CHAPITRE V
Maintenant que je l’ai fait parler, Rakan ne cherche plus à maintenir un silence aussi rigoureux qu’avant. On ne peut pas dire qu’il tente de faire ami-ami avec moi, mais bavarde parfois, quand le chemin le permet. Des généralités qui ne m’apprennent pas grand-chose. Il ne sait pas en quoi consiste le secret des d’Orvaux, et ébauche une série d’hypothèses : une découverte scientifique, un trésor… Il semble aussi intrigué que moi : un objet, quel qu’il soit, peut-il résister aux ravages du temps et conserver sa valeur durant des siècles. Des millénaires, même, car le secret est vraiment très ancien. Depuis les progrès de la synthèse, ni l’or ni les joyaux ne sont plus vraiment des matières-refuge, même si les pierres ou les métaux précieux conservent une certaine valeur. Les œuvres d’art ? Elles sont fragiles et c’est une question de mode… Nous penchons tous deux – si nous admettons la réalité de l’héritage – pour une invention, une arme peut-être, dont le secret s’est perdu.
Parfois aussi Rakan me parle du Transvitalisme. Il est intelligent et ne cherche pas de but en blanc à me convertir. Il m’explique simplement ce en quoi il croit. Quelques grands principes, qui ne correspondent pas tout à fait à ce que je savais. Les Transvitalistes ne veulent pas détruire l’Empire afin de faire place nette pour d’éventuels successeurs de l’humanité. Ils ont seulement pour objectif d’organiser en douceur la mort de l’institution pour éviter destructions et gaspillages. Ils rappellent la chute du Premier Empire, et celle du Second, celui de Gersinal. Les deux inter-règnes ont été marqués par de terribles luttes entre clans rivaux quand l’autorité centrale s’est effritée. Les massacres ont été nombreux, les destructions et les ravages insensés. Certains systèmes sont encore inhabitables plusieurs milliers d’années après les faits et quelques naines rouges du ciel de Mérina sont passées par le stade de nova au cours des combats. L’arme ultime, la destruction la plus totale que l’on puisse imaginer.
Si le but des Transvitalistes était simplement d’assurer une transition douce, je pourrais les suivre. Mais – et Rakan ne le dément pas – cette idée que l’homme doit céder la place à quelqu’un – quelque chose – d’autre me révolte.
Parfois, je regrette Mérina. Je souhaiterais pouvoir revenir en arrière et dire à mon ancien moi d’oublier son rêve, d’oublier les prédictions de Dounia, pour devenir un bon fermier bien paisible. Non, je n’irais pas jusque-là. Mais je refuserais d’emporter la bague.
Lors d’une halte, je l’ai retirée de mon doigt. J’ai eu envie de la jeter au fond d’un ravin, à l’insu de Rakan, évidemment.
J’ai renoncé : c’est un geste vide de sens puisque je suis repéré. Avec ou sans la bague, il me faudra bien tôt ou tard affronter Moran ou les Transvitalistes. À moins de parvenir à reprendre contact avec la Garde…
Tout à coup, je me rends compte que la Garde ou l’Administration de Garmalia constitue un troisième partenaire dans ce jeu. Peut-être même un quatrième. Si le secret des d’Orvaux est si important, pourquoi n’essaieraient-ils pas eux aussi de me l’arracher ?
*
* *
À cause des patrouilles de plus en plus nombreuses et actives qui quadrillent la région, nous n’avons que fort peu avancé aujourd’hui, mais nous sommes tout de même arrivés non loin du village que j’avais repéré sur la carte. Il est temps : nos rations touchent à leur fin et je n’ai pas osé chasser, de peur d’attirer l’attention.
Ce soir, du haut d’un arbre, j’ai vu briller quelques lumières. Demain, en une heure au plus, nous aurons atteint ce village. Comment y serons-nous accueillis ?
La nuit n’est pas vraiment noire une fois le ciel dégagé, car Yryr a une lune importante qui renvoie beaucoup de lumière vers la planète. Après m’être assuré que Rakan dort profondément, je sors le coffret de Dounia de mon sac. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis habitué à l’avoir sous les yeux quand je veux réfléchir. Les arabesques ont peut-être un effet hypnotique qui m’aide à la fois à détendre mon corps et à concentrer mon esprit.
