CHAPITRE II

Nous débarquons sur Régallo. Une ancienne capitale impériale. Sa gloire date de près de dix mille ans, mais elle a pour l’instant quelques velléités de regagner son rang. Une espèce de général-prophète a soulevé une partie de la population qui a expulsé le gouverneur désigné par l’Empereur. Que ce gouverneur ait été l’un des leurs et que son rôle se soit borné en fait à figurer à la place d’honneur lors des grandes cérémonies, les Régallans s’en moquaient. Ce qu’ils voulaient, c’était marquer leur indépendance toute neuve d’un grand geste.

Les fonctionnaires de Garmalia ont compris le geste et nous apportons la réponse.

J’ai été intégré au groupe de débarquement. Autour de moi, on accueille l’opération comme une heureuse diversion aux heures mornes de la vie à bord. Moi plus encore que les autres, qui n’ai pas vu le ciel bleu ou les arbres d’une forêt depuis plus de trois mois. Je ne savais pas que ça me manquerait à ce point.

Mon entraînement de base est terminé. En fait, je sais me servir du matériel et il ne me manque que la pratique. Voici l’occasion d’en acquérir.

Je suis toujours à bord du même navire. Quand il dressait ses soixante mètres sur la plaine, non loin du village, il m’impressionnait terriblement. Depuis, j’ai vu beaucoup mieux. Je sais aussi que je ne suis qu’un astrot de seconde classe, pas encore confirmé, sur un petit aviso, l’un de ceux qui reçoivent les corvées les plus minables, les moins glorieuses. Les inspections de routine sur les planètes régressives, par exemple.

C’est cependant un navire rapide et bien armé et il pourrait réduire un continent à l’état de laves fumantes en quelques passages.

Ce n’est pas pour ça que nous sommes ici. Une boule de lave ne servirait pas l’Empire. Elle ne lui verserait pas de tribut, ne lui procurerait pas de matières premières ou d’hommes. Et si la ponction impériale directe est presque symbolique, elle doit continuer à alimenter les fonctionnaires de Garmalia bien plus que la Cour elle-même, je n’ai pas tardé à le comprendre.

La boule de lave, ce sera pour plus tard, si les commandos ne suffisent pas. Si nous ne suffisons pas.

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*   *

Au village, on parlait de la Garde, tout simplement. Depuis, j’ai appris que les choses n’étaient pas si simples. Il y a les spatiens, les vrais, ceux sans qui un astronef ne pourrait voler ou combattre. Ils ne sont qu’une vingtaine à bord et se tiennent à l’écart. Ou plutôt, nous tiennent à l’écart. Nous les Forces de Frappe, nous ne les aimons pas. Je dis « nous », mais moi, je n’ai pas encore vraiment l’esprit de corps, et j’ai tendance à admirer les spatiens.

À bord de l’aviso, le ZX-428, on voit la différence entre les deux groupes, et aussi entre les locaux qui nous sont propres. Et justement, les nôtres ne le sont pas vraiment, malgré les corvées incessantes. Trois cents hommes. Nous sommes trop nombreux dans quelques dortoirs trop petits, avec une cuisine où l’on travaille en permanence pour nous nourrir à tour de rôle.

En plus, il y a certainement une sorte d’exagération de notre côté, pour bien nous distinguer des spatiens. L’Empire étant sans rival dans l’espace, ils ne courent guère de risques. Mais dans la boue – un mot qui désigne toute surface planétaire – nos équipements supérieurs ne nous garantissent pas, disent les vétérans, contre les blessures ou même la mort.

C’est nous qui saignons et mourrons pour l’Empire, pas les spatiens.

Malgré tout, ils n’ont pas toujours la belle vie. Ils ne sont que des astrots de la Garde impériale, et la Garde de Garmalia, qui a les meilleurs équipements, qui choisit les meilleurs officiers, les technos les plus qualifiés, les considère à peu près comme du crottin de cheval.

Je me suis déjà demandé s’il y avait quelque chose au-dessus de la Garde de Garmalia…

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*   *

Nous avons rejoint le Capella VII, un croiseur de classe C, et sa flottille de protection. Il est mieux armé que nous et porte dans ses flancs deux régiments lourds des FF et leur matériel. De quoi ramener les rebelles à la raison. Quelques avisos rameutés des confins forment l’appoint. Ils lanceront des commandos légèrement équipés sur des villes ou des positions stratégiques secondaires.

