À Micky, Suzanne, Joëlle,
Élisabeth et toutes les
filles d’Orléans, y compris
l’unique… Pucelle.

CHAPITRE PREMIER

Garmalia, j’en rêve.

Et que pourrais-je faire d’autre qu’en rêver ? Garmalia, c’est bien trop loin pour que je puisse espérer y aller un jour. Le voyage est long, et cher. Cher ? Je n’en connais même pas le prix, mais comme, de toute manière, je ne possède pas le quart d’un munit, ça ne change pas grand-chose.

Et c’est aussi un voyage bien trop dangereux pour que je m’y risque.

C’est ce qu’ils ont tous dit, le père, la mère, mes oncles, mes tantes et le reste du village, quand j’ai fait la bêtise de parler de mon rêve. Ils ne me prennent pas vraiment au sérieux, mais le reste du village trouve plus gentil – ou plus poli envers mes parents – d’essayer de me décourager de cette façon, par la bande. Car certains pensent simplement que je suis fou.

Il y en a tout de même quelques-uns qui m’ont cru, ou accordé le bénéfice du doute, quand j’ai dit que j’irais à Garmalia, quelle que soit la distance, quel que soit le prix. Ou le danger. Ce sont ceux-là que je crains le plus. Ils sont prêts à utiliser tous les moyens pour m’en empêcher. Peut-être parce qu’ils m’aiment et veulent me protéger malgré moi. Parce qu’en fin de compte, même s’ils me croient, ils me jugent fou aussi.

J’ai appris que mon oncle Olf est allé trouver le bailli pour demander s’il pourrait user de son influence afin que j’entre dans la garde du château. Une façon plus agréable de m’emprisonner qu’un vrai cachot, mais presque aussi sûre : les hommes de la Garde sont bien nourris, ils sont logés et touchent six piastres par jour, mais le collier d’acier tressé qu’on leur rive au cou peut les tuer s’ils trahissent ou tentent de déserter.

Il attend la réponse pour bientôt. Si c’est oui, moi je ne pourrai plus attendre. Car ils ne réussiront pas à me décourager, malgré tous leurs arguments.

Parce que je sais !

On m’a dit que Garmalia serait à moi et je l’ai cru. Je sais qu’il ne faut pas croire n’importe quelle prédiction et que les augures qui apparaissent dans le ciel ne sont souvent que le fruit de l’imagination. Je ne suis pas un paysan crédule. J’ai été à l’école pendant cinq ans, plus que n’importe qui au village, sauf le prêtre et le fils du bailli. Les moines voulaient même me garder plus longtemps, dans l’idée de faire de moi l’un des leurs plus tard, je crois, mais le père a refusé. Je suis son seul fils et il avait besoin de moi à la ferme. Avec mes deux sœurs aînées qui sont mariées, et Trissa, la cadette, qui le sera au printemps prochain, je sais qu’il peut se passer de mes bras. Mais il veut léguer le peu qu’il possède à quelqu’un de son sang.

Maintenant, je suis heureux de ce refus, même si à l’époque – il y a huit ans de cela – j’ai regretté la vie agréable d’écolier et la sécurité tranquille que promettait le monastère.

Je suis resté à l’école juste assez longtemps pour entendre parler de Garmalia autrement que comme un simple nom presque légendaire, et je l’ai quittée juste à temps pour rencontrer Dounia, la sorcière. Le tout mis ensemble, j’en savais assez pour comprendre que Dounia ne divaguait pas lorsqu’elle parlait de l’Outre-ciel.

Elle vivait depuis toujours – en tout cas nul ne se souvenait du temps où elle était arrivée dans le pays – dans une masure à demi souterraine construite entre les racines d’un chêne géant bien en dehors du village, mais non loin de la piste qui passe sous les murs du château et s’en va vers la ville.

Il y a une petite clairière circulaire autour du pied du chêne, et une source à proximité. Un jour où j’avais très soif, j’ai bu à la source. C’est comme cela que j’ai fait connaissance avec la sorcière. Avant, je savais qu’elle existait, comme chacun au village, mais je ne lui avais jamais adressé la parole. Je l’avais aperçue quelquefois de loin. J’en avais vaguement peur, comme tout le monde au village, et même au château. Pour les moines, c’est difficile à dire. Je ne pense pas qu’ils la craignaient vraiment, mais ils devaient savoir que son pouvoir n’était pas vain et se tenaient à distance.

Je crois que Dounia avait la même attitude envers eux.

On l’appelait la Sorcière, parce qu’elle connaissait un certain nombre de secrets, et savait utiliser les plantes pour en faire des médecines ou des poisons. Elle pouvait aussi lever un coin du voile qui masque notre avenir. On se risquait parfois à aller la trouver en cachette pour un remède ou un philtre d’amour, pour connaître le bon moment pour les semailles, ou celui pour faire la cour à une fille. On l’appelait la Sorcière, et c’est vrai qu’elle aurait pu empoisonner tout le village avant que nul ne s’aperçoive du fait, mais je ne crois pas qu’elle ait jamais fait le mal, vraiment. C’était aussi la Jeteuse de Sorts, et elle a peut-être exercé l’une ou l’autre vengeance envers ceux qui avaient été trop désagréables avec elle, mais rien de plus.

