CHAPITRE XI

Seraient-ils envieux de moi, ceux du village, s’ils savaient ? Ou se moqueraient-ils ? Il m’arrive parfois de me poser la question, puis je l’oublie sans y avoir répondu, en haussant mentalement les épaules.

J’ai réalisé mon rêve, c’est vrai. En allant sur Garmalia, le Monde aux Mille soleils, qui n’était qu’une lointaine légende pour nous. J’ai visité plusieurs autres mondes… J’ai connu l’aventure. J’ai connu – et je connais toujours – ceux qu’on appelle les « grands » ou les « puissants », dans toute leur splendeur pour certains, dans la plus noire des déchéances pour d’autres. Parmi mes cinq valets de ferme, l’un était duc, et ne l’a pas oublié. Il le reste toujours, même si son titre ne lui vaut plus aucun privilège – c’est plutôt une tare – et si la fortune autrefois immense de sa famille se réduit à la seule force de ses bras. Un autre était comte. Je le sais, mais lui préfère que nul ne s’en souvienne. Comme ce n’est pas le comte que j’ai engagé, mais un homme robuste, affable et travailleur, j’abonde dans son sens et je le traite exactement comme les autres. Le Duc aussi, à la ferme. Ce n’est qu’aux grandes occasions, quand nous descendons en ville et que nous devenons tous égaux autour d’une bouteille, que je lui donne son titre. Il sait que je ne me moque pas de lui ; je lui montre ainsi que, tout en respectant ses ancêtres, c’est lui que j’apprécie en tant qu’homme. Et, malgré le serrement de cœur qu’il doit éprouver en repensant à sa richesse perdue, il apprécie cet hommage à son tour.

S’il ne me plaisait pas comme homme, il y a longtemps que je m’en serais débarrassé. Je n’aurais pas hésité, comme je n’ai pas hésité à braver l’ambiance créée par le nouveau régime en me montrant accueillant envers ceux qui furent parmi les puissants. Même si mes raisons sont particulières, je ne suis pas tout à fait isolé : ils ont conservé quelques amis, de-ci, de-là.

Bien moins nombreux sont pourtant ceux qui osent, comme moi, saluer parfois de leur titre, et en public, quelque noble qui n’a pas été confirmé par le pouvoir du Siran. Car il n’y a toujours pas d’Empereur en titre. C’est le Siran qui règne et gouverne.

Moran n’a pas d’enfant, et on se pose parfois des questions, à voix encore basse, sur ce qui arrivera à sa mort. On chuchote parfois des noms, jamais les mêmes durant longtemps. Les prétendants supposés disparaissent dans l’anonymat ou s’éliminent les uns les autres, sans effusion de sang. Jusqu’à présent.

Moran n’a pas vraiment réussi à abolir grand-chose du passé, sauf ce qui était trop voyant, ou inutile, ou trop routinier. On a relancé la colonisation des nouveaux mondes, plus mollement qu’il ne le rêvait. Les volontaires manquaient, mais les ex-Transvitalistes forment la base d’un bon nombre de colonies, ce qui les met directement face à face avec les royaumes non humains qui prospèrent au-delà des Franges. Déjà ils ont largement revu leur credo…

Sur Garmalia, les noms et les visages ont souvent changé, mais les habitudes sont restées. Le Siran s’est entouré de sa propre administration… dont un bon nombre de fonctionnaires impériaux qui sont simplement restés en place. Il a créé sa propre noblesse, constituée en partie par ceux qui l’ont bien servi, en partie par cette fraction essentiellement provinciale de l’ancienne noblesse qui s’est assez vite ralliée à lui. Les autres n’existent plus, officiellement. Ils ont une identité et le droit au travail, mais rares sont ceux qui veulent bien d’un ancien duc comme valet. Les plus chanceux peuvent jouir de leur fortune, mais souvent il n’en reste pas grand-chose après les destructions et les spoliations des premiers mois. Je sais que Moran ne voulait pas tout détruire à ce point, mais la tentative des Transvitalistes a tout bousculé, laissant la place aux plus durs des Moranistes. Tous ceux qui n’étaient pas avec lui étaient contre lui, ont-ils décidé alors que leur chef était prisonnier ou que je le soignais. Une fois rétabli, il n’a pu rétablir ce qui avait été brisé.