Demain, je devrai prendre plusieurs décisions importantes. Entrer franchement dans le village, ou en me dissimulant ? Me présenter comme un rebelle ou un Garde ? Un Garde loyal, ou un déserteur ? Difficile de prétendre que je suis un vagabond ou un touriste, avec l’uniforme que je porte, même s’il est passablement crasseux. Et je n’ai pas le matériel d’un trappeur ou d’un prospecteur…
Au bout d’un long moment, je constate que ma méditation ne m’a pas vraiment apporté de réponse et je range le coffret dans le sac sans avoir pris de décision.
On a raison de dire que la nuit porte conseil. En m’éveillant, mes idées sont bien plus claires. J’abandonnerai mon prisonnier avant d’entrer dans le village. Une bonne dose d’électran. C’est douloureux, mais il s’en remettra. Et je commencerai par tenter de juger la situation locale avant de m’avancer ouvertement. Si je peux me procurer une tenue plus discrète – sans attaquer qui que ce soit – ce sera tant mieux.
La première partie du programme s’exécute sans anicroche et j’abandonne Rakan au pied d’un arbre à quelques centaines de mètres du village. J’ai hésité, puis je lui ai quand même laissé les liens magnétiques. Je reviendrai le récupérer plus tard, quand je serai rassuré sur ma situation.
Je m’éloigne de la piste que nous avions découverte peu de temps auparavant, non loin de l’endroit où nous avons passé la nuit, et je me glisse entre les arbres pour m’approcher du village.
C’est un tout petit patelin guère différent du premier, mais les femmes et les enfants y sont en proportion normale, tandis que les hommes, en général assez âgés, ne s’y livrent qu’à divers petits travaux, ou bavardent au soleil. Pas de troupes à l’entraînement, pas d’armes en vue, cette fois. Ça ne me renseigne pas sur leur bord, mais ça minimise les risques que je vais devoir courir. Je dissimule mon sac sous une souche morte. J’ai enlevé mes insignes de corps. On ne reconnaîtra peut-être pas l’uniforme de la Garde dans un trou perdu comme celui-ci et si je tombe sur des loyalistes, ce sera un détail sans importance.
Au milieu du village, une maison nettement plus cossue que le reste. Alors que les autres ne sont que des cabanes de bois, recouvertes de tôles de plasfer, celle-là comporte un étage. Elle a un toit de tuiles rouges et ses fenêtres sont vitrées. Ou bien c’est un bâtiment officiel, ou c’est la demeure de l’homme le plus riche du coin. Un peu comme le château du Seigneur. De toute manière, c’est certainement là que je trouverai le plus facilement les renseignements que je cherche.
Je me risque à découvert. Personne ne réagit. Les vieux qui discutent lèvent à peine les yeux vers moi et les enfants continuent leurs jeux. Je vais droit sur le bâtiment central en jetant tout autour de moi des regards rapides et méfiants. En même temps, je m’efforce de ne paraître ni nerveux, ni menaçant, mais ma main est prête à faire jaillir le fulgurant et ses décharges létales de mon blouson.
Il y a une petite pergola devant la maison. Alors que je m’apprête à escalader les trois marches qui y mènent, un homme apparaît. Il a le visage dans l’ombre, mais je braque déjà l’arme sur lui avant de l’avoir vraiment reconnu : c’est Moran. Mon cousin Helmer Moran, dois-je peut-être dire…
— Je suis seul, Dorty. Vraiment seul. Mes hommes ne sont pas ici et je n’ai même pas un garde du corps avec moi. Je te préviens seulement que je ne compte que des amis ici. Tu ne risques rien, mais si tu me tuais, ils sauraient me venger, ou te retenir assez longtemps pour que d’autres le fassent.
Il a parlé rapidement, d’une seule traite, pour m’avertir et placer les pions sur le jeu avant que je n’aie la mauvaise réaction de lui tirer dessus. Je regarde autour de nous : rien que les villageois, qui n’ont pas bougé et continuent à jouer au jeu de l’indifférence. Pas d’hommes armés en vue. Ils pourraient se dissimuler dans chaque cabane… mais j’ai tendance à croire Moran, ce matin.