Elle pouvait parler de bien d’autres choses que de ses philtres et potions. Elle n’était pas née dans la région, et venait de loin, très loin. D’Outre-ciel, peut-être, mais personne ne l’a jamais su, car qui bavarde assez longtemps avec une sorcière pour qu’elle raconte sa vie ? On va la trouver, un peu honteux parce qu’on a besoin d’elle, on lui dit juste ce qu’il faut pour qu’elle puisse agir, et c’est tout.

Moi, j’ai bavardé avec elle. La fois où je me suis désaltéré à sa source, puis plus tard, souvent, quand je suis retourné dans la clairière spécialement pour la rencontrer. Je ne venais pas lui demander un service, comme les autres : j’aimais l’écouter. J’apprenais tout autant qu’à l’école, mais sur des choses différentes : notre monde, les étoiles, la science de l’Empire, ou des Anciens. Elle n’en savait pas assez pour tout expliquer, ou c’était moi qui n’étais pas en mesure de comprendre, mais elle pouvait citer bien des noms, des dates, des lieux ou des faits. J’ai acquis ainsi de nombreux mots. Des mots inutiles, que je ne pouvais utiliser qu’avec elle, car au village personne ne les connaissait et même si le Seigneur les connaissait, il aurait pu prendre ombrage de ces lambeaux d’une science dangereuse semée parmi ses paysans.

Un jour que j’allais lui rendre visite en abandonnant pour un moment les champs – je n’allais plus à l’école depuis quatre ans déjà –, je l’ai trouvée gisant inanimée sur le sol de sa cabane. Elle n’était pas morte, mais son état n’était guère brillant. Je l’ai allongée sur son lit. Elle n’était pas lourde, et moi presque un homme. Je l’ai recouverte d’une courtepointe, puis j’ai mis à réchauffer un bouillon de légumes. Elle s’est réveillée quand je l’ai appelée doucement, et a bu lentement. Elle m’a demandé de lui apporter un coffret de métal ouvragé que j’ai trouvé près de l’âtre, dissimulé sous une pile de petit bois. Après, elle m’a envoyé lui cueillir du thym, de l’herbe-à-vaches et trois branches de gerno.

Quand je suis rentré, le coffret était ouvert, et, innocemment, j’ai voulu jeter un coup d’œil sur les trésors qu’il devait contenir, mais Dounia avait suffisamment recouvré ses forces pour me repousser presque avec violence. J’ai quand même eu le temps de voir que le coffret était vide et noir. Il y avait comme de minuscules lucioles qui en tapissaient le fond.

— Assieds-toi et attends, a-t-elle soufflé.

J’ai obéi. J’ai attendu longtemps, oubliant le travail des champs que je négligeais ainsi. Dounia s’était installée devant une petite table et hachait les plantes que j’avais apportées, mélangeant peu à peu la bouillie qu’elles formaient à des poudres de couleurs différentes qu’elle puisait par pincées dans le coffret… où je n’avais vu que le vide.

— Approche, Dorty.

Sa voix était moins qu’un souffle de brise, mais les mots qu’elle a prononcés se sont gravés en moi comme si les buccins des guetteurs avaient été là pour leur prêter la force d’une clameur immense.

Elle m’a tendu un gobelet contenant sa mixture délayée dans un peu d’eau. J’ai bu. C’était amer, désagréable, mais je n’osais m’arrêter, car ses yeux, vrillés aux miens, m’ordonnaient de tout boire jusqu’à la dernière goutte.

— Garmalia… Tu dois penser à Garmalia… Mais tu ne dois parler de moi à personne… Sauf à celui qui viendra à toi marqué du signe de l’épouvante et à celle qui t’ouvrira les portes du néant, si tu la rencontres. Tu devras atteindre Garmalia pour y prendre ce qui t’appartient… Mais cela ne t’appartiendra que si tu peux le prendre et si tu veux le prendre…

Elle m’a servi une seconde ration de sa potion. Cette fois, j’ai tout bu sans hésiter. Je ne percevais plus le goût. Je ne voyais que ses yeux, enfoncés dans son visage ridé, qui me regardaient faire avec satisfaction. Quand j’ai eu fini, elle s’est levée. Elle était si faible qu’elle chancelait. Je me suis précipité pour l’aider, mais elle m’a écarté d’un geste.

— Les esprits secrets m’ont souvent parlé de toi, Dorty. Avec ce message. Je ne voulais pas te le transmettre, car il est incomplet. Les esprits ne savent pas tout, ou ne veulent pas tout me dire… Je ne suis qu’une pauvre intermédiaire et ils ont l’habitude de cacher bien des choses aux êtres secondaires tels que moi… surtout lorsqu’ils ne veulent pas que leur protection s’étende puissamment sur un être. Cela, je n’aurais pas dû te le dire. Et je voulais attendre pour t’en parler d’en savoir plus. Savoir si je n’allais pas causer ta perte. Mais il est temps. Une autre que moi viendra un jour. Ou un autre… Mais sera-t-il encore temps pour toi ?

Elle tenait à peine debout. Elle a pourtant su se raidir, se redresser de toute sa taille – elle était aussi grande que moi, mais, voûtée et usée, m’avait toujours paru avoir une tête de moins – et m’a fixé droit dans les yeux.

