CHAPITRE VII

Réveil pénible. Pire que les plus mauvaises gueules de bois que j’aie jamais encaissées, notamment celle qui a suivi mon entrée dans la Garde. J’ai la nausée. Envie de vomir tout ce qui pèse sur mon estomac trop chargé, et en même temps la sensation d’un vide terrible, comme si je n’avais rien avalé depuis des semaines. Ou comme s’il me manquait quelque chose. Quelque chose d’important, d’essentiel…

Je reconnais ma cabine à bord du 428. Je décide de me lever, un peu étonné d’être libre de mes mouvements, ou même toujours en vie, tout simplement. C’est étonnant, ce manque de précautions. Je me suis à peine redressé sur un coude que je retombe. Dieu que je me sens faible ! Pire qu’un nourrisson !

Le mouvement, pour minime qu’il ait été, a attiré l’attention, car la porte s’ouvre. J’entrevois un visage vaguement inquiet. Un bruit de voix, des pas, on entre. C’est Moran, souriant franchement, ce qui est assez rare chez lui.

— Tu te réveilles enfin, Dorty ? Il est grand temps. Ça va faire trois jours que tu dors.

— Qu’est-ce… Qu’est-ce que j’ai ?

Les mots sortent difficilement. J’ai la bouche terriblement pâteuse.

— Rien. Rien, sinon une dose un peu forte de rayons somniaques. J’ai même craint un moment que tu n’y restes, mais tout s’est arrangé.

Des ondes somniaques. Je comprends… Je me souviens des ruines, de notre expédition. La crypte, l’arme que je/qu’il… Il n’est plus là, c’est ça le vide que je ressens. Je suis à nouveau moi-même, rien que moi-même. Je pousse un soupir de soulagement.

Il n’a pas échappé à Moran.

— Tu te sens beaucoup mieux maintenant, même si tu es encore très faible, c’est ça ?

J’acquiesce d’un signe de tête. Je ne me sens pas capable de parler. Un soldat entre, un gobelet à la main. Moran attire un siège et s’assied près de ma couchette. J’ai les mains qui tremblent tellement qu’il doit m’aider à boire le café.

— Je resterai peu de temps, car nous avons encore pas mal de travail avant le départ, et toi, tu es encore trop faible pour m’écouter bien longtemps. J’estime pourtant, maintenant que tu as repris tes esprits, que tu as le droit de comprendre ce qui t’es arrivé… Commençons par la fin, pour éclaircir le mystère des rayons somniaques. Peu avant notre départ d’Yryr, mes techniciens avaient implanté un réseau dans tes vêtements. Il suffisait, où que tu te trouves, d’émettre sur la bonne fréquence pour que tu t’endormes en un instant. Une précaution indispensable pour nous sauver tous, toi compris…

Il s’interrompt pendant que j’achève mon café. Ça va bien mieux et je suis capable de tenir ma tasse tout seul.

— Tout a commencé il y a peut-être des années pour toi. Impossible de savoir quand, sauf si en fouillant ta mémoire tu veux nous renseigner toi-même. De notre côté, sans l’embuscade des Transvitalistes, nous n’aurions jamais su la vérité, ou trop tard pour réagir. Tu te souviens de notre retour en hélicar ?

— Oui.

— Tu as demandé à Mara de te passer ton sac…

Je revois la scène, avec le coffret qui s’en échappe. Je fais signe que je me souviens.

— C’est à ce moment que j’ai vu le mentator.

— Le mentator ?

— Un petit coffret de métal.

— Le coffret de Dounia !

Je ne me trompais pas quand j’avais repéré le coup d’œil attentif lancé par Moran sur l’objet alors que je le remettais dans mon sac.

— Dounia ? Qui est Dounia ?

— Était… Une vieille femme, morte depuis six ou sept ans. Elle vivait non loin du village, sur Mérina.

— Et elle possédait un mentator… ?

Il a l’air fort étonné.

— Parmi d’autres choses étranges. Elle est morte assez subitement, alors que j’étais chez elle et le feu a pris dans sa hutte. J’ai emporté le coffret, je ne sais pas pourquoi.

— Elle savait ce que c’était ?

— Je n’en sais rien, mais je l’ai vue s’en servir une fois. Elle l’avait ouvert et regardait dedans. Quoi, je ne l’ai jamais su.

Inutile, me semble-t-il de parler de ses prédictions. Mon avenir personnel, pour autant qu’il soit lié aux visions de Dounia, restera mon secret. Et mon œuvre.