Le ZX-428 va opérer avec les commandos du 457, un aviso de la même classe. Notre objectif, c’est Valdivia, un port qui commande les plaines du continent nord.

Une sonnerie retentit. Le sas s’ouvre. Le sergent Kelmal nous pousse dehors – surtout les quelques novices – et je me retrouve à trois cents mètres au-dessus du sol, suspendu à mon harnais paragrav’. Je suis parmi les premiers du groupe et, après un petit moment d’inquiétude – c’est mon premier saut réel –, je cherche du regard le reste du commando, qui s’égrène dans les airs tandis que le navire s’en va bloquer l’astroport local.

Le harnais est préréglé à 0,85 et je descends assez rapidement, mais je peux me recevoir en douceur, sans même rouler à terre. Un coup de pouce à la manette et je retrouve mon poids normal. Un peu moins, tout de même, car la gravité locale est un peu inférieure à la gravité standard qui règne à bord de l’aviso, elle-même un peu plus faible que celle de Mérina. Je regarde les autres. La plupart sont encore en l’air, dérivant au-dessus d’un vallon, alors que je me suis posé sur une crête.

Un éclair. Un second. Une série d’éclairs éblouissants.

Ce sont des cadavres qui arrivent au sol. Certains brutalement, car le harnais a grillé, d’autres toujours en douceur. Kelmal a eu le temps de riposter avant de se faire griller à son tour. Deux salves. Son fulgurant a mis le feu au sous-bois, car c’est le plein été ici et tout est fort sec. Je vois un groupe d’hommes quitter en hâte les couverts où ils se dissimulaient.

Je saisis mon arme. Je m’apprête à tirer. Je renonce. Trop nombreux, ils ne me laissent aucun espoir et les autres survivants du commando – je suppose qu’il y en a quand même – ne se manifestent pas. Ils sont peut-être déjà loin. La fuite est la seule solution. J’active à nouveau le harnais, presque au maximum. À 0,95 de compensation, je saute facilement le vallon suivant, mais en même temps, je révèle ma position. Des cris, des éclatements derrière moi. Une chaleur intense surchauffe l’air qui m’entoure.

Heureusement, je suis déjà trop loin.

Pour faire bonne mesure, je continue pendant un moment à survoler la campagne, me relançant d’une talonnade tous les cent mètres. Des bosquets, des prés, parfois quelques champs où le grain est presque mûr. Je consulte mon compas de poignet. Je vais dans la bonne direction, vers les faubourgs sud de Valdivia. Le 457 devait lancer son commando au sud-est. J’oblique sur la droite. Avec un peu de chance, je les aurai rejoints dans moins de deux heures.

Au bout de dix minutes, pour épargner la pile, je me pose et je continue au pas de course, laissant tout de même le harnais m’alléger d’un tiers de mon poids. C’est moins fatiguant, et de cette manière, je peux facilement sauter les ruisseaux et les clôtures qui sillonnent une plaine légèrement ondulée.

Tout en surveillant les alentours, je me pose des questions. Vraiment pas de chance que ces rebelles se soient trouvés juste là, sous nos pieds, au moment du largage. Malheureux surtout pour les camarades que je commençais à me faire. Et étrange. Surtout étrange. À moins que…

À moins qu’ils n’aient été prévenus de notre arrivée. Plus j’y réfléchis, plus je pense que c’est la seule explication. Et dans ce cas, pourquoi le commando du 457 aurait-il eu plus de chance ?

Et le reste de la flotte ? Si trahison il y a eu, pourquoi serait-elle limitée à quelques commandos légers ?

Je suis peut-être le seul survivant, ou le seul homme en liberté de toutes les troupes de débarquement… Ne fantasmons pas ! Entre abattre un commando léger comme le nôtre et annihiler les régiments lourds, il y a bien plus que des nuances !

Et, quelle que soit la situation, je ne vais pas me laisser abattre. Par les rebelles ou le désespoir.