— Va, maintenant. Laisse-moi ici et n’y reviens jamais… Mais souviens-toi que ton destin passe par Garmalia… si tu as le courage et la volonté d’y arriver !

L’abandonner dans cet état ? Je ne voulais pas sortir. D’autant plus qu’elle en avait dit à la fois trop pour que je m’en aille l’esprit en paix et pas assez pour que je comprenne.

Une fois encore elle a eu un geste impérieux et j’ai obéi malgré moi.

En sortant de la hutte, j’ai entendu un choc sourd dans mon dos. Je me suis retourné d’un bond. Dounia-la-Sorcière était étendue sur le sol. En tombant, elle avait renversé son tabouret et balayé tout ce qui se trouvait sur la table. Le coffret était à côté d’elle, refermé. J’ai voulu lui porter secours, mais avant d’avoir fait plus que prendre son frêle poignet dans ma main, j’ai senti une angoisse insurmontable s’emparer de moi. J’ai fait un effort pour résister, je suis tombé à genoux. Je devais fuir, suivre son conseil. Je ne sais ce qui m’a pris alors : du bout des doigts, j’ai réussi à attirer le coffret vers moi puis je suis sorti de la hutte en rampant.

Ce n’est qu’en atteignant la limite de la clairière que j’ai retrouvé assez de force pour me mettre debout. Je suis parti sans me retourner, le coffret sous le bras. C’est seulement en atteignant la piste, qui passe à flanc de coteau, que je me suis retourné. J’ai vu un filet de fumée noire monter entre les arbres. Le filet est devenu nuée. Je suis retourné sur mes pas jusqu’à la clairière mais je n’ai pu atteindre la hutte : des flammes rouges jaillissaient par les fenêtres, et bientôt elles crevaient le toit de chaume, montant à l’assaut du chêne géant.

Le coffret toujours sous le bras, je suis repassé par le champ pour ramasser mes outils et je suis revenu vers le village en faisant un détour. Non loin de chez nous, j’ai dissimulé mon butin dans un terrier abandonné au milieu d’un buisson épineux. Nul n’irait jusque-là par hasard. En arrivant chez moi, j’ai vu des visages souriants. Ils n’étaient pas assez méchants pour fêter la disparition de la Jeteuse de Sorts, mais ils étaient rassurés par sa disparition et ça se voyait : ils avaient tous des secrets qu’elle seule partageait avec eux et ces secrets étaient maintenant aussi morts qu’elle.

Je n’avais encore que treize de nos années à l’époque et il s’en fallait encore de trois ans avant que je ne sois un homme qui a le droit de faire ce qu’il veut de sa vie, dans les limites admises par la tradition et le Seigneur dans son château. Je me suis tu pendant tout ce temps-là, par prudence. Il n’y avait heureusement pas grand monde avec qui j’avais envie de parler. Surtout de Dounia-la-Sorcière.

Parfois, j’allais tirer le coffret du terrier. Je savais que c’était inutile d’essayer de l’ouvrir, alors je me contentais d’admirer des heures durant les dessins étranges qui ornaient toutes ses faces. Étaient-ce seulement des dessins exprimant un art étranger, ou un alphabet inconnu ?

J’espérais que la réponse viendrait un jour, même si au fond de moi, j’en avais un peu peur.

J’ai attendu le temps qu’il fallait, sans rien dire, mais pas sans rien faire. Dès que les travaux des champs me le permettaient, j’allais rendre visite à Frère Mélin. J’étais la déception de sa vie, car le Frère avait toujours espéré que j’entrerais dans les ordres. C’était uniquement parce que le père était encore plus obstiné que lui qu’il avait fini par s’incliner.

Je restais quand même son espoir, surtout quand il me voyait revenir, à moitié en cachette. Ce qu’il prenait pour une volonté de rejoindre le monastère une fois que le père n’aurait plus la même autorité sur moi n’était qu’une terrible soif de savoir. Et Frère Mélin, dans l’espoir de m’attirer vers la vie des moines, faite de religion et de science, me donnait de quoi étancher cette soif. Il n’a jamais su à quel point, car il me laissait libre de choisir ce que je voulais dans la bibliothèque du monastère et les rapports que je lui faisais ou les questions que je posais sur certaines lectures philosophiques le satisfaisaient amplement. Mais je lisais de plus en plus vite, et je retenais tout ce que je lisais.

C’est ainsi que j’ai découvert bien des livres oubliés et même quelques-uns franchement interdits au commun des mortels, occupant des rayons difficiles d’accès ou personne n’avait dû venir les consulter depuis qu’on les avait rangés là. Je doute que le Seigneur dans son château en ait jamais lu autant que moi. Il est vrai qu’il n’avait pas besoin de ce genre de savoir pour être Seigneur et régner sur son fief…

J’ai beaucoup appris en fouillant la bibliothèque, mais il n’était pas toujours facile pour moi de faire la différence entre l’Histoire et la Philosophie, entre les sciences et les superstitions. Frère Mélin hésitait parfois lui-même, les rares fois où je me risquais à l’interroger indirectement.

J’ai pourtant découvert bien des choses utiles, et notamment ce qu’était réellement Garmalia, la Planète des Mille Soleils.

