CHAPITRE IV
Je croyais au début que la moiteur d’Yryr était ce que la planète pouvait offrir de plus désagréable. Je me trompais, hélas. Je ne sais pas si ce sont les oiseaux, les moustiques ou les marais qui méritent la palme, mais chacun de ces éléments dépassait de loin en désagrément le climat proprement dit. Ce qui représentait une performance remarquable.
Mes ravisseurs n’échangent que quelques mots entre eux, juste ce qu’il faut pour décider du chemin qu’ils doivent suivre lorsque la question se pose. Quant à moi, ils ne m’adressent jamais la parole, se contentant de m’encadrer, comme si j’allais à chaque instant tenter de leur fausser compagnie. Je ne suis pourtant pas fou ! Où aller sur ce monde ? Perdu dans les marais, j’en oublie que j’ai caressé des projets d’évasion quelques heures plus tôt seulement.
Les six hommes sont crasseux, comme s’ils marchaient depuis déjà longtemps. Ils portent sur le visage une barbe d’une semaine et un mélange de boue et de teintures de camouflage qui les rend tous pareils. Il me semble pourtant avoir déjà rencontré l’un d’entre eux, mais je devrai attendre qu’il se lave, et peut-être même qu’il se rase, pour espérer le reconnaître.
Peu après le massacre de mes gardes, nous avons quitté le sentier à peine discernable pour couper au plus court au milieu des bois. Il a fallu traverser une broussaille de fougères géantes, au feuillage tranchant comme une lame de rasoir, et nous sommes sortis de là les vêtements en lambeaux, couverts d’égratignures plus ou moins profondes. Je suis le plus favorisé : la tenue de la Garde est nettement plus résistante et j’ai moins souffert que les autres.
Au passage, nous avons perdu un homme. Pas à cause des fougères, mais d’un oiseau-pic au bec rigide et acéré qui, croyant son nid menacé, s’est envolé d’un seul coup d’aile pour s’attaquer au premier homme de la file. Il n’a pas eu le temps de réagir, le pic était déjà sur lui, lui crevant un œil et atteignant le cerveau. Le soldat n’a pas eu une longue oraison funèbre : « Pauvre type », a seulement dit le sergent en le délestant de ses armes et munitions pour les répartir entre les autres. Moi, on m’a confié ses rations. Nous sommes repartis au bout de trois minutes, pas plus, et les fourmis commençaient déjà à prendre place pour ce banquet pantagruélique et inespéré.
Le sol est devenu plus spongieux. Nous nous y enfoncions jusqu’à mi-mollets, chaque pas devenant une entreprise délicate. Soudain, un ronronnement est tombé du ciel, et le sergent nous a hurlé de nous planquer sous un grand arbre tout proche. En même temps, il a braqué un électran sur moi avec un regard qui en disait long.
Abrités sous le large dôme de l’arbre, nous avons attendu que les hélicos – deux d’abord, puis un troisième un peu plus tard – se soient éloignés. Sur Yryr, une bonne partie de ce que j’ai appris dans la Garde n’est pas d’application. Notamment en ce qui concerne l’équipement. Les hélicos n’avaient pas de matériel de repérage ultra-sensible, et nous sommes passés inaperçus.
Ce qui est vrai pour le matériel l’est aussi pour l’armement. Seul le sergent dispose d’un fulgurant. Les autres n’ont que les électrans dont ils se sont servis pour éliminer mes gardiens, ou des armes à explosion dont le principe remonte à la plus haute antiquité. Si loin dans le temps que les cours de la Garde ne les mentionnent même plus. Mais sur Mérina, les gardes du Seigneur en étaient équipés et je sais plus ou moins comment ça fonctionne. Je ne serai pas tout à fait pris au dépourvu si je parviens à m’emparer d’une telle arme.
En ce qui concerne les hommes, ils ignorent l’existence du harnais paragrav et je me rends compte au fil des heures combien la Garde compte trop sur cette facilité. Je commence à traîner la patte, alors que mes compagnons, s’ils peinent, n’ont pas ralenti le rythme depuis que nous sommes repartis.
Ce n’est qu’à la nuit tombante que nous nous sommes arrêtés sur une légère éminence où poussaient trois arbres. Le terrain y était plus sec qu’ailleurs. Chacun a puisé dans son paquetage des rations de combat et j’ai mangé de bon appétit tout en regardant mes ravisseurs. Je cherchais toujours où j’avais pu rencontrer l’un d’eux.
