CHAPITRE VIII

J’étais dans les faubourgs de Gar. Je venais de recevoir l’appel de Moran et de quitter le cantonnement de mon commando. Comme la distance n’était pas longue – une bonne demi-heure de marche – et que j’avais le temps, j’avais décidé de faire le chemin à pied. L’ordre était revenu dans la ville et les militaires comme moi ne risquaient plus rien. Beaucoup moins, dans tous les cas, que les civils, toujours à la merci de pillards et de déserteurs que nous nous efforcions de mettre à l’ombre. J’avais aussi besoin d’exercice et je voulais profiter de l’occasion pour découvrir de Garmalia autre chose que des décombres et des casernes. Je n’avais pas entrepris de réaliser mon rêve pour m’arrêter à ces quelques vues désolantes !

J’avais fait environ la moitié du trajet quand j’ai entendu des cris dans une rue adjacente. Quand je suis arrivé au carrefour, j’ai vu tout un attroupement de gens assez excités. Je n’ai pas mis bien longtemps à reconnaître la tactique des agitateurs transvitalistes. Comme je ne les aimais vraiment pas et que c’était notre rôle de mettre fin à leurs agissements, je n’ai pas hésité à m’avancer dans la rue, après avoir alerté mon commando par microcom. Je n’ai pas demandé d’aide, mais sans nouvelles de moi dans les cinq prochaines minutes, ils arriveraient en force. Cependant, j’étais armé et les agitateurs avaient l’habitude de s’éclipser dès que nous apparaissions.

Le groupe entourait un homme d’une soixantaine d’années au moins, au maintien impeccable. Deux ou trois personnes l’invectivaient et le pressaient de plus en plus, et le reste des badauds, une douzaine d’hommes et de femmes, commençaient à se prendre au jeu. Ce n’étaient pas les scrupules qui les étoufferaient. Les slogans transvitalistes les laissaient indifférents, mais ils profiteraient de l’incident pour rafler tout ce qu’il possédait au vieil homme, peut-être après l’avoir battu à mort pour le plaisir. En effet, l’attitude de l’assailli et sa tenue dénotaient un membre de l’ancienne classe dirigeante, un noble ou un fonctionnaire de rang élevé, que l’on rendait évidemment responsable de tous les maux.

L’homme avait tenu bon sans perdre son calme ou sa dignité et l’excitation de la foule ne montait que lentement, restant encore au niveau verbal, mais bientôt les coups se mettraient à tomber. Déjà, il commençait à perdre pied, lançant autour de lui des regards de bête traquée par-dessus les têtes, pour implorer du secours.

Il m’aperçut et reconnut l’uniforme gris des Moranistes avant de détourner le regard. Pour lui, je n’étais qu’un ennemi de plus.

J’étais encore partagé entre deux mouvements. Je pouvais tourner le dos à la scène et la laisser se dérouler jusqu’à son inévitable conclusion, ce qui aurait été plus sûr pour moi, et peut-être plus juste aussi : les élites de Garmalia avaient été dures avec le peuple, et surtout avec les Transvitalistes. L’homme avait peut-être été responsable de bien des souffrances dans leurs rangs. En même temps, l’idée d’abandonner un homme âgé seul en face de ce qui devenait une meute hurlante ne me plaisait pas. Si je les laissais faire, cette image reviendrait pendant longtemps me tourmenter.

C’est le second mouvement qui l’a emporté, surtout quand je me suis aperçu que l’homme protégeait un enfant de cinq ou six ans réfugié dans les plis de sa cape.

J’ai sorti mon fulgurant et lancé un éclair au-dessus des têtes, écorchant la façade de la maison contre laquelle l’homme s’appuyait. Ils ont compris de suite et n’ont pas insisté. C’est à peine si quelques-uns ont eu le courage de me gratifier de quelques épithètes malsonnantes avant de s’éclipser.

Très digne, le vieil homme a d’abord rassuré l’enfant, puis s’est épousseté, remettant un peu d’ordre dans sa tenue malmenée au cours de l’altercation. Puis il m’a regardé.

