont tristes. Elles savent qu’il est trop tard pour lever le camp et pourtant, elles viennent de les entendre poser les pièges dans la caisse d’un toboggan. C’est Papigan qui interroge :

— Alors ? Rien ?

— Rien.

Ils se regardent et c’est encore Papigan qui parle d’une voix que la peur fait grincer :

— Ne me dites pas qu’il est venu !

Les hommes font oui de la tête. Personne n’a le courage de prononcer son nom. Pourtant, les femmes ont compris qu’il s’agit bien de lui.