On ne nous a guère donné d’informations sur la situation locale tant l’affaire semblait simple et classique. Nous devions suivre Kelmal. C’est lui qui avait les cartes et le seul communicateur à longue portée. Je sais donc seulement que Valdivia devait se trouver à une quarantaine de kilomètres au nord et que c’est à la fois un port maritime et spatial. Une ville moyenne de deux millions d’habitants. Moyenne ! Presque autant que toute la population de Mérina !

En attendant d’en atteindre les faubourgs, la région que je traverse semble peu peuplée. À part les zones cultivées, il me faudra attendre près d’une heure – à l’allure où je vais, cela doit faire dix à douze kilomètres – pour voir apparaître une vraie route. Elle est étroite et va presque dans la direction que je suis. Je continue parallèlement à la route. Une suite de haies irrégulières la borde et je pourrai facilement échapper aux regards des passants que je croiserais.

Sans négliger de surveiller les alentours et de regarder où je pose les pieds, je fais mentalement l’inventaire de ce que j’ai sur moi. Le harnais, d’abord, mon plus gros avantage. Ce n’est ni une arme, ni un engin secret, mais les rebelles n’en disposent pas. Correction : ne devraient pas en disposer. Avec cette trahison dont je suis de plus en plus sûr, on peut douter de tout, et ils ont de toute manière dû en récupérer quelques uns sur les commandos abattus.

Ensuite, mon fulgurant. Une arme classique, inventée il y a plusieurs milliers d’années, si simple et si parfaite qu’on ne l’a guère perfectionnée depuis. Il lance des décharges d’énergie à plusieurs dizaines de mètres, brûlant tout sur leur passage. Efficace, mais l’éclair le rend peu discret, surtout de nuit. À mon goût de chasseur, tout au moins. Et si j’ai une dizaine de charges sur moi, de quoi tirer plus d’un quart d’heure en continu, elles finiront par s’épuiser.

J’ai tendance à me fier beaucoup plus à un armement qui remonte à la préhistoire : un long couteau à lame mince enfoncé dans ma botte droite. Il n’a l’air de rien, mais une fois déplié, c’est presque une arme d’escrime. Dissimulés dans l’épaisseur de la botte gauche, deux petits poignards de jet. De très loin supérieurs à ceux avec lesquels il m’est arrivé de m’amuser au village. Je savais déjà lancer honnêtement, et avec ceux-là, j’ai encore fait pas mal de progrès en salle d’exercice. C’est d’ailleurs pour ça que je les porte. Ils ne font pas partie de l’équipement réglementaire, mais Kelmal, que j’aimais bien, avait certaines idées particulières sur les règlements et c’est lui qui m’a conseillé de les inclure dans mon armement individuel.

J’ai encore huit grenades à la ceinture. Quatre explosives et quatre fumigènes.

Dans mon paquetage, j’ai des rations concentrées. De quoi tenir six jours. Au fond, pourquoi m’obstiner ? Je n’ai qu’à tourner le dos à Valdivia et à attendre confortablement dans l’arrière-pays que tout se calme. Et, chasseur, je pourrai probablement tenir bien plus que six jours.

Mais comment savoir ce qui se passe, comment trouver le bon moment pour revenir à la civilisation ? Je n’ai qu’un microcom de poignet, qui porte à une dizaine de kilomètres au mieux. Je le branche de temps à autre, mais sur nos fréquences, c’est le silence total, et sur les autres je n’ai encore capté que des messages sans intérêt, sinon que me démontrer que la région est habitée, ce que je savais déjà.

Non, je chasse l’idée de me réfugier dans la forêt, pour garder ça comme dernière ressource.

Je suis toujours la route, de plus en plus prudemment, car les haies se sont interrompues, et il n’y a que des champs ou des prés autour de moi, sans le moindre bouquet d’arbres où me mettre à l’abri.

Le chemin monte lentement, puis la pente se fait plus raide quand la route attaque une colline en louvoyant. Grâce au harnais, je coupe au plus court, évitant plusieurs kilomètres de sinuosités. En voyant le soleil haut dans le ciel, je me rends compte que le temps a passé plus vite que je ne le pensais. Il est dix heures vingt – heure locale – à ma montre et il y a plus de deux heures que j’ai sauté. Du sommet, j’apercevrai peut-être Valdivia et je ne dois plus être bien loin de l’endroit où le 457 a dû lâcher ses troupes.