— Bien que nous soyons ennemis, je vous dois le merci, Soldat. Pas tant pour moi, qui suis naturellement proche de mes derniers jours, que pour mon petit-fils. Je suis Terbo, comte d’Ourane et voici Jarle, qui sera un jour chevalier d’Orvaux, s’il n’a pas peur ou honte de porter son titre dans les noires années qui nous attendent.

Je n’ai pas pu m’empêcher de sursauter. Je croyais pouvoir oublier ce nom. Je pensais cette famille disparue et la voilà qui apparaissait à nouveau sur mon chemin. J’ai regardé le gosse. Il n’avait pas l’air bien redoutable et je lui ai souri. Il a fallu un instant pour qu’il me rende ce sourire, puis il m’a tendu la main, gravement. Je l’ai serrée avec douceur.

— Venez. Ne restons pas ici. Je ne sais où vous allez, mais accompagnez-moi quelque temps. C’est plus sûr.

Le comte a regardé autour de nous. Le groupe s’était dispersé, mais deux hommes, au bout de la rue, semblaient être restés en guetteurs. Il a pris l’enfant par la main et m’a emboîté le pas pendant que je rassurais mes hommes par microcom tout en leur indiquant de faire une descente dans le quartier pour le nettoyer en profondeur.

Un peu plus loin, l’enfant m’a tendu l’autre main et je l’ai prise. Il a cheminé entre nous un moment, créant plus qu’un simple lien physique par sa présence innocente.

C’est cela qui m’a fait parler.

— Je ne sais s’il pourra porter son titre plus tard. L’ordre va revenir et la vie pourra reprendre son cours normal d’ici peu. Mais pour le moment, il ferait mieux de l’oublier, ainsi que son nom.

— Oublier son nom ! C’est un nom honorable et ancien. Trop insignifiant, il faut bien l’admettre, pour attirer l’attention. Au reste, c’est probablement le seul souvenir qu’il gardera de ses parents. Ma fille et mon gendre sont morts dans les combats, notre palais a été détruit, et notre fortune – honnête sans être immense – va certainement passer en d’autres mains sous le couvert de quelque manipulation peu claire !

Je comprenais sa fierté : c’était tout ce qui lui restait. Je voulais aussi le protéger, et surtout protéger l’enfant. Il fallait que je marque un grand coup pour qu’il accepte de m’écouter…

— Il ne lui reste pas l’un ou l’autre souvenir ? Tel qu’une bague armoriée comme celle-ci, par exemple ?

J’ai placé mon poing fermé devant les yeux du vieil homme, qui est subitement devenu très pâle.

— D’où… ? D’où la tenez-vous, Soldat ?

— De mon père, qui la tenait du sien, et ainsi de suite depuis bien longtemps…

Il paraissait à la fois intrigué et soulagé. Il m’avait peut-être pris pour un pillard qui aurait trouvé la bague dans les décombres du palais.

— Mais l’honnêteté m’oblige à préciser que je ne sais pas comment elle est entrée dans la famille. Il y a seulement quelques semaines que j’ai appris que c’étaient les armoiries de la sienne, ai-je ajouté en désignant l’enfant. Je ne suis pas un d’Orvaux, ou alors à mon insu.

— Alors Jarle serait bien le dernier des d’Orvaux… Ceci dit sans vouloir vous offenser, Soldat. Vous méritez peut-être de porter le nom, et vous ne seriez pas indigne du titre.

Il n’a plus ouvert la bouche au cours des quelques minutes où nous avons encore cheminé ensemble. Ce n’est qu’en vue du Palais impérial, tombé presque intact entre nos mains et où Moran s’était installé, que nous nous sommes séparés. Je croyais bien ne plus les revoir, même si la coïncidence m’avait frappé. Je ne voulais pas ramener ces fantômes anciens à la vie.