J’ai appris aussi que ces astronefs qui passaient parfois au-dessus du village n’étaient pas des anges d’acier, mais des machines nées de la science des Anciens pour aller de monde en monde, et que ces mondes dont parlaient les livres n’étaient autres que les satellites des étoiles illuminant le ciel pendant les nuits sans nuages.

Ils étaient venus de loin pour repartir bien plus loin encore. En chemin, ils étaient passés par Garmalia, qui ne portait pas encore ce nom, ni aucun autre. Ils s’y étaient longuement arrêtés. Après le départ de certains, le Pouvoir était resté là, parce que quelques-uns avaient conçu le projet de diriger l’univers tout entier.

Où étaient passés les conquérants dont parlaient les livres ? Avaient-ils enfin atteint les bords de l’univers, avaient-ils renoncé, ou continuaient-ils toujours leur route, sautant de planète en planète ? Nul ne le savait… ici. Mais ceux qui étaient restés sur Garmalia avaient tissé un fin réseau de fils de force pour lier à eux les autres mondes connus. La puissance amenant la richesse, ils avaient fait de Garmalia un monde de beauté et de confort, effaçant peu à peu le souvenir du monde originel, qui a probablement existé, mais que les livres de Frère Mélin ne mentionnaient plus que comme une planète morte. Ou même une légende, selon les textes.

Et Garmalia… Les récits disaient – ceux qu’un trouvère errant racontait parfois aux veillées, tout comme ceux de la bibliothèque – que c’était le Paradis Terrestre, la Terre Promise.

C’était… Car on ne sait pas si c’est toujours vrai.

Les gens de Garmalia ont un jour cessé de rêver pour se contenter d’administrer. Ils ont voulu perfectionner le système, asseoir plus solidement leur pouvoir, alors que la toile qu’ils avaient tissée était si résistante que rien ne pouvait la déchirer, ou même la faire frémir. Ils se sont étouffés, asphyxiant en même temps ceux dont ils étaient les maîtres.

Nous.

Moi.

Ce n’est nulle part écrit de cette manière dans les livres et Frère Mélin ne l’a pas compris de cette façon. Pour lui, le pouvoir de Garmalia existe toujours, incontesté. Un pouvoir fort doux et peu exigeant, qui nous laisse vivre paisiblement à notre rythme, à notre manière. Garmalia veille de loin sur nous avec bienveillance. Sa beauté et sa renommée ne sont plus aussi rayonnantes que dans le passé, sa puissance n’est plus aussi écrasante que jadis. Mais elle peut encore serrer les poings et frapper durement ceux qui tentent de lui désobéir. C’est-à-dire, souvent, ceux qui ont l’ambition de relancer une mécanique humaine qui s’endort lentement dans la routine.

C’est du moins de cette manière que j’interprète ce que j’ai lu dans les livres. Mais je n’en ai pas parlé. Je ne suis qu’un paysan habitant un village perdu sur une planète de troisième rang et je ne peux pas comprendre ces choses.

Je m’étonne parfois moi-même, et cela m’empêche de dormir, certaines nuits. Surtout parce que je me sens de moins en moins à ma place ici.

Nous ne pouvons douter que Garmalia soit toujours là. Parfois, un vaisseau de la Garde se pose à Mérina. Parfois, c’est un marchand spatial qui vient nous proposer les luxes et curiosités de l’Outre-ciel, dont un mince filet finit par atteindre le village, des mois et des mois plus tard.

Mais les vaisseaux de la Garde, il n’en est venu que six depuis l’enfance de mon père, et un seul depuis ma naissance. Quant aux marchands, ils se traînent sur des navires de plus en plus délabrés, dit-on à Mérina, et l’avant-dernier s’est même écrasé sur la plaine au sud de la ville en voulant repartir.

Un jour que nous allions en ville vendre des peaux tannées – cela arrive une fois ou deux par an et c’est une expédition qui prend trois semaines – j’ai obtenu du père de pouvoir aller regarder le cratère. C’était avant de parler de Garmalia et de mon rêve.

C’était profond. Froid et triste, aussi.

*
*   *

Le Seigneur me trouvait un peu malingre pour faire partie de ses gardes. J’ai soupiré de soulagement et je n’ai plus parlé de Garmalia, laissant les années s’écouler. Mais aujourd’hui, mon silence a pris fin. Va prendre fin d’ici quelques heures.

Ce soir, le Conseil se réunit. J’y serai. J’aurais pu m’y présenter pour réclamer mes droits depuis deux ans, pourtant rien ne m’y poussait vraiment. Et essuyer une rebuffade – ce qui arrive parfois et me guettait probablement plus qu’un autre – n’est jamais agréable.

Mais aujourd’hui, j’ai une bonne raison d’agir.

Je me regarde une dernière fois dans le miroir d’acier poli. J’ai une barbe d’un doigt de long, le minimum qu’exige la coutume. J’ai passé il y a déjà longtemps les épreuves du Chasseur – la pêche et l’élevage ne me disaient rien – et depuis trois ans, en plus du travail sur les terres familiales, je cultive mon propre champ, un lopin qui me vient de ma grand-mère. Je n’en ai pas tiré des récoltes extraordinaires, mais j’ai prouvé de deux manières que je ne suis pas une charge pour la collectivité. J’ai donc le droit d’assister au Conseil, et même d’y prendre la parole, même si je ne peux encore prendre part aux décisions. Pour cela, il me faudrait être marié et père d’un enfant au moins, mais je n’ai voulu me lier à personne.