— C’est donc ainsi que tu es entré en possession d’un mentator… ou plutôt qu’il est entré en possession de toi. Je ne sais pas ce qui l’a déclenché il y a quelques jours ou quelques semaines, mais tu as dû te rendre compte que tu n’étais plus tout à fait le même, que tu n’avais plus vraiment la maîtrise de tes actes. Pas toujours, mais en certaines occasions.

Je frissonne en me souvenant, avec une horreur encore plus profonde qu’au moment des faits, de ce que j’ai dit ou fait sans en être vraiment responsable. Je pense au soldat que j’ai tué froidement. Moran n’en parle pas et ne mentionnera d’ailleurs jamais ce fait.

— Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ?

Ma voix est rauque d’une sorte de haine que je ressens pour la première fois.

— Une simple machine, avec dans ton cas, un but fort simple : trouver un cerveau et un corps avec lequel elle peut s’accorder, pour sortir son maître de la stase où il est plongé. Nous l’y avons laissé, bien sûr. Y était-il entré volontairement pour échapper au sort de sa planète, ou y avait-il été condamné pour quelque motif inconnu ? Nous n’en savons rien et je doute que nous l’apprenions un jour. Peut-être après notre victoire, si la conduite de l’Empire nous en laisse le loisir…

Il se lève. J’ai tant de questions à lui poser que je ne sais pas par laquelle commencer.

— En voilà assez pour aujourd’hui. J’ai beaucoup à faire et tu as, malgré cette nuit de trois jours, encore bien du sommeil à récupérer. Du vrai sommeil.

— Du vrai sommeil ? Je n’ai pas assez dormi ?

J’essaie de plaisanter, mais effectivement je suis prêt à me rendormir.

— Oui et non. Le mentator devait de donner les moyens d’accomplir ta mission. Te rendre fort, intelligent, te bourrer de connaissances. L’enseignement est l’utilisation normale de l’engin. La mission dont son maître l’avait chargé n’est qu’un programme secondaire. Je suis certain que tu t’es découvert des talents nouveaux, ou que ça ne va pas tarder. Par exemple, ces réflexes ultra-rapides… Mais on n’abuse pas en vain de la machine humaine. Tout se paie et le mentator t’a épuisé sans que tu en aies conscience. Quelques semaines ou quelques jours de plus et tu te serais littéralement effondré, à moins que tu ne sois devenu fou avant. L’engin n’est pas intelligent. Il fonce vers son but – et t’y pousse – au maximum de sa vitesse. Il ne s’occupe pas des limitations naturelles du cerveau ou du corps qui est l’objet de ses soins.

« En fait, c’était un instrument de spécialiste… De précepteur dans certaines familles de la haute noblesse, il y a bien longtemps. On n’en a jamais fabriqué plus de quelques centaines, et la technique s’en est perdue. Il doit en subsister seulement une vingtaine qui soient fonctionnels de par l’Empire tout entier. Tu as eu de la chance que j’aie vécu mon enfance parmi les universitaires de Garmalia et que j’aie reconnu l’objet…

Garmalia… Je prends conscience que c’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui a vécu là. Même le commandant du 428 n’y avait jamais mis les pieds. Mon rêve me revient. Et je me sens maintenant en mesure de le réaliser… quand j’aurai récupéré toutes mes forces.

Moran s’est levé. À l’instant de franchir la porte, il ajoute :

— Nous l’avons laissé te pousser. Le mentator « collait » avec le reste de ce que nous savions, ou pensions savoir sur toi. Les d’Orvaux et leur secret. Je croyais que c’était vers ça que tu me menais.

— Qu’est devenu le mentator ?

Je parcours la cabine des yeux à la recherche de mon sac.

— Nous ne pouvions pas te le laisser. Il aurait repris sa mission et t’aurait tué. Nous l’étudions.

Il sort de la cabine. Je sais qu’il a menti au sujet du mentator. Plus précisément qu’il n’a pas dit toute la vérité. C’est quelque chose qui me reste de la période où j’étais sous l’influence de l’engin, cette capacité qui me permet sinon de lire vraiment les pensées, au moins de connaître le fond de la pensée des gens que je rencontre. Comme quand j’ai su la vérité en un instant au sujet de Gorla.

J’ai tout intérêt à ne pas parler de ce talent.