Pourtant, quelques instants plus tard, alors que je venais de franchir le premier barrage, j’ai entendu courir derrière moi. La sentinelle qui venait de contrôler mon identité a braqué son arme sur l’intrus au moment où je me retournais. Heureusement, ce n’était que le premier barrage, assez symbolique, et elle n’a pas eu le réflexe de tirer d’abord et de questionner ensuite qu’aurait eu le Frangier du dernier.

Il s’agissait du comte. Il était vraiment devenu un vieil homme. Il avait pris une vingtaine d’années et perdu toute sa superbe en si peu de temps ! Il était seul. Il m’a attiré à l’écart après que j’eusse tranquillisé la sentinelle à son sujet.

— Vous aviez raison, Soldat. Ce ne peut être que ça. Ils nous suivaient et dès que vous avez cessé de nous protéger, ils m’ont arraché le petit. Pourquoi ? Il est innocent de tout… Est-ce son nom, son titre ? Vous aviez dit qu’il devait les oublier…

Lui qui avait tenu bon dans la tourmente, qui considérait presque avec dédain la fin de son monde, était maintenant tremblant. L’enlèvement de son petit-fils avait suffi pour le briser.

— Je vais voir ce que je peux faire…

Moran m’attendait. J’étais déjà en retard. Avec le désordre qui régnait encore dans Gar, je n’avais pas beaucoup d’espoir. Bien sûr, le Siran mettrait tout en œuvre pour retrouver Jarle d’Orvaux, mais je n’étais pas sûr du tout que cela aille à l’avantage du garçonnet.

Le comte m’a regardé avec confiance. Un regard qui me forçait presque physiquement à retrouver l’enfant. Je lui ai demandé comment reprendre contact avec lui. Il m’a expliqué qu’ils avaient quitté le matin même les ruines de son palais pour se diriger vers sa résidence d’été, à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Il devait bien lui rester quelques serviteurs fidèles et la demeure était trop éloignée pour intéresser directement les pillards ou les émeutiers alors qu’il restait tant de richesses à portée de la main au cœur même de Gar.

J’ai fait appeler l’officier de garde. Je n’étais qu’un chef de commando, mais le Siran me convoquait en personne, et l’officier, qui haïssait autant les pillards que les Transvitalistes, provenait d’une famille noble. Le nom de Terbo d’Ourane lui était même familier – je n’avais pas donné celui du petit-fils – et il allait immédiatement signaler l’affaire à ses patrouilles, puis trouver un transport qui amènerait le comte à sa résidence, dont j’ai noté l’emplacement. Pourtant, quand j’ai quitté l’officier, il m’a fait clairement comprendre que ce n’était qu’un problème secondaire et qu’il ne fallait pas se faire trop d’illusions sur le succès des recherches.

En fouillant mes poches, au sixième barrage, j’ai découvert qu’on y avait glissé quelque chose. J’ai attendu d’être seul pour examiner l’objet. C’était une plaque ovale, longue comme le petit doigt et faite pour être suspendue à un collier, car elle comportait un trou à l’une de ses extrémités. Sur une face, elle portait les armoiries que je connaissais bien, enrichies d’émaux de couleur, qui faisaient briller la lune et les étoiles sur un fond d’un bleu intense. Sur l’autre face, gravés en creux dans le métal, des dessins géométriques me rappelant certains de ceux ornant le mentator.

*
*   *

Je n’ai pas saisi pourquoi Moran voulait me rencontrer en personne. Bien sûr, il avait l’excuse de me rendre le mentator, dont on n’avait rien tiré. Le sous-programme de l’engin avait été annulé et il ne me pousserait plus à faire sortir l’inconnu de la stase. D’ailleurs, l’engin lui-même était désamorcé et ce n’était plus maintenant qu’un coffret inerte qui ne me ferait plus courir le moindre danger.

Malgré les talents dont m’avait doté le mentator, je n’ai pas compris. Moran aurait pu conserver l’engin, qui valait une fortune. D’une certaine manière, tout lui appartenait maintenant qu’il avait pris la place de Gorzon XVII. Ou bien, il aurait pu se borner à me le faire livrer. Son geste personnel était-il une manière de me remercier de la petite part que j’avais eue dans sa victoire, ou y avait-il autre chose ?