J’ai une très bonne raison de me décider aujourd’hui : un vaisseau de la Garde vient de se poser sur la plaine, au-delà du monastère. L’équipage inspecte les défenses automatiques de la planète, a confié un astrot à mon oncle Olf.

Je veux partir avec ce vaisseau.

C’est par respect pour le père et toute la famille que je veux en parler devant le Conseil. Si je le voulais, j’arriverais au vaisseau sans que personne n’en sache rien. Je sais que, chaque fois, les gardes repartent avec quelques recrues. Comme je sais lire et écrire, et que je suis en bonne forme physique, j’ai mes chances, d’autant plus que les volontaires ne sont pas nombreux.

Je pourrais partir ainsi, en catimini, mais je ne veux pas que les miens souffrent d’un départ qu’on considérerait comme une fuite ou même une sorte de trahison. On n’aime pas beaucoup les Gardes, à Mérina, et le Seigneur pourrait faire comme s’il ignorait tout, forçant ma famille à continuer à payer ma part de dîme des années durant.

Si je parle au Conseil, si j’annonce ma volonté de m’en aller – m’opposant certainement à celle du père – on ne pourra rien lui reprocher.

J’entre dans la grange où le Conseil se réunit à cette saison. J’ai fait beaucoup de bruit pour prévenir de mon entrée. C’était inutile, bien sûr. Quelqu’un veille toujours à la porte et ils savaient que j’allais arriver, mais c’est la coutume de s’annoncer ainsi la première fois et je m’y suis plié. Bien que les livres m’aient appris que les coutumes n’ont de valeur réelle que pour ceux qui en comprennent la raison.

— Que viens-tu faire au Conseil, Dorty ? Tu devrais savoir que nous sommes trop occupés pour nous soucier des jeux d’un enfant !

C’est Khalem, le plus âgé, qui a parlé. Je ne suis pas vexé. Ce qu’il dit fait partie des rites, comme ma réponse :

— Il n’y a pas d’enfant ici, Khalem. Rien que des hommes libres.

Quelques instants de silence, puis Khalem reprend :

— C’est ce que je vois en effet, mais peut-être suis-je le seul…

Il laisse son regard traîner sur l’assemblée, une vingtaine d’hommes, pour la plupart un peu plus jeunes ou un peu plus âgés que le père. Je suis un peu tendu. Si Khalem est seul ou presque, je devrai m’en aller et normalement attendre une pleine année pour me représenter. Ce n’est pas trop grave, en fonction de mes projets, mais je voudrais être accepté, car une idée vient de surgir : mon héritage. Même si les spatiens ont la réputation d’être bien payés, pourquoi partir les mains vides ?

Heureusement, ils m’acceptent tous, y compris l’oncle Olf, qui a haussé les épaules.

— Assieds-toi, alors, me dit Khalem en désignant un billot inoccupé. Si tu n’as rien d’important à dire, contente-toi d’écouter débattre le Conseil et d’apprendre ce que c’est qu’être adulte.

Déjà il pense à autre chose. Je sais qu’un novice prend rarement la parole la première fois qu’il est admis au Conseil.

Je reste debout. Je les regarde tous un instant, puis, la gorge nouée malgré tout, je me décide :

— J’ai quelque chose à demander à mon père. (Je me sens tout à coup terriblement gêné et je fixe le sol entre mes mocassins.) Je voudrais ma part d’héritage.

— Ce n’est pas au Conseil d’en discuter. C’est une affaire entre ton père et toi.

— Justement, non, dit le père qui a tout compris en un éclair. Il veut quitter le village…

Il se tait et me regarde. Deux ou trois anciens hochent la tête tandis que les autres, étonnés, cherchent à se renseigner auprès de leurs voisins.

— Je demande l’avis du Conseil, fait le père après avoir laissé aux chuchotements le temps de s’apaiser.

Je suis sorti. Cette fois aussi, je connais la coutume, et elle dit que mon père peut continuer à siéger, mais pas moi.

Oncle Arn, avec qui je me suis toujours mieux entendu qu’avec Olf, est venu me chercher, près d’une heure plus tard. À sa tête, j’ai compris que la décision n’avait pas été favorable, mais il n’a rien dit.

Khalem ne me dit pas de m’asseoir, cette fois.

— Tu veux ta part d’héritage pour partir avec le vaisseau de la Garde ?

Je pourrais dire que ça ne les concerne pas, ou même mentir, inventer par exemple que c’est pour entrer dans les ordres ou aller m’installer à Mérina, mais à quoi bon ? J’acquiesce.

— C’est bien ce que nous pensions… (Il regarde les assistants les uns après les autres.) Le Conseil a décidé que tu ne peux emporter ta part d’héritage, ce qui appauvrirait le village.

— Mais cet héritage m’appartient ! Si j’entrais au monastère, ou si, comme Zormon, j’allais m’établir au pays de Moova, on me le donnerait, alors que le village en serait tout aussi appauvri !

— Le Conseil en a ainsi décidé.

C’est sans équivoque. Tant pis, je ne mendierai pas. À quoi bon, encore une fois ? Et puis, ce n’était qu’une idée de dernière minute et leur refus ne me fera pas changer d’avis. Je fais un quart de tour et je m’apprête à sortir, quand Khalem reprend la parole.