Le ciel est clair. Pas d’éclairs, pas de fumées, mais ça ne signifie rien. Si le plan a été respecté – j’ai des doutes mais aucune preuve – tout doit être maintenant rentré dans l’ordre dans une ville bouclée par nos troupes.

Je continue de plus en plus prudemment. Ce n’est pas le moment de me faire repérer, d’autant plus qu’en face, si nous avons vraiment été trahis, ils ont largement eu le temps de récupérer le matériel des commandos du 457.

Je ne sais pas si l’homme fort des rebelles a pris position au nom des Transvitalistes ou d’Helmer Moran mais, parmi nous, nul ne se doutait que l’une des factions pouvait disposer de complicités dans la flotte. Ça paraît impossible avec la sélection de départ et l’endoctrinement profond par lequel tout le monde passe en principe.

Même si je suis la preuve que des exceptions existent, au moins temporairement : je ne l’ai pas encore subi parce que le matériel n’existe que sur les vaisseaux de ligne ou dans les arsenaux.

J’en sais maintenant plus sur l’Empire et ses ennemis qu’au moment où on m’interrogeait, mais j’ignore encore bien des choses.

Les Transvitalistes… Une philosophie d’abord, un mouvement politique ensuite. Ce sont des défaitistes, qui annoncent la fin de l’humanité pour bientôt, et plutôt que chercher à lutter, ils veulent accélérer ce qu’ils considèrent comme inévitable. Selon eux, l’Homme a eu son heure de gloire – qui a quand même duré quelques millénaires – mais maintenant que le sommet a été atteint et que l’Expansion a pris fin, il se trouve sur une pente descendante et sa chute ne va cesser de s’accélérer. Elle ne s’arrêtera même pas avec le retour à la barbarie originelle. Les Transvitalistes disent que la race est épuisée, incapable de retrouver un second souffle.

J’ai du mal à croire que des êtres humains peuvent penser sincèrement de la sorte, mais là où je ne les suis plus du tout, c’est lorsqu’ils prétendent que l’humanité doit s’efforcer de faire place nette pour des successeurs dont nous ignorons à quoi ils peuvent ressembler ! Il y a des races humanoïdes primitives sur divers mondes, mais les Transvitalistes n’en désignent aucune en particulier. Et bien plus, loin d’estimer que nous avons le droit de disparaître tranquillement, ils veulent que l’Empire consacre une large part de ses ressources à l’éducation de ces races, et d’autres, non humanoïdes, pour leur donner à toutes une chance égale de nous supplanter !

Ils n’ont aucun succès dans les élites, mais une partie du peuple les suit : l’Homme étant condamné, on peut donc se laisser vivre confortablement en attendant la fin. La fin de l’Empire, de la Garde, de la noblesse ou de l’administration, c’est aussi la disparition du tribut impérial et de toutes les taxes. La fin de l’effort…

Ils sont devenus nombreux et puissants, au point de s’offrir quelques dissidences secondaires qui affirment que nos successeurs seront des hommes modifiés par les conditions de vie particulières de telle ou telle planète. Une théorie qui relance les nationalismes, car chaque sous-race de l’empire peut se croire le peuple élu.

On ne nous a dit des troubles de Régallo que le strict nécessaire pour les opérations de maintien de l’ordre. Mais des rumeurs circulaient à bord du 428. On ne parlait pas des Transvitalistes, plutôt des partisans d’Helmer Moran.

Depuis mon interrogatoire, lorsque j’ai entendu pour la première fois ce nom, j’en ai appris un peu plus. En écoutant les bavardages des astrots plus anciens ou en lisant les communiqués officiels.

Bien sûr, tous ne parlaient pas de Moran et toutes les conversations ne tournaient pas autour de lui. Et elles parlaient moins de ses objectifs que de ses exploits au détriment des forces impériales, c’est-à-dire nous-mêmes.