J’ai appris en quittant le palais que j’étais rendu à la vie civile, comme presque tous les anciens de la Garde. Ma solde, scrupuleusement calculée depuis le jour de mon engagement – prime de risque comprise, ce qui était chose courante depuis l’affaire de Régallo –, m’a été payée rubis sur l’ongle. J’ai dû signer au moins une douzaine de formulaires avant d’en avoir fini. De ce point de vue, l’arrivée de Moran n’avait pas encore apporté de grands changements. Même les formulaires étaient inchangés, portant encore la marque de l’Empereur déchu, simplement barrée sommairement d’un gros trait noir.

Parmi les documents se trouvait un titre de transport gratuit vers ma planète d’origine ou toute autre du même secteur galactique. Il y avait aussi une proposition d’engagement dans les flottilles d’exploration lointaine.

Je n’avais rien contre Mérina, sauf que l’idée de retourner m’y enterrer n’avait rien de séduisant. Et je n’avais pas l’esprit assez libre pour songer à me réengager de suite. Quant au mentator qu’on venait de me rendre, s’il me glaçait d’horreur, il me rappelait aussi Dounia, qui m’avait dit que Garmalia serait la clé de mon destin. Je ne pouvais pas m’éloigner volontairement de cette clé !

Avec ma solde accumulée, et les primes en tous genres, j’avais assez d’argent pour vivre plusieurs mois confortablement. Même s’il m’en restait un peu moins que sur les documents officiels, ayant graissé la patte du payeur pour qu’il « oublie » de récupérer le fulgurant. J’ai trouvé un hôtel convenable dans un quartier calme, le plus loin possible des endroits fréquentés par les autres « nouveaux civils ».

Je portais toujours mon uniforme. J’ai obtenu des vêtements de bonne qualité, pas trop luxueux quand même. Ils ne m’ont coûté qu’une bouchée de pain et j’ai négligé de m’interroger sur leur provenance. Beaucoup de marchandises arrivaient sur le marché suite à la mise à sac de la ville par des émeutiers, d’autres étaient revendues à bas prix par leur légitime propriétaire.

En me promenant dans Gar, j’ai glané quelques renseignements sur les Transvitalistes clandestins. Ceux qui s’affichaient officiellement – et dénonçaient du bout des lèvres les excès des autres – ne m’intéressaient pas.

Je n’ai rien appris de bien important. Plus tard, de l’hôtel, j’ai appelé la résidence de Terbo d’Ourane. Je n’ai eu qu’un vieux domestique sur l’écran du visiophone. Son maître n’était pas là, il ne l’avait pas vu depuis l’invasion de Garmalia. Mon accent provincial ne l’incitait pas à parler plus ouvertement, trahissant le fait que nous n’étions certainement pas, son maître et moi, du même côté de la barrière. J’ai songé un instant à lui montrer la bague, mais c’était imprudent. Il a tout juste accepté de prendre note de mon adresse, promettant de la communiquer à son maître s’il le revoyait.

Une fois dans ma chambre, je suis resté un bon moment à ne rien faire. À penser dans le vide. J’avais si souvent rêvé de Garmalia. J’y étais arrivé, j’étais libre de mes mouvements, j’avais de l’argent… et je ne savais que faire.

J’ai senti un corps dur qui me gênait. Le pendentif à double face. Je l’ai pris en main et j’ai commencé à jouer machinalement avec la petite pièce de métal. Je la promenais d’une main à l’autre, je jonglais avec, et j’essayais de réfléchir à un tas de choses.

Moi, Mérina, la Garde, le Siran. Des éléments que je connaissais bien et dont je savais tout ce qui était nécessaire. Encore que pour Helmer Moran, il subsistait un doute. Les Transvitalistes, les d’Orvaux, le mentator, qui étaient hostiles, ou mystérieux.