Alors que j’en terminais, le sergent m’a tendu une pilule verte.
— Pour dormir, a-t-il expliqué. Tu te reposeras aussi bien que nous et nous n’aurons pas besoin de te surveiller.
Je n’aime pas ça, mais ça ne sert à rien de discuter. Le sergent me regarde avaler la pilule et me surveille quelques instants de plus, histoire de vérifier que je ne la recrache pas. J’ai à peine le temps de chercher un endroit pas trop inconfortable pour m’étendre qu’une insurmontable somnolence s’empare de moi.
Le lendemain.
La journée se passe dans une brume épaisse pour moi. Est-ce la fatigue ? Non, malgré les kilomètres parcourus, je m’éveille progressivement avec les heures qui passent. Je prends conscience de la boue qui devient de la vase et dans laquelle nous avançons en file indienne, lentement, si lentement… Nous traversons une plaine immense, en zigzaguant, et ce n’est qu’au fil du temps que je comprends que nous allons de buisson isolé en bouquet d’arbres pour rester proches d’un abri en cas de retour des hélicos.
La fatigue arrive alors. La dernière demi-heure de marche est un calvaire. J’arrive à peine à soulever les jambes, à les extraire de cette vase qui semble vouloir les aspirer, pour faire un pas. Je ne vois plus que le dos de l’homme qui me précède, me demandant combien de temps nous allons continuer comme ça. En même temps, mes idées s’éclaircissent complètement… avec le ciel qui s’assombrit. Nous n’allons sûrement pas tarder à faire halte et là, je ne me laisserai plus piéger.
Cette fois, le sergent n’attend pas la nuit tombante pour décider de mettre un terme à l’étape. Il nous indique un socle rocheux qui s’élève à une dizaine de mètres au-dessus du marécage. C’est là que nous bivouaquerons. Je grimpe au sommet avec les autres, ou plutôt ce sont deux de mes gardiens qui m’y hissent, car je titube et manque trois fois de retomber. Arrivé au-dessus, je me laisse aller à terre sans même me débarrasser de mon sac. Je ferme les yeux. Quelques minutes plus tard, je sens qu’on s’approche de moi.
— Des mauviettes, sergent, ces types de la Garde, fait une voix. Il roupille déjà.
Le sergent doit être du même avis. Personne ne s’occupe plus de moi. Pas de pilule somnifère ce soir.
Le plus pénible, à partir de ce moment, a été de ne pas m’endormir réellement. J’ai tenu bon, attendant que tout se calme autour de moi, puis encore un bon moment de plus, avant d’ouvrir les yeux, puis de bouger la tête. Quand j’ai été convaincu que personne ne me surveillait, je me suis lentement redressé.
L’obscurité est totale et le ciel couvert m’empêche de distinguer les étoiles. Dommage… ça m’aurait peut-être donné quelque indication sur la position d’Yryr. Mais je n’en suis pas là. Autour de moi, mes ravisseurs dorment profondément. Je les compte. Le sergent et trois hommes. Il en manque un : ils ont quand même pris la précaution élémentaire de laisser l’un des leurs en sentinelle. Il n’est pas en vue. S’il est descendu au pied du rocher, faudra faire gaffe en passant par là.
L’un des dormeurs a posé son électran sur son sac. Je préférerais le fulgurant du sergent, mais l’étui de son ceinturon est vide. Il l’a donc confié à la sentinelle.
Je crève de faim et de soif, mais je n’ai pas de temps à perdre. L’un des hommes peut se réveiller, ou l’homme de garde peut remonter chercher son remplaçant. Je fouille quand même dans mon sac, puis dans mes poches. Je trouve quelques plaquettes vitalisantes. J’en avale une. C’est explosif et je me sens tout de suite nettement mieux, mais j’entends la voix de Kelmal dire aux recrues : « Faut pas abuser de ces trucs-là. Seulement en cas d’urgence. Parce qu’après, tu encaisses doublement la fatigue. »
Après… dans trois ou quatre heures. Ce qui me laisse un peu de temps. Je descends lentement vers le marécage. Je cherche l’homme de garde des yeux, mais il fait vraiment trop sombre. Je pourrais partir en me fiant à la nuit pour qu’il ne m’aperçoive pas, mais j’aimerais pourtant le trouver avant de fausser compagnie à mes ravisseurs.