— Le Conseil a décidé que tu ne pouvais emporter ton héritage, mais depuis tout à l’heure, tu es un adulte de notre communauté à part entière et nous ne pouvons laisser l’un des nôtres partir vers l’inconnu démuni de tout.

Je remarque que tout en parlant, c’est surtout l’oncle Arn qu’il fixe d’un regard sévère. Il a dû se battre pour moi.

— Tu as donc le droit, poursuit Khalem, d’emporter tes armes ou tes outils, des vivres pour une semaine et trois objets à choisir parmi les possessions des membres du Conseil… Je dis bien trois objets, pas leur valeur. Tu dois donc pouvoir porter le tout sur toi.

*
*   *

Un officier de la Garde, accompagné – escorté n’est-il pas un mot plus exact ? – de trois astrots vient d’arriver au village. Je ne les ai vus que de loin, mais c’était presque suffisant pour me décourager. L’officier, un lieutenant, petit, bedonnant, suant, ne ressemble en rien aux héros de l’Expansion décrits dans les livres. Les trois astrots ne sont pas plus impressionnants, et eux, ils sont sales, en plus. Ils semblent n’avoir qu’une idée en tête : regagner au plus vite leur vaisseau. Après avoir cependant sacrifié au rite que nous connaissons tous : partager un repas avec les paysans frustes, mais fidèles au pouvoir de Garmalia. Un repas qu’ils ne touchent que du bout des lèvres et que le village n’offre que sur un ordre exprès du Seigneur, qui ne tient pas à avoir d’ennuis avec la Garde.

Je me suis quand même décidé à partir. Le prochain vaisseau ne passera peut-être que dans dix ou vingt ans, et rien ne garantit que son équipage ait meilleur apparence.

Je suis passé chez Olf, qui ne m’aime pas, qui ne m’a jamais aimé, pour prendre l’un des trois objets. Je n’ai pas hésité longtemps, car il y a bien des années que je rêve du couteau-qui-ne-s’use-pas de l’Oncle. Un objet ancien, retrouvé par mon arrière-grand-père dans les ruines d’une ville du Nord. Olf a tiré une drôle de tête quand il m’a vu le prendre, mais il ne pouvait rien dire.

Le couteau me sera certainement utile, mais j’éprouve surtout un plaisir presque enfantin à l’idée de priver le cher oncle de l’un de ses biens les plus précieux, même si c’est plus symbolique qu’en valeur réelle.

Je suis ensuite revenu chez moi, pour prendre les provisions. Si la Garde voulait bien de moi, je n’en aurais pas besoin. Mais s’ils me refusaient, je ne comptais pas revenir au village, et la nourriture me viendrait bien à point pour partir vers les villes du Nord et changer d’horizon.

La maison était obscure et je l’ai crue vide. J’ai rempli mon sac de poisson séché, d’un peu de viande fumée, de fruits et de galettes dures. J’ai entendu un mouvement.

Mon père m’attendait dans la salle commune.

— Tiens, m’a-t-il dit. Prends cela.

Il me tendait un anneau de métal jaune. Une bague. Au poids, j’ai compris que c’était de l’or. Comme j’hésitais en faisant mine d’examiner la gravure du chaton – l’examinant réellement, car j’ignorais que nous possédions un bijou d’une telle valeur –, il s’est un peu énervé.

— C’est à toi, mais cache-le bien ! L’or seul vaut cher et t’aidera peut-être un jour à ne pas mourir de faim… (Son ton s’est brusquement radouci.) Mais si tu peux, conserve cette bague et transmets-là à ton propre fils. Comme nous le faisons tous depuis bien longtemps.

Il y avait de l’émotion dans sa voix. Il ne m’a pas demandé de renoncer à partir, même si c’était probablement ce qu’il désirait le plus au monde en cet instant. Dans quelques instants, il n’aurait plus de fils.

Il était trop tard. J’ai glissé la bague dans une petite poche découpée dans une double épaisseur de mon bracelet d’archer et je suis sorti de la maison en le remerciant.

J’avais deux objets, même si mon père m’avait donné la bague. Mais je ne voyais pas ce que je pourrais ajouter d’utile au couteau, ou ce qui aurait autant de valeur que la bague. Je me suis dirigé vers l’auberge, pour attendre le départ des spatiens et les accompagner. En traversant le village, je me suis arrêté devant la maison de Lisa-qui-fait-parler-les-pierres. Elle n’était pas là, mais ses œuvres emplissaient la maison.

C’étaient des pierres de toutes tailles, de toutes formes, de toutes couleurs. Lisa en recevait parfois des autres villageois, mais le plus souvent les récoltait elle-même dans les bois et dans les champs, puis les posait sur des étagères. Elle ne s’en occupait plus pendant des semaines, voire des mois, puis, après mûre réflexion, elle leur trouvait un nom, qui était parfois toute une histoire. Quelquefois une prophétie. On venait de loin rendre visite à Lisa pour lui acheter une pierre porte-bonheur, ou lui demander la signification d’un caillou qu’on avait découvert. Les plus significatifs étaient ceux qu’on trouvait parfois dans l’estomac des bêtes.