Tout le monde admet qu’il ne possède que quelques vaisseaux légers – des marchands armés – et que ses partisans, s’ils sont nombreux, ne représentent qu’une infime minorité des populations de l’Empire, les véritables combattants n’étant qu’une poignée. C’est la version officielle, qui veut minimiser ses moyens et elle est cohérente, dans la mesure où les arsenaux capables de lancer des vaisseaux lourds sont tous contrôlés. Mais en même temps, on lui attribue des victoires sur des forces dix fois plus importantes. Ce doit être un véritable génie militaire. Ou alors, les forces impériales ne sont plus dignes de leur réputation.

Moran n’est pas un homme seul. On cite assez souvent quelques-uns de ses principaux lieutenants. Notamment Lamil et Herzy qui ont leur part de gloire personnelle. Et, en plus de ses quelques navires, il dispose de troupes de soutien terrestre, qui n’interviennent qu’en coup de poing pour se replier rapidement vers l’une ou l’autre base secrète. Quelques dizaines de milliers d’hommes tout au plus. Autant dire rien… ce qui explique en partie qu’ils restent introuvables : avec plus de deux mille mondes habités, plus les planètes terrestroïdes et les autres, il y a trop de place pour que la Garde fouille partout.

Ça, ce sont des faits. Plus ou moins exagérés dans un sens ou dans l’autre, mais des faits à peu près contrôlables. Le reste ? Des rumeurs, des ragots, des hypothèses. Des choses qu’on n’aborde que par le biais et à voix basse, car tout ce qui touche Moran est tabou, à l’exception des communiqués officiels, et parler de lui est punissable du fouet dans la Garde. Mais quand on s’ennuie, on a le temps de penser, de rêver. On se demande si brusquement un vaisseau portant l’emblème de Moran, les trois étoiles d’or cerclant un croissant de lune, ne va pas surgir devant nous, apportant la gloire ou la mort. On passe son temps à nourrir ce genre de rêve…

Les thèses de Moran auraient un point commun avec celles des Transvitalistes : la fin inéluctable de l’Empire, et on comprend que cela ne plaise pas à Garmalia. Mais Moran n’y voit pas du tout la fin de l’humanité. Pour lui, l’Empire est une machine trop lourde qui est condamnée, mais qui va entraîner l’humanité dans sa chute, vers une régression complète. Pour empêcher la disparition des connaissances acquises au cours des millénaires et le retour du primitivisme, il faut donc que l’Empire soit anéanti au plus vite, tant que subsiste la civilisation.

Moran se bat contre l’Empire, ou plus précisément contre l’administration impériale et, en cela, ses hommes se retrouvent parfois alliés aux Transvitalistes. Mais leurs objectifs à long terme sont totalement opposés.

Je ne connais que ce que rapportent les rumeurs, bien sûr, mais elles disent que les partisans de Moran ne se recrutent d’ailleurs pas dans les mêmes milieux. Personne ne se déclare officiellement pour lui, évidemment, mais il disposerait d’un certain nombre d’appuis ou de sympathisants chez les grands marchands ou les scientifiques. Son père, Hulor, était d’ailleurs l’un d’eux, et il a exposé ses thèses il y a une trentaine d’années déjà. Il n’avait pris aucune précaution, considérant cela comme un document purement scientifique et fut victime de sa candeur. Il a été emprisonné, jugé, condamné et exécuté malgré une levée de boucliers parmi les savants et même un bon nombre de nobles. Helmer Moran n’avait que vingt ans à l’époque. C’était plus ou moins un artiste et il n’avait pas été mêlé à la polémique, ce qui lui a valu de ne pas être inquiété. Il n’a refait surface que depuis une dizaine d’années, sans commettre la même erreur que son père, mais en reprenant ses théories et en les radicalisant.

Il a tout de suite trouvé des partisans dans les milieux traditionnellement opposés à la lourdeur de l’administration impériale, mais ce n’est pas tout : on chuchote qu’un certain nombre de jeunes officiers de la Garde apprécieraient de voir revenir grâce à lui une période d’expansion où ils pourraient s’occuper à autre chose que des besognes de basse police.

On bavarde, on dit bien des choses. Rien n’est sûr, tout est supposé, ou presque. Le Garde qui m’avait conseillé de jouer les ignorants savait peut-être quelque chose, mais je n’ai pas eu l’occasion de parler avec lui : huit jours après mon engagement, il a été transféré sur un autre aviso.