En application des théories d’Hulor Moran, l’aristocratie et la fortune héréditaires ont été abolies et chacun devrait avoir à la naissance la même chance que son voisin d’accéder aux honneurs et à la richesse… mais certains – même parmi les proches de Moran – cherchent déjà à contourner cette règle.

Pour reprendre une boutade ancienne, si nous sommes tous égaux, certains le sont plus que d’autres…

Moran n’est pas tout à fait inconscient du phénomène et a compris qu’il était vain de lutter contre ça tant qu’il pouvait le limiter. Il a voulu m’inclure dans ce groupe. J’ai hésité longtemps, à tel point que ses courtisans m’ont presque harcelé. Ils ne comprenaient pas et suspectaient mon refus de cacher une autre ambition.

D’une certaine manière, ils n’avaient pas tort.

J’ai cependant fini par accepter le titre de chevalier, l’un des plus anciens et des plus insignifiants aux yeux de tous ces princes, ducs, marquis et autres comtes. Ainsi je me conforme aux nouvelles normes, et je rassure. Moran ne s’est pas étonné que je choisisse d’Orvaux pour suivre Dorty qui était jusqu’alors mon seul nom. C’était un peu mon droit. Cela permettait aussi à Jarle, considéré comme mon fils adoptif, de porter son véritable nom, que le Siran n’avait jamais appris. Comme ils avaient été peu nombreux à se préoccuper du fameux secret et que Vétel ainsi que les autres Transvitalistes mêlés à l’affaire étaient morts, nul ne nous ennuierait à cause de ce nom.

Je ne parais à la Cour qu’une fois ou deux par an et Moran, quel que soit son emploi du temps, me reçoit toujours quelques minutes en tête à tête. C’est à la fois l’effet du mentator et l’occasion de raffermir l’emprise que celui-ci m’a donnée sur le Siran. Il n’a pas vraiment conscience de cette influence, mais suit toujours les conseils que je lui donne. Et, comme de mon côté, je ne veux pas risquer par un excès de dépasser les limites de cette influence, je me borne à infléchir légèrement ses décisions et à lui dicter une conduite qui aille dans le sens général de ce que préconisait son père. Ainsi, j’apparais simplement comme un bon conseiller qui n’est pas dangereux pour lui. Dangereux pour personne parmi les puissants rongés d’ambition qui gravitent autour de lui. Je sais que le jeu du pouvoir peut être passionnant, mais je préfère pour l’instant le rôle de simple spectateur.

J’aide le Siran à se maintenir en place malgré ses faiblesses et je le pousse à récompenser de titres vides ou de missions lointaines les gens trop ambitieux. Ils servent ainsi la cause de l’Expansion renouvelée sans marquer trop de points dans la course à la succession… qui n’est pas encore ouverte.

Jarle est encore bien trop jeune. Je dois gagner du temps pour lui.

Nous avons tous quelque chose à lui apprendre.

Le Duc peut se montrer intarissable sur les intrigues de la Cour ou les bonnes manières. Il connaît cent façons d’être à la fois de la plus extrême courtoisie et subtilement insultant pour son interlocuteur. Il sait comment on flatte, comment on récompense sans que cela ne coûte rien, comment on écarte ou comment l’on punit sans que cela paraisse.

Le Comte qui veut oublier son titre aime pourtant se rappeler parfois qu’il a commandé jadis une flottille de la Garde et qu’il connaît bien plus de mondes lointains que je n’en ai vus. Il sait écouter, analyser, expliquer et prendre des décisions.

Parmi les autres, il y a un intendant qui a su faire fructifier le capital de départ investi dans cette ferme que j’ai rachetée pour vraiment pas cher. Je suis maintenant cent fois plus riche qu’au départ et l’intendant n’est pas pauvre lui-même, mais je n’ai rien à lui reprocher.