Ce n’est pas moi qui le trouve, mais lui qui me repère et, plutôt que donner l’alerte, il bondit sur moi. Mais il était assis et ses jambes engourdies le trahissent, alors que la plaquette fait maintenant son plein effet. Il vient pratiquement s’écraser sur mon poing et s’écroule à mes pieds. Je le désarme et le bâillonne. Il a bien le fulgurant et un coup d’œil au voyant de charge me rassure : l’arme est pleine. Mais il n’a pas de charges de réserve. Je vais le ficeler quand une idée me vient : j’ignore où nous sommes, mais il lui doit le savoir. Bon gré, mal gré, il me servira de guide.
Dès qu’il n’est plus qu’à moitié groggy, je le remets sur pied. Je lui fais comprendre de rester silencieux en posant le canon du fulgurant sur ses lèvres et je le pousse devant moi. Pour le moment, peu importe la direction. Ce qui compte est de s’éloigner au plus vite de ce rocher. Je n’ai aucune envie de tuer le sergent et les autres et je me sais incapable de les tenir en respect durant plus de quelques heures.
Nous nous arrêtons alors que l’aube dessine une mince ligne lumineuse à l’horizon. Le rocher n’est plus qu’une crotte de mouche dans le lointain. Je sens l’effet de la pastille s’affadir et j’en prends une seconde. « Dangereux, très dangereux », me souffle Kelmal. Mais je ne peux pas encore me permettre un véritable repos. Là au bout, les autres doivent s’éveiller et ils vont bientôt se lancer à notre poursuite. Je tiens à être véritablement hors de vue d’ici une heure.
Je profite pourtant de la halte pour fouiller mon prisonnier, après lui avoir lié les mains dans le dos à l’aide de sa propre ceinture. Je trouve deux cartes que je consulterai dès que la lumière sera suffisante, puis nous nous remettons en route.
Quand le soleil se lève vraiment pour répandre une lumière bleutée sur le paysage, nous sommes nettement plus loin. Le sol est en légère élévation et nous avançons plus facilement, rencontrant souvent des passages presque secs où l’on peut marcher normalement. L’inconvénient est que nos traces ne sont plus englouties par la vase qui se refermait sur notre passage.
Les arbres se font de plus en plus rares, et ce ne sont que des nains qui nous abriteront mal des hélicos si ceux-ci reviennent.
Je ne sais si je dois m’en inquiéter ou m’en réjouir. Manifestement, les hélicos recherchaient mes ravisseurs pour me libérer, c’est-à-dire me faire retomber entre les mains de Moran. Maintenant, je suis vraiment libre… sans savoir comment utiliser cette liberté.
Je devrai bientôt m’arrêter.
Le sol a continué à monter. Les marais sont tout à fait oubliés, maintenant et le soleil est haut dans le ciel. J’ai beau me retourner, pas de poursuivants derrière nous. Au moment où nous atteignons une crête sableuse qui domine une vallée peu accentuée, je me retourne une dernière fois. Derrière, toujours rien.
Nous quittons la crête où nous sommes visibles de loin et nous descendons vers le ruisseau qui serpente au fond du val. Il est bordé d’épais buissons. Nous nous y enfonçons. C’est un bon abri, car sur le sol assez dur qui précède les buissons, nous n’avons laissé aucune trace. Je me sens encore la force d’interroger mon prisonnier. Après, je dormirai.
Nous nous sommes assis sur deux rochers, au bord du ruisseau, l’un en face de l’autre. Pour la première fois, je dévisage vraiment mon prisonnier. C’est l’homme que j’avais l’impression d’avoir déjà rencontré. Profitons de l’occasion pour éclaircir en priorité ce mystère, même s’il est secondaire. J’ai vite fait de le débarbouiller avec l’eau du ruisseau.
Maintenant, je sais où je l’ai rencontré. Voyons s’il s’en souvient aussi.
— Nous nous sommes déjà vus.
Il ne cherche pas à le nier.
— Oui, sur Mérina. Quand tu voulais t’engager dans la Garde.
C’est bien ce dont je me souvenais : « Si tu es ignorant, tant mieux. Sinon, fais celui qui ne sait rien… » Je n’ai toujours pas compris la raison ou le sens de cet avertissement.
— Pourquoi m’as-tu dit de jouer à l’ignorant ?