Le 457, justement.

Perdu dans mes réflexions, j’ai failli déboucher en plein milieu d’un village. Un hameau, plutôt. Cinq maisons d’abord, trois d’un côté de la route, deux autres en face, puis un peu plus loin, une sixième au bord d’un ruisseau que franchit un petit pont. Je bloque sur place et je me rejette dans le tournant en creux qui me masquait le hameau. Avec un temps de retard : une fusée rouge jaillit dans le ciel. Son éclat, puis son panache de fumée doivent s’apercevoir à des kilomètres. De quoi rameuter pas mal de monde vers le coin.

Une demi-douzaine d’hommes sort de la troisième maison. Ils ne portent pas d’uniforme, seulement un brassard bleu. Ils sont armés. L’air se met à puer l’ozone autour de moi. Des électrans, l’arme typique de la police. C’est moins dévastateur que mon arme, mais très efficace à courte portée, sauf si on dispose d’une armure isolante. Ils sont heureusement assez loin pour que je ne ressente qu’une impression désagréable et non la décharge tétanisante que l’arme provoque à courte distance.

Je bondis en arrière et j’escalade un talus de trois mètres de haut, me retrouvant dans une prairie. Pratiquement rien pour me dissimuler, sinon quelques buissons décharnés. Mais le fulgurant porte nettement plus loin que les électrans. Je n’ai qu’à attendre qu’ils s’approchent.

Ils sont prudents. Quand je les découvre, ils se sont divisés en trois groupes de deux et manœuvrent pour m’encercler, tout en se tenant à la limite de portée de mon arme. L’une des paires, plus hardie, vient dans ma direction. J’hésite un instant : ils ne sont pas vraiment dangereux et je pourrais leur échapper facilement. C’est un gibier trop facile et je ne suis pas un tueur. Je diminue de quelques crans la puissance de la décharge avant de tirer. Ils seront seulement roussis au lieu d’être grillés. Dès qu’ils sont à bonne distance, je tire. Deux fois vers eux, deux autres vers leurs compagnons plus éloignés. En même temps, je branche le harnais au maximum et je saute vers la route. Passant au-dessus, je balaie. Au hasard. J’entends un hurlement, mais je n’ai pas le temps de voir quoi que ce soit. L’ozone ! L’air crépite autour de moi et une douleur brutale me secoue la jambe droite. Je débranche le harnais et je tombe à terre. De quatre mètres de haut, ça ne fait pas du bien, surtout à ma jambe. Heureusement, avec le harnais, je conserve ma mobilité même devenu cul-de-jatte.

Je suis à nouveau à 0,95 et je vole au ras du sol en me propulsant d’une main, traînant cette jambe qui me fait de plus en plus mal. Brusquement, je décide qu’il est inutile de continuer à fuir simplement devant moi. Maintenant que je suis repéré, la poursuite va s’organiser et je peux tomber sur d’autres groupes alertés par la fusée. J’oblique à droite sur deux cents mètres, puis encore à droite. Je reviens vers le hameau. Je trouve le ruisseau, je suis son cours.

Le petit pont… La maison isolée. Un bond. Lancé par ma bonne jambe, j’arrive sur le toit en pente, à moitié dans le feuillage d’un arbre. J’ai repéré une lucarne. Elle est entrouverte et je m’y glisse.

Je suis dans un grenier, poussiéreux comme tout grenier qui se respecte.

Ma jambe d’abord. Elle fourmille d’une manière infernale, mais c’est bon signe. La décharge électrique n’a fait que m’effleurer et d’ici une demi-heure au plus, j’aurai recouvré tous mes moyens.

Harnais branché, pour ne pas faire craquer le plancher, j’explore les lieux. Un bric-à-brac de vieux meubles, de trophées de chasse. Des coffres contenant du linge… Du bruit dehors. Je jette un coup d’œil par la lucarne. Je vois un groupe d’une vingtaine d’hommes débarquer d’un gros glisseur utilitaire de l’autre côté du pont. Ils portent tous des brassards bleus. Ils s’éloignent rapidement dans la campagne. La poursuite s’organise… mais je suis derrière mes chasseurs !