J’ai aussi un vieux baroudeur des commandos de débarquement, qui me rappelle Kelmal. Il connaît toutes les armes usuelles et un bon nombre d’autres qui ne le sont plus. Si les collections que j’ai rassemblées sur ses conseils étaient accessibles au public, elles attireraient plus de visiteurs que le musée d’armes de Gar, pourtant renommé. À la différence de celles du musée, toutes mes armes sont en état de fonctionner et nous les utilisons régulièrement. Les techniques de combat à main nue n’ont, en outre, pas de secret pour mon bonhomme et Jarle, pourtant encore adolescent, est déjà en mesure de se jouer du Duc et du Comte.

Le dernier de mes valets est un homme simple qui a toujours vécu près de la nature. Quand Jarle l’accompagne, il apprend à lire, mais pas dans les textes trop secs de ses précepteurs officiels. Jarle lit le vent, les nuages ou les pistes des animaux. C’est peut-être en souvenir de ma propre enfance que j’ai engagé Ratinto, cet homme qui connaît à peine son alphabet et n’a jamais vu sans répugnance un clavier d’ordinateur.

J’aurais bien installé une Dounia quelque part dans les bois au nord de la propriété, mais je n’ai jamais trouvé qui que ce fût capable d’en tenir le rôle.

Sur Mérina, ils riraient peut-être. À quoi bon réaliser ses rêves et atteindre Garmalia, si c’est pour ne rester quun paysan, même si cest un « gros » paysan ?

Parfois, je vais me promener seul dans ces bois. Ils sont épais, faits de troncs solides qui parsemaient un sous-bois bien dégagé lorsque je l’ai acquis. J’ai interdit à mes valets de l’entretenir et la nature reprend peu à peu ses droits. On voit des ronces et des broussailles se multiplier, rendant la marche de plus en plus hasardeuse pour le promeneur, mais c’est comme cela que j’aime ma forêt.

Elle n’est pas profonde. Quelques centaines de mètres à peine et on arrive au pied d’une falaise. Il y a d’abord quelques quartiers de roc, hauts comme des maisons qui, au cours des siècles, se sont arrachés au sommet. Puis le terrain monte lentement, parsemé de rochers plus petits et les arbres cèdent la place aux buissons. On atteint alors le mur gris presque sans faille de la falaise qui borde mes terres. Un petit sentier court dans l’étroite prairie qui s’est installée au pied du rocher.

C’est lui que j’aime emprunter.

C’est lui que je suis forcé de suivre…

Car j’ignore jusqu’à quel point j’ai pu me libérer du mentator. Il est là, quelque part en dessous de moi. Des gouffres s’ouvrent dans le sol, parfois trop étroits pour qu’on s’y glisse. D’autres ne mènent pas bien loin. J’ai dû chercher longtemps un couloir praticable – dégageant quelques passages au fulgurant ou au pic – qui descende assez loin à mon goût. J’ai atteint une salle qui doit se trouver à plusieurs dizaines de mètres sous la surface. J’y suis venu avec le mentator et je l’ai posé sur une sorte de table rocheuse au milieu de la pièce.

Ça se passait quelques mois après que j’eus acquis le domaine. L’engin s’y trouve toujours. Du moins je le suppose, car je n’y suis jamais redescendu.

J’ai été comme malade durant plusieurs jours. Le Duc – que j’avais déjà engagé – m’a dit plus tard que j’avais déliré, souvent dans des langues inconnues, lâchant des mots sans suite et incompréhensibles pour lui : secret, famille, mentator.

Depuis, j’ai failli revenir plusieurs fois sur cette décision. Parfois avec l’idée d’installer l’appareil dans la maison, parfois avec la pensée de le détruire en le faisant lancer dans l’espace sur une orbite d’intersection avec une naine blanche. Je n’ai jamais mis aucun des deux projets à exécution. Je me dis que le mentator souhaite revenir près de moi pour m’influencer plus profondément, mais que le risque qu’il court de disparaître définitivement l’incite à la prudence et à préférer le statu quo.