Ils se sont mis à danser une sarabande effrénée dans mon esprit, et tout à coup je me suis penché sur le coffret. Je l’ai pris en main et examiné une fois de plus, le tournant et le retournant dans tous les sens. En même temps, je continuais à jouer avec le pendentif. Je savais ce qu’il fallait faire, ce que j’allais faire. Et, en même temps, je ne me décidais pas à agir. J’étais à nouveau comme coupé en deux.

Mais cette fois, les deux parties dialoguaient et tout à coup la décision a été prise de commun accord.

Ma main droite a pris le mentator et l’a présenté à la gauche qui a appliqué la face gravée du pendentif au milieu de l’une des faces du coffret. Il y eut un déclic. C’est plutôt en moi qu’il a résonné. Comme quand, tout à coup, on comprend un texte qu’on s’acharnait à lire depuis un moment sans vraiment parvenir à donner un sens aux mots alignés les uns après les autres.

*
*   *

J’avais encore beaucoup à absorber, malgré l’effort que le mentator m’avait imposé des jours durant. Je suis resté longtemps immobile, inconscient du monde extérieur. Pourtant une partie de moi-même montait la garde sous la tutelle du mentator ? Si j’avais été en danger physique d’une quelconque manière, le mentator m’aurait immédiatement sorti de la transe où j’étais plongé.

Quand j’ai émergé, la nuit régnait sur Gar. J’avais faim et je devais réfléchir à tout ce que je venais d’apprendre ou de comprendre. En dresser le catalogue ne serait pas une mince affaire.

Je possédais maintenant la plus large part des connaissances emmagasinées par le mentator, et c’était un homme fort savant, entouré de compagnons qui l’étaient tout autant, qui avait veillé à leur stockage. Et il avait doté l’appareil d’un système d’écoute et de tri qui lui avait permis d’enrichir ces données au fil des siècles… Il y avait bien sûr des choses que le mentator ignorait, s’il n’avait pas capté d’émissions hertziennes ou mentales qui en parlaient, mais elles étaient rares.

En parcourant la ville à la recherche d’un endroit agréable où dîner, je voyais des enseignes affichant toutes les langues et les sous-langues de l’immense Empire… et je les comprenais toutes, ou presque. M’arrêtant devant la vitrine d’une librairie scientifique, je m’amusais à lire l’une ou l’autre page d’un traité ouvert sur un écran pour attirer les passants, puis à rédiger mentalement les pages qui suivaient.

Il me faudrait encore bien du temps pour faire l’inventaire de ce que j’avais appris, car c’était seulement en réfléchissant à telle ou telle question que je découvrais que j’en savais bien plus sur le sujet que je ne le croyais.

Ce soir-là, j’ai mangé un plat exotique que je n’avais jamais goûté auparavant mais dont j’ai… retrouvé la saveur avec plaisir. Je suis rentré à l’hôtel, l’esprit encore bourdonnant. Et vaguement insatisfait. Parce qu’on n’apprécie vraiment que ce qu’on a acquis en luttant.

J’ai dormi profondément, laissant toutefois une partie de mon esprit monter la garde, un talent nouveau qui provenait aussi de l’enseignement du mentator.

J’ai revu le petit Jarle dans mes rêves. Il me regardait de ses yeux confiants et je sentais sa petite main au creux de la mienne. J’ai compris le lien qui nous unissait : l’homme qui avait « chargé » le mentator était aussi un d’Orvaux. Il avait pressenti la mort de sa planète, mais n’avait pas voulu abandonner sa demeure en ces temps troublés. Son fils était parti à bord de l’un des derniers vaisseaux en état de franchir les espaces interstellaires, emmenant le mentator, à la fois une machine d’enseignement et un outil de navigation qui lui permettrait, plus tard, à lui ou à ses descendants, de revenir pour sortir l’ancêtre de stase.

Il y en avait plus, mais à ce moment, la figure de Jarle est revenue dans mes rêves, superposée à celle d’un adulte. Je me suis réveillé. Je suis revenu au mentator, que j’avais écarté de moi pour la nuit. Il avait continué son enseignement mais connaissait maintenant mes limites et ne m’avait pas surchargé.