C’est la pression du décollage qui me réveille. Je me lève dès qu’un double coup de gong l’autorise. Cette fois, je suis en pleine possession de mes moyens. J’ai l’esprit clair et mes mains ne tremblent pas. Seule sensation désagréable, une faim dévorante. Mais c’est plutôt bon signe. Comme je ne tiens ni à attendre, ni à aller déranger le cuistot du bord, j’avale l’une de mes dernières plaquettes vitalisantes. Elle devrait me permettre de patienter jusqu’à l’heure du repas sans cette gêne au creux de l’estomac.

Je sors de ma cabine. Je ne suis pas arrivé au bout de la coursive que je vois arriver Moran.

— Dorty ! J’allais justement te trouver.

Il m’entraîne vers sa propre cabine, où je suis déjà entré une fois. J’ai un frisson rétrospectif : c’est ici que j’ai commencé à ne plus être tout à fait moi-même.

— Assieds-toi. As-tu faim ? Soif ?

— Les deux. Et vraiment soif, mais encore plus d’informations.

— Je vais m’en occuper.

Il appelle la cambuse par l’intercom et commande deux repas. Puis il ouvre un placard et en sort une bouteille de grès et deux verres. Il les remplit, en pousse un vers moi et pose la bouteille au milieu de la table.

Il s’installe en face de moi, prend son verre, avale une gorgée. Je fais de même. C’est un vin léger. J’aime mieux ça, pour le moment, que le skrâl trop raide sur un estomac vide. J’attends qu’il parle. Je vais peut-être commencer à comprendre certaines choses.

— Tu nous as fait faire un grand détour. J’aurais pu réagir plus tôt, mais il y avait l’idée de l’héritage des d’Orvaux, je te l’ai déjà dit. Et, de toute manière, le mentator était le signe d’une technique élevée. C’est pour ça que je t’ai laissé nous entraîner aussi loin. Je ne m’étais pas trompé et nous n’avons pas perdu notre temps, car le voyage a finalement été profitable. Je ne sais qui était l’homme en stase, ni comment la civilisation de ce monde anonyme a disparu, mais nous avons découvert des armes inconnues que les technos analysent pour les reproduire en série dans nos bases. Tu vois que tu nous as déjà beaucoup aidés… involontairement. Pas autant que si nous avions trouvé le secret des d’Orvaux, mais qu’est-ce que ce secret, sinon une chimère, une légende que l’on poursuit inlassablement depuis des siècles. Existe-t-il seulement, ce fabuleux secret ?

Il hausse les épaules et vide son verre, puis l’emplit à nouveau. Je lui tends le mien.

— Je descends d’eux, d’une façon indirecte, par les femmes. Si leur titre de chevalier existait encore, je n’y aurais aucun droit. Toi, tu es peut-être l’authentique maître du secret, mais il est impossible d’apporter une preuve dans un sens ou dans l’autre : Mérina était déjà une planète monastique à la fin du Second Empire, à l’époque où la trace de la famille se perd dans l’inconnu. Les moines, qui n’ont pas d’enfants, n’attachent aucune importance aux filiations autres que spirituelles.

Il s’interrompt un instant.

— Le seul argument qui parle pour toi est la bague. Donne-la moi un instant.

Je la retire de mon annulaire pendant qu’il va chercher un petit boîtier dans une armoire. Il place la bague à l’intérieur, appuie sur un bouton. L’appareil grésille durant quelques instants.

— C’est un appareil que m’a bricolé l’un de nos technos. Il fouille la trame moléculaire des métaux pour reconstituer des inscriptions effacées. Des inscriptions ou des gravures. (Il arrête l’engin et reprend la bague, qu’il me tend.) Regarde.

Le dessin aux trois quarts effacé est maintenant tout à fait net. Les trois points de la base du chaton, ce sont les trois étoiles de l’emblème de Moran, complétées du croissant de lune ouvert vers le haut. Dans la partie centrale, une sorte de maillet a émergé du métal, surmonté d’une couronne, qui est répétée en plus grand au sommet du chaton.

— Tu as maintenant l’emblème au grand complet et la gravure est trop précise pour être une copie de basse époque. Ce n’est pas l’influence Kaïte qui a donné cette forme au dessin. Cette période ne fut qu’un retour en arrière, lorsqu’on a redécouvert un certain nombre d’œuvres d’art de la Prime Terre. Il suffit de… (Il s’interrompt brusquement, puis :) Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Je reviens dans un instant.