J’ai tout fouillé. Pas le moindre vêtement à ma taille. Je tiens à quitter mon uniforme trop repérable pour entrer dans Valdivia. Il n’y a que là que je pourrai m’informer sur la situation.

Reste la maison elle-même. Je soulève une trappe et je me laisse descendre en vol plané. Trois chambres à l’étage. Personne en vue. Je descends au rez-de-chaussée. Une pièce à gauche de l’escalier. C’est la cuisine et elle est vide. J’y reviendrai, car je me rends compte que j’ai terriblement soif. Mais je passe à la seconde pièce, la salle à manger, toujours aussi déserte.

Troisième pièce. Un bureau couvert de papiers, et, surtout, un vieil homme au crâne dégarni qui relève tranquillement la tête en me voyant entrer. Seule réaction : un léger sursaut. À part ça, il reste immobile et silencieux. Il se contente de me fixer droit dans les yeux, d’un regard qui n’a rien d’amical.

Il a vite compris la situation. Sachant la maison vide, il n’appelle pas inutilement à l’aide et me sachant armé, il ne tente pas le moindre geste menaçant.

Tout en le surveillant, je fouille rapidement la pièce. Je ne tarde pas à découvrir une série de cartes de Régallo, que je fourre dans mon blouson, tout en gardant en main celle de la région. Je la déplie sur le bureau et je lui demande où nous sommes.

Sans dire un mot, le vieillard me désigne un point sur la carte. Ce doit être exact, car c’est à peu près là, à une vingtaine de kilomètres de la mer et au sud de Valdivia que je me situais. Le ruisseau qui passe à côté de la maison figure sur la carte, la route aussi. Il se jette un peu plus loin dans une rivière qui, atteignant la mer, forme l’estuaire où s’étire la ville. C’est un chemin plus long que la route, mais plus discret. Et je ne pourrai pas me tromper.

J’ai quitté la maison, renonçant provisoirement à me mettre en civil. Je n’ai pas pu me résoudre à tuer le vieil homme. Kelmal l’aurait fait sans hésiter. Je me suis raisonné en me disant que son cadavre serait révélateur de mon passage. Comme je ne pouvais pas le laisser libre de donner l’alerte et que le ficeler serait aussi clair, je lui ai fait avaler quelques cachets de récupération puisés dans ma méditrousse après l’avoir forcé à s’installer dans un fauteuil confortable. Son sommeil devrait durer cinq ou six heures et ne paraîtra pas vraiment suspect.

Je suis le cours du ruisseau. À pied, la plupart du temps, pour économiser la pile du harnais. Il coule dans une petite vallée encaissée et boisée sur les deux rives, ce qui m’abrite des regards, mais ne me permet pas de voir loin devant moi.

Résultat : une mauvaise surprise.

Je me retrouve tout à coup pratiquement au milieu d’un convoi qui traverse la vallée sur un vieux pont de pierre. Des troupes régulières de la milice locale. Comme je ne sais pas où va leur fidélité, je ne veux pas tomber entre leurs mains. D’une détente des talons, je me jette en avant, passant pratiquement au milieu des Régallans médusés. Je ne tire pas, puisqu’il peut s’agir d’alliés. Mon bond m’a projeté à cent pas du pont. Une fois à terre, je me retourne pour savoir quelle est leur réaction. Quelques cris, mais on ne tire pas. Mieux vaut s’éloigner tout de même. Je saute à nouveau.

Tout à coup, je me sens plus lourd. Je tombe brutalement vers le sol. Je pousse la manette du harnais à fond, mais rien n’y fait. J’atterris sans douceur, par bonheur au milieu d’un buisson qui amortit ma chute. Alors que je me relève difficilement car ma jambe blessée est toujours faible, deux hommes sautent sur moi. Je me débats. J’empoigne mon fulgurant, mais un troisième survient et me désarme d’un coup de pied. On m’entraîne vers le convoi après m’avoir fouillé sommairement. Au fond, c’était écrit. Mon équipée solitaire n’avait pas la moindre chance de succès, sauf si je m’étais tenu à l’écart des points chauds. Je m’en souviendrai la prochaine fois.

S’il y en a une…