— La Garde recrute rarement ceux qui en savent trop sur la politique impériale. S’intéresser à la politique signifie prendre parti, dans leur esprit. Et prendre parti se traduit souvent par une attitude jugée… négative. (Il semble vouloir se taire, puis il ajoute :) Et les gens des planètes monastiques sont souvent de bonnes recrues pour nous.
— Qui est-ce, nous ?
Seul le silence me répond. J’attendrai. Je me lève et le pousse vers les buissons, à quelques mètres du ruisseau. Il parlera plus facilement quand il aura soif.
Je déplie les cartes. L’une d’elles est à grande échelle, montrant un continent et quelques îles. Une zone est cerclée de rouge. La seconde carte, à plus petite échelle, correspond à peu près à la zone en question.
— Où sommes-nous ?
Toujours le silence. Je le fixe, il prend un air buté. Je dois savoir, et ça, c’est nettement plus urgent. Depuis ce matin nous nous éloignons peut-être à chaque pas de l’endroit où je pourrais trouver du secours. Je prends l’électran, que je règle sur la puissance la plus faible. Lentement, pour qu’il ait le temps de réfléchir. Puisqu’il était dans la Garde, il doit savoir que l’arme ne le tuera pas, mais que plus l’intensité est faible, mieux il percevra la douleur. Réglée plus fort, l’arme paralyse en bloquant les circuits nerveux, mais elle anesthésie en même temps.
Il se décide à parler avant que je n’aie à tirer. J’aime autant ça. En haussant les épaules, comme si ce n’était finalement qu’un renseignement sans importance, il laisse tomber :
— Cette nuit, nous étions à l’intersection des zones K-22 et J-21. Enfin, tout près de là.
Je repère le coin. Avant, nous marchions plus ou moins vers le nord-ouest et depuis ce matin, nous avons pris plein est. J’étudie la carte vers le sud-est d’abord. Elle indique une zone de forêt, ce qui cadre avec la clairière où le 428 s’est posé. Il y a plusieurs croix ajoutées à la main sur la carte. L’une d’elles pourrait correspondre à cette clairière, et l’autre, juste à côté, au village que nous avons longé. Vers l’est, le sol continue à monter, préludant à l’apparition d’une chaîne de montagnes qui doit encore se trouver à plusieurs jours de marche.
La carte indique plusieurs villages dans cette direction. Quelques-uns y sont mentionnés officiellement, d’autres ont été ajoutés à la main. En continuant dans la même direction, je retrouverai donc la civilisation. Mais, amie ou ennemie ? Et parmi les ennemis, les gens de Moran, ou les autres ? C’est pourtant un risque à prendre : je ne vais pas continuer à me promener cent sept ans avec mon prisonnier.
— Comment t’appelles-tu ?
— Rakan.
— Eh bien, ami Rakan, nous nous remettrons en marche dès que j’aurais pris un peu de repos. Faut pas m’en vouloir des précautions que je prends, mais je n’ai pas de pilules somnifères, moi.
Je vérifie que ses poignets sont toujours solidement liés et je lui entrave les jambes.
Je jette un dernier regard au-delà des buissons. Tout est calme. Je peux enfin dormir.
J’ai dormi jusqu’au coucher du soleil et même au-delà : le contrecoup de la fatigue normale, d’une nuit sans sommeil et des plaquettes vitalisantes. Nous ne sommes repartis qu’à l’aube du lendemain, après avoir avalé quelques biscuits prélevés sur les rations que je portais. Avec ce qui reste, nous tiendrons encore deux ou trois jours.
Le terrain est assez facile et nous avançons rapidement. Nous irions encore plus vite si je ne devais parfois aider Rakan qui a toujours les mains liées dans le dos. Je me demande dans quelle mesure il n’essaie pas de me retarder. Je pourrais me débarrasser de lui, ou même le laisser derrière moi. Une bonne décharge d’électran, et il serait paralysé pour quelques heures. Mais c’est mon seul lien avec mes ravisseurs et, indirectement, avec Moran. Il doit avoir pas mal de choses à me révéler, notamment le nous auquel il a fait allusion, et le camp qui m’a enlevé à Moran, mais je n’ai pas eu envie de le torturer. C’est d’ailleurs peu utile : on raconte n’importe quoi sous la torture, et pas toujours ce qui est intéressant. Et je me dis que si je parviens à reprendre contact avec la Garde, ce sera à lui de connaître l’angoisse du neuranal.