Il sort en emportant la bague.

L’instant dure un bon quart d’heure. Quand Moran revient, il me regarde longuement avant de parler.

Il esquisse une génuflexion devant moi en me tendant la bague, puis se met à rire, mais je le sens troublé.

— Si j’étais certain que cette bague s’est toujours transmise de père en fils dans ta famille, je devrais m’agenouiller devant le chef de notre lignée… ou t’occire sans perdre un instant dans l’espoir que le titre me revienne !

— Ça veut dire… ?

— Ça veut dire que l’or de cette bague a été extrait des mines de la Prime Terre, bien avant que l’homme ne découvre l’espace !

Un bijou banal… qui a plus de vingt mille ans. J’ai le vertige. Je me reprends et j’éclate de rire à mon tour.

— C’est effectivement extraordinaire, et je suis fier de la posséder. Mais, comme tu l’as fort justement dit, cette bague n’est peut-être dans ma famille que depuis quelques générations, quelques siècles tout au plus. Elle m’est chère, parce qu’elle me vient de mon père, et symbolise un passé lointain, mais c’est la seule importance qu’elle a pour moi. Et doit avoir pour toi.

— Tu as raison. (Il lève son verre :) Au Passé, gage de l’Avenir !

Il a quand même l’air soulagé.

On nous a apporté un repas que nous avons partagé en silence, puis Moran a repris, sur un sujet différent. Peut-être parce qu’il tenait à m’en parler, mais surtout pour chasser la bague – et le secret des d’Orvaux par la même occasion – à l’arrière-plan de nos préoccupations.

— Nous sommes en route pour rencontrer les XVIIe et XIXe escadres de la Garde. Ce sera le premier affrontement de cette taille pour mes troupes, mais il est inutile de laisser traîner les choses, et plus notre victoire sera marquante, plus vite les derniers tenants de l’Empire cesseront de s’obstiner à poursuivre un combat perdu d’avance.

Il a le moral, Moran !

— Tu es sûr de vaincre, même sans disposer du secret des d’Orvaux ?

Je me mords presque la langue de fureur contre moi-même. Pourquoi ai-je ramené ce sujet délicat sur la table ?

— Je n’ai pas vraiment besoin du secret pour gagner. Ni même des armes nouvelles trouvées dans la crypte. Tous mes vaisseaux seront au rendez-vous que j’avais fixé avant de quitter Yryr, et d’autres renforts viendront encore nous rejoindre.

— Les Transvitalistes ?

Il frappe du poing sur la table.

— Non ! J’ai rompu les ponts avec eux. De vrais renforts. Des navires de petite taille, mais maniables et bien armés, venant des planètes frangières. C’est là qu’on sent le plus la faiblesse de l’Empire. Les habitants doivent faire face à quelques royaumes non humains qui sont parfois en période d’expansion et ils veulent disposer de l’appui et de la protection d’un pouvoir fort. Ils me sont acquis et me seront fidèles, car l’Empire n’a rien à leur proposer et les thèses transvitalistes leur font horreur. Seule une reprise de l’Expansion les intéresse… Quant à ta question… Le secret des d’Orvaux… J’aurais bien voulu le percer. J’ai été plusieurs fois à deux doigts de te faire passer au neuranal, mais c’est un appareil que je hais !

Ses traits se crispent. Il me regarde en face, et cette fois je sais qu’il dit toute la vérité :

— Ils y ont fait passer mon père après son jugement, et c’est une véritable loque humaine qu’ils ont exécutée.

Une fois de plus son poing s’écrase sur la table. Ce n’est pas seulement pour assumer les théories de son père qu’il se bat : il a une vengeance à accomplir.

— Et pourtant, je m’en servirais si j’étais sûr que ce soit utile. Mais il ne faut pas seulement disposer de l’appareil, ou même en connaître la manipulation. Il faut aussi savoir quelles questions poser. On ne peut aborder un sujet qu’une seule fois, car pour te faire répondre, le neuranal te vide en un seul sondage de toute une gamme de connaissance. Si je t’interrogeais sur Mérina, par exemple, tu ne serais plus capable, après, de dire le nom de ton père… ou la couleur du ciel. Je ne sais si tu connais le secret, mais j’ignore surtout en quoi il consiste. Si je te faisais passer au neuranal je pourrais l’obtenir avec beaucoup de chance. Mais il est bien plus probable qu’il continuerait à m’échapper, soit parce que tu n’en sais rien, soit parce que j’aurais posé les mauvaises questions. Et à ce moment, il serait définitivement perdu.