Il me fait signe de le suivre et rentre dans la maison. À l’intérieur, il m’attend dans un salon confortablement meublé qui détonne dans un village aussi reculé. Il me présente une femme d’une quarantaine d’années :
— Mara. L’administratrice locale et notre hôtesse. Une amie en qui j’ai toute confiance.
Pas moi, parce que ça les met à deux contre un. Je ne me détends pas et je choisis pour m’asseoir un fauteuil qui occupe un coin de la pièce. On ne pourra pas me surprendre par-derrière. Je pose le fulgurant sur mes genoux.
Moran a eu un sourire en voyant les précautions dont je m’entourais.
Mara quitte la pièce quelques instants et revient avec deux bols d’un liquide fumant posés sur un plateau.
— Ce n’est ni drogué, ni empoisonné. Tu peux boire sans crainte. Mais si tu préfères, choisis ton bol. Je prendrai l’autre et je commencerai avant toi.
Une proposition qui paraît honnête, mais sans vraie signification. Si le contenu des deux bols est drogué, nous nous endormirons tous les deux et Mara ou les villageois n’auront qu’à me désarmer et à attendre notre réveil. Mais j’ai une certaine confiance en Moran. Quel que soit son objectif, il peut espérer obtenir de bon gré ma collaboration, ce qui ne serait plus possible s’il me jouait maintenant un coup en vache. Et, de toute manière, je suis quasiment à sa merci dans ce village.
Je goûte le breuvage foncé. Prudemment, à petites gorgées. Ce n’est pas mauvais. Très amer. Ça ne me rappelle rien. Il boit aussi.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un vieux breuvage de la Prime Terre, du café. La plante ne prospère pas sur tous les mondes et il est un peu passé de mode, ce qui explique que tu n’en aies jamais goûté.
Non, mais je connaissais le nom. Toujours les livres du monastère. Merci, Frère Mélin pour tout ce que vous m’avez permis d’apprendre. Je bois encore une gorgée, puis je repose le bol. Pendant que je le tenais, j’avais négligé mon arme, mais Moran n’a rien tenté.
— Que voulez-vous ?
— Obtenir ton aide. Ton alliance.
— À propos de ceci ?
J’agite vaguement la main portant la fameuse bague. À l’éclat de ses yeux, on croirait que c’est le bijou le plus rare du trésor impérial. À moi maintenant de jouer serré pour vendre bien cher – contre ma vie et ma liberté au moins – quelque chose que je ne possède pas.
— Oui, finit-il par dire. À propos de ça. Il me faut les secrets des d’Orvaux. Je n’en ai pas vraiment besoin pour vaincre l’Empire. Je peux y arriver sans eux, dans l’état de décrépitude où il est tombé, mais je veux gagner du temps…
— Et surtout passer avant les Transvitalistes !
Il éclate de rire.
— Pour quelqu’un qui n’était qu’un petit paysan d’une planète monastique parmi les plus reculées, tu as bien vite analysé la situation ! Oui, je veux passer avant eux. Ils ont tort. L’Homme a encore beaucoup de ressources. Même si notre histoire compte près de vingt millénaires – sans oublier ce qui s’est passé avant d’établir ce calendrier – ce n’est qu’un clin d’œil à l’échelle de la durée des espèces. Je n’ai rien contre les races humanoïdes, ou même contre les non-humains, mais je ne vais ni les encourager à me remplacer, ni même tolérer qu’elles tentent de prendre ma place. C’est nous qui avons créé l’Empire en découvrant les voyages interstellaires, et il doit rester nôtre !
C’est aussi mon avis, bien qu’il soit certainement de peu de poids. Je lui dit que ça nous rapproche par rapport aux Transvitalistes, puis j’ajoute qu’un point d’accord ne fait pas forcément de nous des alliés ou des amis.
— C’est pourtant un premier pas pour nous éviter d’être ennemis, rétorque-t-il.
Un tintement quelque part dans la maison. Mara apparaît peu après.
— Siran, on a besoin de vous à la Base Trois.
— Dis-leur que j’arrive. (Il s’apprête à sortir, se retourne vers moi :) Je reviendrai dès que possible. Demain au plus tard. En attendant, réfléchis à la situation. Tu peux rester ici si tu as confiance en Mara, ou retourner dans la forêt, mais la maison est nettement plus confortable !