Au cours de la journée je n’ai pas fait le compte des crêtes que nous avons franchies, chacune un peu plus élevée que la précédente, mais mes jambes savent qu’elles étaient nombreuses. Périodiquement, je tente de vérifier notre position à l’aide de la carte, mais je manque de points de repère. Nous ne devons cependant plus être loin d’un village « officiel », mais le jour tire sur sa fin et nous n’y arriverons pas aujourd’hui. Je découvre un enchevêtrement d’arbres abattus par une tempête, il y a déjà plusieurs années. Des buissons ont poussé entre les souches, formant un massif touffu, mais pas totalement impénétrable. J’y pousse Rakan et nous trouvons un coin où nous installer.
Je n’ai toujours pas vu nos poursuivants – si on nous poursuit – mais les hélicos sont revenus à plusieurs reprises, assez loin vers le sud. L’un d’eux a piqué et nous ne l’avons pas vu remonter. Je me demande si ce sont nos traces, ou celles des hommes auxquels j’ai échappé, qui ont attiré son attention.
Pour dormir tranquillement, j’ai à nouveau immobilisé Rakan à l’aide de liens magnétiques qui étaient dans une poche de son uniforme et que j’avais négligés à la première fouille à cause de la fatigue. Ça l’empêchera de bouger, sans l’ankyloser autant que son ceinturon. Sauf s’il tente de se libérer. Mais il sait que les liens ont tendance à se resserrer avec chaque mouvement, et comme il connaît leur solidité, il ne s’obstinera pas inutilement.
Tout à coup je pense que s’ils m’avaient entravé avec ces liens, je serais toujours prisonnier. Pourquoi n’ont-ils pas pris avec moi toutes les précautions possibles ? Une simple négligence, ou comptait-on sur mon évasion ? La question ne cesse de me tracasser pendant que je prépare deux repas auto-réchauffants.
Je mange d’abord, puis je libère les mains de Rakan et je m’installe à quelques mètres. Il a les pieds liés et je ne risque rien. D’ailleurs, il se contente d’avaler son repas sans dire un mot, un peu gloutonnement. Je joue un instant avec l’idée de l’affamer ou de l’assoiffer pour le pousser à quelques confidences, puis je renonce : comment avancer dans ces conditions ?
Il a terminé. Il s’essuie les lèvres, se redresse et me regarde :
— Tu ferais mieux de laisser tomber et de les appeler, Dorty. Tu n’as aucune chance de leur échapper, ils sont tous après toi…
— Les appeler ? Comment ?
— Tu as toujours ton microcom. Ils ne sont pas loin et l’hertz n’est guère encombré sur Yryr.
— Compris. Mais qui appeler ? Qui me poursuit ?
— Les gens de Moran et… mes amis. Justement, pour le moment, tu as le choix.
— Comme tu dis, j’ai le choix. Notamment celui de n’appeler personne !
— Je t’ai dit que c’était sans espoir.
— Ça, c’est une raison négative. Donne-moi une raison positive, une bonne raison d’appeler. Et qui dois-je appeler ? Moran ?
J’ai tapé juste. Il hausse les épaules, mais ne dit rien.
— Tu en as dit à la fois trop et pas assez. Il va falloir se montrer un peu plus bavard.
Je lève l’électran et il se crispe. J’ai tout à coup une meilleure idée. Je m’approche de lui l’arme à la main et je lui remets les liens magnétiques. Je ne lui lie pas les poignets, me contentant de passer les liens autour de son torse. Il semble soulagé, jusqu’au moment où je me penche sur le boîtier de contrôle.
Je suis resté moins longtemps que lui dans la Garde mais, fort curieux, j’ai eu le temps de nouer de bonnes relations avec pas mal de monde. Notamment l’armurier du bord. Il m’a appris un certain nombre de choses qui ne figurent pas dans les manuels.
C’est une simple question de sensibilité. Les liens ont tendance à se resserrer chaque fois que le prisonnier bouge. Avec le réglage que je viens d’effectuer, chaque inspiration est un mouvement. Je n’ai que quelques instants à attendre pour que Rakan se mette à haleter. Il a beau aspirer de toutes ses forces, sa cage thoracique reste bloquée par les liens. Il paraît que c’était jadis un mode d’exécution de certaines peuplades primitives du monde originel. Ils appelaient ça le garrot.
Il vient de comprendre. Il commence à suffoquer, plus d’angoisse qu’à cause du manque d’oxygène qui doit encore être supportable.