— Mais à la fin, dis-je légèrement exaspéré, que sait-on de ce secret ou de ce trésor ?

Il me regarde un long moment. Il doit se demander si ma question est de pure curiosité, correspondant à l’ignorance que je ressens, ou si je veux simplement jauger à quel point il est proche d’une vérité que je serais seul à détenir. Il se décide enfin à parler.

— Très peu, en fait. Quelques allusions dans de très vieux textes, quelques bribes d’une tradition orale qui est passée par tant de bouches et tant d’oreilles qu’elle n’a pu que se déformer au fil du temps… On retrouve plus d’une fois une affirmation disant que les maîtres du secret détiennent ou détiendront la puissance, dans un contexte fort général, qui n’est lié ni à une époque, ni à un lieu précis. Le secret n’est pas une arme qui peut être volée, mais il peut être copié avec plus ou moins de succès. Il est lié aux d’Orvaux eux-mêmes, mais ce n’est pas une particularité génétique…

Il me regarde droit dans les yeux.

— Je n’ai jamais eu peur de toi. Tu n’es pas – à supposer que tu descendes de cette famille – un monstre pouvant me foudroyer rien qu’en me regardant dans les yeux.

Il éclate d’un rire brutal et sauvage.

— Les Transvitalistes ne sont pas de cet avis. Ils te préféreraient même un peu monstrueux ! Maintenant, je te connais mieux. Qui que tu sois, tu n’es pas un monstre, mais si ce fameux – et fumeux – secret fait courir des chimères à nos ennemis ou les paralyse de terreur, tant mieux pour nous !

Il lève son verre vide un instant, le regarde en rêvant, puis le repose sur la table sans l’avoir rempli.

— Le secret n’est pas une particularité génétique, et pourtant… La chose la plus troublante, c’est que tu sois gaucher ainsi qu’un certain nombre de membres de ta famille. On dit qu’il y avait toujours eu une forte proportion de gauchers chez eux. Mais bien des gauchers n’ont rien à voir avec les d’Orvaux…

Il se lève et je comprends que l’entrevue est finie. Je me dirige vers la porte de la cabine. Au moment où je vais la franchir, il ajoute :

— Durant mes recherches, j’ai découvert une citation dans les archives de l’un d’eux. Elle est étrange, car tout en mentionnant le secret, d’une certaine manière elle en nie l’existence. Elle dit que celui qui découvre seul le secret peut devenir membre de la famille, ou peut créer son propre clan… Je ne sais pas exactement, c’était rédigé dans une langue morte depuis si longtemps que j’ai des doutes sur la traduction.

Il hausse les épaules.

— Aah… On dit encore que le secret n’appartient qu’à celui qui peut le prendre et veut le prendre… Pour l’instant, ce qui m’intéresse est de prendre Garmalia. C’est là que nous avons rendez-vous avec les flottes de la Garde.

Garmalia… J’en ai tant rêvé. J’y serai bientôt, car je ne doute pas de la victoire, et le Monde aux Mille Soleils sera un peu à moi. Je n’ai jamais oublié mon rêve, mais je l’avais abrité au plus profond de mon esprit, avec mes souvenirs d’enfance.

Je revois tout à coup Dounia penchée sur ses herbes fumantes et sur le coffret, le mentator, dont j’ai été l’esclave. Dounia, qui me parlait de mon avenir marqué par Garmalia, qui m’a donné l’envie d’y aller, qui me disait : « Tu devras arriver sur Garmalia pour y prendre ce qui t’appartient, mais cela ne t’appartiendra vraiment que si tu veux le prendre et si tu peux le prendre… »

Presque exactement les mots que Moran a prononcés pour terminer sa leçon sur le secret des d’Orvaux. Est-il possible que ce soit seulement une coïncidence ?

*
*   *

Les vaisseaux étaient au rendez-vous. Certains attendaient depuis plusieurs jours en ce point du vide interstellaire qui n’était qu’à une courte transition des orbites de protection éloignée suivies par les flottes de la Garde. Quelques-uns sont arrivés presque en même temps que nous. D’autres nous ont rejoints pendant que Moran mettait les dernières touches à sa tactique avec ses capitaines. Quelques-uns pouvaient encore venir, mais peu nombreux, et Moran a choisi de ne pas les attendre : ces forces supplémentaires pèseraient peu dans la bataille et le délai ne pouvait que nuire à l’effet de surprise recherché.