Il y avait des centaines de pierres, mais je savais laquelle prendre. Un caillou rond, très plat, usé par la rivière au point d’être percé d’un trou. Une pierre grise, banale, mais avec une tache blanche, irrégulière, sur l’une des faces. Je l’avais vue des mois plus tôt, alors qu’elle ne portait pas encore de nom, et elle m’avait plu. Depuis lors, Lisa l’avait peut-être baptisée, mais j’ignorais quel nom elle lui avait donné.

La pierre était facile à trouver, isolée sur une étagère. Je l’ai prise en main. Elle était légère, aussi polie que dans mes souvenirs. Lisa l’avait nettoyée, ou plongée dans un liquide mordant, et elle n’était plus grise, mais presque noire, d’un noir mat où les yeux se perdent à la recherche d’un reflet, ce qui faisait ressortir plus vivement la tache blanche.

Il y avait une irrégularité sur l’une des faces. J’ai regardé de plus près. Lisa avait gravé le nom de la pierre : Grandeur. J’ai remarqué un bout de papier sur l’étagère. Il y était écrit : Pour Dorty, s’il part réaliser son rêve. J’aurais aimé attendre, pour rencontrer Lisa et qu’elle m’en dise plus, mais je n’avais plus le temps. J’entendais les chasseurs chanter et je savais que leur chœur terminait le repas rituel. Les spatiens allaient retourner à l’astronef.

J’avais mes trois objets. Je pouvais partir.

Comme les Gardes quittaient le village en titubant légèrement – ils avaient quand même fait honneur à la bière ou au vin –, je me suis lancé à leur suite après un dernier regard derrière moi. Je savais que je faisais mal à ma mère en partant, surtout sans lui dire adieu, mais je ne m’en sentais pas le courage. J’ai pris un raccourci par les bois et, au passage, j’ai déterré une fois de plus le coffret. Il était toujours fermé, et me serait parfaitement inutile. Comme la pierre de Lisa. Mais, de toute manière, il le serait encore plus pour le village, puisque celui-ci ignorait son existence.

Le vaisseau n’est pas bien loin. Je cherche des phrases pour expliquer que je veux m’engager dans la Garde. Mais je ne veux pas parler de Garmalia, sauf pour en dire ce que tout le monde sait. D’abord, parce qu’ils me riraient au nez s’ils connaissaient mes rêves, ensuite parce que je me souviens des paroles de Dounia-la-Sorcière.

Brusquement, tout devient noir, et je perds connaissance.

Je retrouve la lumière moins vite et plus péniblement, le corps parcouru d’un fourmillement désagréable. Je suis dans une tente. Je regarde autour de moi, sans bouger. Car à part mon cou encore raide, le reste de mes muscles ne répond pas à ma volonté.

Je suis assis dans un fauteuil assez confortable. On ne m’a pas entravé. Inutile, puisque je suis paralysé. Devant moi, au pied de la paroi de toile, des sacs. À gauche, presque en dehors de mon champ de vision, deux Gardes assis sur des fauteuils pliants. L’un d’eux se lève et vient vers moi.

— Lieutenant ! Le paysan s’est réveillé.

Un bruit de pas. Le petit lieutenant bedonnant apparaît devant moi.

— Pourquoi nous suivais-tu ? Pour nous voler, nous tuer ?

— Non. Je veux aller dans l’espace… Connaître d’autres mondes.

— Il dit vrai, intervient le Garde. L’analyseur le confirme.

— Admettons. Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt me trouver ? Au village, par exemple ?

— Parce que…

Je voudrais trouver une explication plausible, mais sans dire que le village s’oppose à mon départ et qu’il m’a, en quelque sorte, rejeté. Puis le mot analyseur me frappe. C’est une machine qui permet de déceler le mensonge, je le sais, on en parlait dans les livres. Je raconte donc rapidement ce qui s’est passé au Conseil.

Le lieutenant reste un instant songeur.

— Ça se passe souvent comme ça. Ils ne peuvent admettre qu’entrer dans la Garde vaut bien mieux que croupir sur une planète arriérée. (Il s’interrompt un instant.) Nous avons toujours besoin d’hommes. Fais-lui passer les tests, dit-il à l’un des Gardes. Encore que, ajoute-t-il comme pour lui-même, il y ait peu de chance d’en faire un véritable Garde.

Il s’en va. Le Garde se penche sur moi. J’ai l’impression qu’il m’effleure l’épaule. Je peux à nouveau bouger.

— Pour les tests, c’est dans l’autre tente.

L’air de la nuit achève de dissiper la torpeur qui m’empêchait de bouger. À mi-chemin entre les deux tentes, le Garde qui m’accompagne se prend le pied dans un câble, trébuche et se raccroche à mon épaule.

— Si tu es ignorant, tant mieux. Sinon fais celui qui ne sait rien.

Ma première réaction est de lui demander ce qu’il veut dire par là, mais son visage a pris la dureté de la pierre. Je renonce à une question qui n’obtiendrait certainement aucune réponse.

Dans l’autre tente, je découvre mes affaires négligemment entassées dans un coin. Il y a aussi un fauteuil métallique sur lequel on me fait asseoir. J’ai les yeux tournés vers la paroi de la tente, grise et sans relief. Sans fond non plus. Un vertige me prend, et, profitant de cette faiblesse, une force se saisit de moi. Une force qui m’oblige à la sincérité.