— Arrête… râle-t-il.
Il me suffit d’effleurer le boîtier pour que les liens cessent de réagir. Ils ne se relâchent pas, mais la situation de Rakan n’empire plus. Il est même capable de parler.
— Pour Mérina, j’ai dit la vérité… Une simple instruction générale… pour toutes les recrues. C’est au premier passage sous le neuranal qu’on peut le plus facilement tromper l’appareil… Relâche un peu la pression… Je te raconterai tout ce que je sais, mais comme ça, je vais claquer.
Je lui donne satisfaction. Pas de beaucoup, mais sa respiration reprend un rythme presque normal.
— Bon pour Mérina. Mais après ?
— Ta bague… Quelqu’un l’a vue et a reconnu le dessin. Au départ, nous devions seulement prendre la bague, mais les instructions ont été changées. Il fallait t’emmener, et surtout qu’il ne t’arrive rien.
— Les armoiries ? Je ne suis pas parvenu à déchiffrer le dessin moi-même. Il est tellement usé… Même l’ordinateur du 428 n’a pu les apparenter à aucun blason connu.
Dans l’obscurité du sous-bois, je regarde la bague, que je sens à mon doigt, mais qui ne lance que de faibles reflets sous la lumière des étoiles.
— Je ne sais pas tout… (Comme je me penche vers le boîtier, il continue, très vite :) Mais je vais te répéter tout ce qu’on m’a dit. Ce sont des armoiries fort anciennes. Une très vieille famille, dont les origines remontent à la Prime Terre. Les d’Orvaux… Il paraît qu’ils étaient puissants et riches.
Il y avait quelques livres sur la période pré-impériale dans la bibliothèque du monastère. Certains étaient eux-mêmes très anciens, d’autres des compilations plus récentes. Je les ai tous lus et ce nom ne me rappelle rien. Je le dis à Rakan.
Il reste un instant silencieux, puis :
— Je ne sais vraiment pas. On m’a dit qu’ils étaient puissants, mais c’était il y a tant de siècles que c’est peut-être seulement une légende. (Il semble à la fois sincère et dérouté par ce que je viens de lui dire. Il reprend :) À dire vrai, je ne connais pas vraiment la légende. Je ne sais que ce qu’on m’en a dit. On parlait toujours de la famille. Pas d’un individu qui aurait occupé des fonctions importantes. Comme si, individuellement, ils n’étaient rien, mais que la continuité ou l’union leur avaient donné cette importance. D’ailleurs, la légende parle d’une longue tradition, d’une puissance ou d’une richesse qui n’ont été bâties qu’au fil de dizaines de siècles.
Je ne connais certes pas tous les détails de l’histoire ancienne et je veux bien le croire. Mais cette vieille famille, si elle a existé, n’explique pas mon enlèvement. Quant à la bague…
— Pourquoi cette bague attise-t-elle tant de convoitises ? C’est un bijou ancien, d’accord, et même historique peut-être, mais à part ça, il n’a rien d’extraordinaire.
Il semble complètement interloqué. Il lui faut un moment pour se reprendre. Je le sens réfléchir et se refermer brutalement. Il faut que je tende la main vers le boîtier pour qu’il se décide à reprendre.
— Ce n’est pas la bague… Moran aurait pu te la prendre. Et nous aussi. Pourquoi crois-tu qu’on t’a traîné avec nous pendant deux jours ? C’est toi que nous voulions, c’est sur toi que Moran veut remettre la main !
Cette fois, c’est moi qui ne suis plus.
— Moi ? Mais je ne suis qu’un garde impérial parmi des centaines de milliers. Et avant, je n’étais qu’un petit paysan sur une planète arriérée. Tu le sais très bien !
— Je le sais et j’ignore si c’est vrai, ou seulement une façade. Depuis que nous bavardons, je commence à avoir des doutes… Mais pas les autres. Ils sont sûrs du contraire.
— Les autres ? Le contraire ?
— Ils te prennent pour l’héritier des d’Orvaux, l’homme qui connaît leurs secrets. La bague n’a pas d’importance en elle-même, elle n’a fait qu’attirer l’attention de Moran sur toi.
— Et la tienne, et celle de tes amis… Pour qui roules-tu, Rakan ? Il est temps de parler !
Il n’hésite qu’un instant.