Il avait eu raison de vouloir frapper au cœur. Les deux flottes de la Garde n’étaient pas prêtes au combat. Incomplètes, composées de vaisseaux mal entretenus, commandées par des officiers désabusés, elles ont été balayées de l’éther en quelques passes.

Avec du temps, l’Empire pouvait se remettre de cette défaite, mais Moran a décidé de ne pas lui en laisser la possibilité. Le temps de panser nos quelques blessures et nous nous jetions sur Garmalia.

La Garde de Garmalia était choyée en matériel et en hommes. En outre, en quelques heures l’Empire avait rameuté d’autres renforts : des unités de défense locale provenant de quelques planètes proches, tenues fermement par un duc, un prince ou un administrateur civil resté fidèle à l’Empereur. De notre côté, la VIIIe flotte, qui tenait normalement les confins vers le centre de la Galaxie et connaissait les dangers de l’expansion des non-humains, s’était jointe à nous, tandis que d’autres navires isolés continuaient à venir gonfler nos rangs.

Nous étions plusieurs millions à nous battre ce jour-là, c’est-à-dire, comme d’habitude, une infime poignée en regard des non-combattants dont le sort dépendait plus ou moins directement de cet affrontement.

Comment avons-nous gagné est l’affaire des historiens qui traiteront le sujet plus tard, bien au chaud, bien au calme. La bataille de Garmalia dura soit six heures, soit quatre jours, selon le point de vue où l’on se place.

Dans l’espace, nous étions vainqueurs au bout de six heures, mais la lutte au sol ou sur les satellites les plus proches ne prit fin qu’au bout de quatre jours. Quant à la pacification totale, elle n’est pas encore finie : certaines planètes restent fidèles à un Empire sans maître, pour lequel les prétendants se multiplient. D’autres se contentent de refuser l’autorité de Moran pour obéir à un noble ou à une assemblée locale. Il en va de même pour une partie des unités de la Garde.

Il a fallu à Moran beaucoup moins de temps qu’il ne le craignait pour renverser l’Empire. Il lui en faudra bien plus pour reconstruire son Nouvel Empire.

*
*   *

J’ai fait ma part. Ni plus ni moins que les autres, sauf que grâce aux talents dont m’avait doté le mentator, j’ai été plus efficace que bien des combattants. Mais ça n’a pas pesé lourd sur l’issue de la bataille, celle-ci étant prévisible dès que la flottille de Spalax, la plus importante parmi les flottes auxiliaires, a changé de camp sous l’influence des Transvitalistes. Ceux-ci sont toujours là, mêlés à nos troupes, massacrant et détruisant tout ce qui rappelle l’autorité impériale avec une sauvagerie inouïe. Ils n’ont fait que pousser à la prolongation des combats. Car, sachant que ces derniers ne faisaient pas de prisonniers, la Garde – ou les milices terrestres – n’avait d’autre choix que se battre jusqu’au bout.

Nous avons dû nous opposer violemment aux Transvitalistes, dépourvus, heureusement, de commandement unifié et de matériel lourd. Ils ont fini par rentrer dans le rang, ou plutôt dans la clandestinité. Moran n’en a pas fini avec eux…

Il m’avait confié un petit commando et nous avons passé notre temps à ramener l’ordre sur une partie du continent nord de Garmalia. Je ne l’ai revu que plusieurs semaines après la bataille. Il portait toujours le titre de Siran, ayant renoncé à la couronne impériale, ou reporté son accession au trône après une pacification plus complète.

Le travail n’était pas fini, et il aurait encore pu s’écouler des mois avant que je le rencontre, si un fait nouveau ne l’avait conduit à m’appeler.

J’ai dû passer vingt barrages avant de l’atteindre. Les contrôles électroniques étaient plus sévères à chaque étape. Ça en devenait vexant. Puis après le septième ou le huitième, seulement lassant. Avant le dernier, j’ai dû déposer mes armes entre les mains d’une escouade commandée par un Frangier suspicieux. Médak, qui arrivait à ce moment, m’a reconnu et m’a demandé d’excuser le zèle des gardes du Siran : il y avait trop de menaces qui pesaient sur lui.

Mais je ne portais pas grande attention à cette atmosphère lourde, car quelques heures plus tôt, l’homme au visage marqué du signe de l’épouvante s’était trouvé sur mon chemin.