Cette fois, cela va bien plus loin qu’un simple contrôle de vérité. Une voix me pose des questions, des dizaines, des centaines de questions. Par jeu, au début, j’ai envie de mentir sur des choses sans importance, comme le nom de mes sœurs ou leur nombre, mais une sorte de nausée s’empare de moi à chaque tentative, et je renonce. Les premières questions étaient banales et, je crois, sans importance : mon nom, celui du village, mon âge. Je comprends qu’elles ont pour but d’étalonner l’appareil, car j’ai lu quelque chose sur ce genre de technique. Un autre moi-même semble contempler tout cela à distance, et celui-là sait que l’appareil n’exige pas plus d’informations que la question ne l’implique. Je ne peux pas mentir, mais je peux ne répondre qu’à la question posée, sans me sentir forcé d’ajouter des précisions. Il me faut seulement faire très attention, et c’est difficile, car le Dorty qui répond est presque complètement détaché du Dorty qui réfléchit et qui se souvient du conseil du Garde, même s’il en ignore la raison.

Les vraies questions commencent :

— Sais-tu lire ?

— Oui.

— Et écrire ?

— Aussi.

— As-tu beaucoup appris sur l’Empire ?

— Les généralités dont tout le monde peut disposer.

C’est une première tentative. Je ne mens pas : la bibliothèque des moines est accessible à tous. Ce n’est pas à moi de préciser que personne ou presque en dehors d’eux n’y met les pieds. La machine ne réagit pas.

— Que sais-tu de Garmalia ?

— C’est la Planète aux Mille Soleils, là où vit l’Empereur. C’est de là qu’est dirigé tout l’Empire. C’est une grande ville où les forêts sont des jardins soignés, sans animaux dangereux. Le recensement de 19.917 y dénombrait une population de huit milliards environ, dont près d’un quart de fonctionnaires impériaux et…

— Assez. Ces chiffres ne nous intéressent pas, d’autant plus qu’ils sont dépassés. Où as-tu appris cela ?

— Au monastère. (L’interrogateur comprend à l’école des moines et ça lui suffit. J’ai même droit à un instant de repos, puis la voix reprend :) Si tu entres dans la Garde, sais-tu à quoi tu t’engages ?

— À obéir aveuglément à tous les ordres de l’Empereur ou de ses représentants, sans me soucier de savoir s’ils sont justes ou injustes, faciles à exécuter ou difficiles. Cela, pendant dix années standard après la période d’entraînement. Et si je quitte la Garde, je resterai à la disposition de l’Empereur tout le reste de ma vie en cas de besoin.

— C’est bien. Mais comment sais-tu tout cela ?

— C’est l’une des choses que les moines nous enseignent.

— J’ignorais qu’il existait encore des moines aussi respectueux de l’Empire, commente une autre voix que celle qui m’interroge depuis le début.

Respectueux, les moines ne le sont pas tellement. Ce que je viens de répondre n’est qu’une synthèse de l’enseignement des moines, une information dépouillée des commentaires qui présentent la Garde sous des dehors noirs et inhumains. Dix ans sans pouvoir choisir son destin, à tuer des innocents, à brûler leurs maisons ou leurs récoltes, et le reste de sa vie à passer sans savoir s’il ne faudra pas dans l’heure qui suit quitter maison et famille… Qui aurait l’idée de s’engager dans la Garde après cet enseignement ?

Je n’ai pas le temps de m’appesantir sur le fait. Les questions recommencent à pleuvoir et j’y réponds de plus en plus mécaniquement. Au rythme où ça va, le Dorty qui veille a à peine le temps de réfléchir à la réponse que fait automatiquement l’autre. Heureusement, les questions se mettent à tourner autour de sujets dont j’ignore réellement tout et mes réponses sont parfaitement sincères dans leur laconisme négatif. Plus tard, je m’apercevrai que je n’ai retenu que quelques questions, et que celles-ci n’ont aucun sens pour moi : « Qui est Helmer Moran ? », « Qu’est-ce que le Transvitalisme ? », « Où se trouve le Temple des Sept Sagesses ? »

Trois questions parmi des dizaines d’autres auxquelles je peux seulement répondre « non » ou « je ne sais pas » avec une telle régularité que je dois certainement lasser mon interrogateur. Il continue pourtant et peu à peu je perçois une satisfaction certaine dans sa voix. Au passage, je retiens quelques mots, quelques noms de plus. J’essaierai plus tard de me renseigner, si ce n’est pas trop dangereux. Je ne sais toujours pas ce qui me pousse vers Garmalia, mais je ne veux pas y débarquer en paysan ignare.

Le flot de questions s’interrompt brusquement. Derrière moi, j’entends chuchoter. Le rideau gris que j’avais devant les yeux redevient une banale toile de tente.

— Debout ! fait le Garde.

Nous retournons dans l’autre tente. Je reste un instant immobile, l’écoutant faire son rapport.

— Nous pouvons l’engager, lieutenant. Le détecteur l’a sondé sous toutes les coutures et l’a trouvé pur comme de l’eau de roche. Quant à ses capacités physiques, elles dépassent la moyenne habituelle, ce qui est assez normal pour un paysan sain et jeune qui a vécu près de la nature.

— Bien. Sergent, qu’il prête serment. Nous partons dans deux heures.