— Je suis Transvitaliste. Adepte du Troisième Cercle. Si tu appelles mes compagnons – je peux t’indiquer une fréquence sur laquelle il y a une écoute permanente – nous pourrions conclure un accord. Les secrets des d’Orvaux contre la richesse. La puissance, même : vice-roi d’une planète de première catégorie. Ce n’est pas à moi de négocier, mais je suis certain que les initiés du Neuvième Cercle sont prêts à beaucoup pour obtenir les secrets de ta famille.
— Si les d’Orvaux sont bien ma famille… Je n’en ai pas la moindre idée. C’est un nom qui ne me dit rien. Il ne fait pas partie de notre tradition familiale.
Je suis certain qu’il s’agit d’une confusion, que nous n’avons aucun lien avec cette famille, mais l’idée me vient tout à coup que les Transvitalistes ou Moran peuvent avoir l’idée d’aller sur Mérina, interroger le père et tous les autres. C’est loin, mais ils en ont les moyens et le temps ne les presse sûrement pas à ce point…
— Je suppose que je pourrais conclure le même marché avec Moran…
Je suis curieux de voir sa réaction.
— Moran ? Tu peux essayer, mais il te laissera beaucoup moins. D’abord, parce qu’il est pressé. Il veut tout pour lui, alors que c’est seulement la Cause qui nous intéresse, et à long terme. Il voudra tous les secrets, sans contrepartie, parce qu’il estime qu’ils lui appartiennent…
Il se tait, et je sens qu’il attend une question. Pourquoi lui refuser ce plaisir ?
— Lui appartenir ? Pourquoi ?
— Il se considère lui-même comme un d’Orvaux. Il a retracé l’histoire de sa famille, et il descendrait d’une branche cadette, par les femmes. En fait, il se considérait comme le seul héritier légitime – si on peut parler de légitimité pour un héritage dont on ignore tout – jusqu’à ton apparition. Si tu n’es pas un d’Orvaux, tu ne l’intéresses pas. Si tu en es un, il a tout intérêt à te liquider.
Il a l’air très sûr de lui et très satisfait d’avoir marqué un point.
— Et pourquoi ne l’a-t-il pas encore fait ?
— Parce que même s’il descend des d’Orvaux, il ignore leurs secrets. Il pense qu’il n’y a que toi qui peut les lui apprendre.
Tout ça se tient, sauf que je ne sais rien non plus de ces secrets aussi fabuleux que nébuleux.
— Il n’avait qu’à me faire passer au neuranal. Il saurait tout, maintenant.
Haussement d’épaules de Rakan, qui lui arrache une grimace de douleur, à cause des liens.
— Oui, et il ne serait pas seul. Pourquoi crois-tu qu’il y a renoncé sur Régallo ? Il devait faire appel aux technos et à Vétel. Tous ceux qui travaillent avec lui ne sont pas des anges. Ils lui sont fidèles, mais ils ont leurs propres ambitions. Sur Yryr aussi, tu me diras… mais ici, les gens lui sont liés par une vieille fidélité. Et ces gens, plus simples, sont aussi moins cupides. Si nous ne t’avions pas enlevé, il t’aurait pompé toutes tes connaissances, et tu ne serais plus qu’une sorte de légume. À moins qu’il ne t’ait liquidé dès la chose faite. Tu nous dois la vie, Dorty !
Je ne vois rien à lui répondre là-dessus. Même pas à lui confier que je ne sais rien de cet héritage qui, au demeurant, a dû se dissiper ou perdre toute valeur au fil des siècles. S’il a jamais existé.
Des branches craquent au bord du ruisseau. D’une main j’impose le silence à Rakan et de l’autre je change une fois de plus les réglages des liens. Incapable de respirer, mon prisonnier perd bientôt connaissance. J’attends un instant, puis je relâche les liens. Il lui faudra bien un quart d’heure pour revenir à lui.
Les bruits continuent à emplir notre grotte végétale durant un moment, mais ne deviennent pas plus proches. J’entends des voix. Assez nombreuses, mais trop indistinctes pour saisir une phrase ou même un mot isolé. Un groupe de quinze à vingt hommes doit passer non loin de notre abri. Impossible de savoir de quel bord ils sont, ce qui ne change rien, de toute manière.
Le silence revient. Je peux me permettre de dormir. Nous ne devons vraiment plus être loin d’un village ou d’une base de l’un des deux camps et demain il me faudra être en forme.