Je ne sais s’il s’agit d’une interprétation simpliste, mais le mentator prend toujours la bonne décision et il ne renonce jamais.

Il a influencé Dounia, puis moi, grâce à elle. Et par mon intermédiaire, Moran, qui n’est qu’un outil indirect. Celui qu’il vise maintenant, c’est Jarle.

Et par Jarle, il va peut-être influencer toute la Galaxie humaine. Si Jarle le veut. Si j’en ai envie.

Et si le secret le tolère…

Moran a cessé depuis longtemps de se préoccuper du secret des d’Orvaux. Il n’en avait plus le temps, et ce secret n’était qu’une chimère. C’est moi qui lui ai soufflé ces conclusions. Vétel ayant rendu sa vilaine âme au diable, les autres ayant disparu comme lui ou ayant leur survie immédiate à assurer sur un monde sauvage, il ne subsistera bien vite que quelques lambeaux de connaissance. Le peu qu’on en savait se noiera rapidement, sans jamais être assez puissant pour rejoindre dans l’inconscient collectif la Toison d’Or, les Sirènes, le Jardin d’Éden ou l’Eldorado. D’ici l’apparition de Jarle en public, son nom ne symbolisera plus rien.

Et le secret sera définitivement oublié.

Sauf de moi, qui l’ai découvert. Si « découvert » est le mot qui convient. Le mentator n’a pas été étranger au fait. S’il ne m’a révélé ni un contenu, ni un emplacement, il m’a beaucoup appris – ainsi que d’autres recherches patientes – sur cette famille insignifiante.

Insignifiante, tel est bien le mot.

J’ai fini par comprendre le secret – ou par l’inventer, si je me suis trompé. Une fois encore, les talents d’analyse qui me viennent du mentator m’ont aidé.

Ils ont survécu, un point c’est tout. Ils ont survécu, comme toutes les familles, si nous descendons tous du même couple de primates jadis frappé par l’étincelle de l’intelligence. Ils n’ont pas fait grand-chose de plus que les autres, sauf qu’ils ont conservé leur identité. Et, justement parce qu’ils étaient insignifiants, ils n’ont jamais attiré l’attention.

À moins que ce ne soit l’inverse ? Ils auraient choisi de rester insignifiants pour ne pas attirer l’attention ?

Je vais peut-être commettre la première erreur en poussant Jarle en avant. Et je ne sais si c’est moi qui le veux, ou le mentator, toujours à la recherche de la puissance et de la sécurité pour son maître qui est encore à libérer.

Le secret, ce n’est pas l’insignifiance, qui n’a été qu’un atout, ni la survie, qui est naturelle. C’est la pérennité. Ils ont survécu, mais pas anonymement, comme tous ceux qui peuplent la Galaxie humaine. Ils se sont toujours tenus et soutenus, dans le temps et dans l’espace. Comme le disait Dounia, comme le notaient les fragments de textes que me citait jadis Moran, « le secret est à qui veut et peut le prendre ». Il n’avait oublié que la fin de la citation : « Le secret s’étend sur des dizaines de générations et n’avantage pas un individu mais tout le groupe. »

Je ne crois pas courir un gros risque en poussant Jarle. Je sens qu’il est seulement l’aboutissement d’une longue patience. Et je ne veux pas hâter le mouvement. Moi aussi, je dois jouer dans le rythme du secret, même si je peux supposer que la question de la succession de Moran ne se posera peut-être pas avant quinze ou vingt ans.

Je le prépare lentement. Ce sera à lui de prendre ce qui lui revient, s’il le veut. Je lui en aurai donné la capacité.

C’est mon devoir, après tout. Les d’Orvaux, c’était plus l’esprit de famille que le sang lui-même et certains écrits disaient que celui qui découvrait le secret par lui-même pouvait devenir un d’Orvaux. Or, ne suis-je pas le père adoptif de Jarle qui mènera un jour l’Empire… si moi-même je ne peux résister à l’impulsion de le mener au mentator ?

Esneux, 19 juin – 9 juillet 1993