Le coffret était resté ouvert. J’ai plongé le regard dans l’océan de noirceur insondable qui en formait le fond. Le visage est revenu. Accompagné d’un autre : un Transvitaliste affiché que j’avais aperçu lors d’une patrouille dans Gar à la tête de mon commando. Le mentator ramenait donc certains de mes souvenirs à la surface de mon esprit pour guider ma quête. C’est du moins ainsi que je l’ai interprété, car c’est là que j’ai perdu le propre fil de mes pensées.

Il y a eu un nouveau déclic en moi et l’emprise du mentator s’est relâchée. J’ai refermé le coffret après y avoir effectué mentalement certains réglages. Personne ne pourrait plus y toucher – moi excepté – sans se voir frappé d’une paralysie immédiate. Comme un champ somniaque, qui agirait dans un rayon de plusieurs mètres. Une protection pour l’appareil.

J’ai quitté l’hôtel. J’ai hésité un moment à y laisser un message pour Moran, au cas où je ne reviendrais pas. Puis, comme il faut avoir confiance dans l’avenir, je n’en ai rien fait.

J’étais sur Garmalia comme j’en avais si souvent rêvé. J’avais rencontré « l’homme au visage marqué par l’épouvante ». Les prédictions de Dounia commençaient à se réaliser. Bien sûr, ce n’étaient que des phrases vagues. Pour quelqu’un d’un peu ambitieux, atteindre le cœur de l’Empire était un but banal. Quant à rencontrer quelqu’un qui avait peur… par les temps troubles qui couraient, ce n’était que trop facile !

Mais j’avais maintenant totalement confiance en Dounia. Bien plus que mes compatriotes qui allaient jadis la trouver pour qu’elle jette un sort à leur voisin ou pour ramener de sa hutte un philtre magique. Ils n’y croyaient pas vraiment, pensant seulement que cela ajoutait à leurs chances.

Moi, je savais. J’ignorais comment elle était entrée en possession du mentator, perdu jadis par l’un des descendants de l’homme en stase. Comment elle avait appris à maîtriser l’engin et à résister à ses pressions resterait toujours un mystère. Je ne savais toujours pas si j’étais un d’Orvaux, mais Dounia en avait décidé ainsi. Elle avait dû un jour apercevoir la bague au doigt de mon père, ou de mon grand-père et elle avait relié l’engin à notre famille, comme il l’était par les illustrations gravées sur ses faces. Elle m’avait ensuite choisi pour accomplir le destin vers lequel le mentator ne cessait de la pousser. La mort était arrivée trop tôt pour qu’elle puisse me soumettre à l’influence de l’appareil ou m’expliquer comment m’en servir. Mais Dounia était pourtant morte en paix, car elle savait que tout ce qu’elle avait prédit se réaliserait. Elle n’en connaissait pas tous les détails, mais l’avenir devient aussi lisible que le passé ou le présent pour qui dispose de la faculté d’analyse totale qu’apportait ce mentator.

Un stade que je n’avais pas encore atteint. Je pourrais y arriver si je continuais à utiliser régulièrement l’appareil au cours des années suivantes.

Si je le décidais… ce qui n’était pas encore clair à mes yeux : connaître l’avenir n’est pas la meilleure clé du bonheur. Cela aussi le mentator me l’avait appris.

Dounia savait que j’atteindrais Garmalia.

Je savais que j’avais rencontré « l’homme au visage marqué par l’épouvante ».

Il ne me restait qu’à rencontrer « celle qui m’ouvrirait les portes du néant »… Non, c’était fait : la clé ! La plaquette de métal qui m’avait permis de lire directement dans le néant du mentator.

Je n’avais donc plus qu’à prendre ce qui m’appartenait, si je le voulais et si je le pouvais.

Je me suis mis en route, car je le voulais, sans savoir ce que c’était. Et la seule façon de découvrir si je le pouvais était d’essayer !