*
* *
J’ai eu confiance, et jusqu’à présent rien ne m’a détrompé. On n’a rien tenté contre moi, mais j’ai remarqué des mouvements dans les buissons quand j’ai quitté le village, à la fois pour faire une expérience et pour récupérer mon sac. On me suivait. Je suis revenu chez Mara, toujours sur mes gardes. Je lui ai parlé de Rakan et elle a envoyé quelqu’un le chercher. Il est enfermé dans la cave.
J’ai enfin pu changer de vêtements. Mara m’a fourni une tenue civile. Le pantalon et le blouson bleu clair sont d’une coupe militaire, ce qui ne veut rien dire : c’est un modèle pratique pour tous les métiers exigeant une grande liberté de mouvement. Il y a quelques fantaisies dans les revers des poches ou la forme du col, qui me démarquent tout autant des miliciens de Moran que du Garde que j’étais jusqu’alors. En esprit, j’en suis toujours un, mais en me regardant dans un miroir, je me dis qu’il ne me serait pas trop difficile de changer de peau, d’autant plus que je n’ai passé que quelques mois au service de l’Empire. Ce n’est pas une décision, mais une simple constatation.
Alors que la nuit tombe, Moran n’est pas revenu. Mara a préparé un repas que nous avons pris ensemble. J’y ai fait particulièrement honneur : c’était une viande locale, délicieuse, qui me changeait des rations de survie que j’avalais depuis plus d’une semaine.
Après, je suis monté dans ma chambre. La porte ferme à clé et si elle n’est pas assez résistante pour un fulgurant ou quelques hommes décidés, elle m’évitera d’être envahi par surprise. Pour plus de sécurité, j’ai poussé un bahut devant.
Je suis dans une chambre d’angle, ce qui me permet une vue sur 270°. Je jette un dernier regard sur le village. Les enfants ont disparu, les femmes aussi et il ne reste qu’un petit groupe de vieillards, des acharnés de la causette, qui se tiennent près d’une fontaine à une cinquantaine de mètres.
Je peux enfin me détendre – presque – totalement. Je tire le coffret de mon sac et je joue un instant avec l’idée d’essayer le couteau-outil dessus pour tenter de l’ouvrir. Son mystère, que j’ai supporté depuis tant d’années, me devient de plus en plus pesant et le fait qu’il ait résisté à toutes mes tentatives commence réellement à m’exaspérer. Ce soir, j’ai beau le retourner dans tous les sens, essayer sur lui la lame ultra-fine du couteau, ou le faisceau perce-métal, je n’obtiens aucun résultat. À peine si, à un certain moment, il me semble entendre un bourdonnement émaner du coffret. Comme je suis fatigué et que je sens que ce n’est pas en continuant à m’énerver sur l’objet que je serai en forme le lendemain, j’abandonne. Je pose le coffret à terre près de moi et je m’endors presque immédiatement.
Il fait grand jour.
J’ai dormi bien plus longtemps que d’habitude. Le confort du lit après plusieurs jours dans la nature… Je dégage la porte et je descends, non sans avoir rangé à nouveau le coffret au fond de mon sac.
Mara a préparé un petit déjeuner copieux qu’elle me sert sous la pergola. Je me sens tout à coup affamé et je mange comme un ogre, alors que je croyais lors du repas fait la veille avoir largement compensé les dépenses d’énergie des derniers jours. Je me sens aussi fatigué, alors que j’ai dormi plus de douze heures, Mara me l’a confirmé.
— Et le Siran ?
— Il ne va pas tarder à arriver.
Il va falloir me décider : ou bien continuer à bluffer, mais ça ne pourra pas durer bien longtemps, ou lui dire la vérité, c’est-à-dire que j’ignore tout des secrets qu’il cherche. À partir de là, nos chemins devraient se séparer. À moins qu’il ne m’intègre dans ses milices. Je ne serais pas plus mal là que dans la Garde. Pour moi, un côté vaut l’autre, et la Garde n’était que le moyen de me rapprocher de Garmalia. J’y serai peut-être plus vite avec Moran…
Garmalia… Un monde toujours aussi lointain. Si lointain que je n’y ai plus pensé depuis longtemps. Ou plus dans les mêmes termes. Je n’ai pas vraiment oublié mon rêve, et en attendant Moran, j’ai le temps de revoir quelques images de mon enfance. Je ne me doutais pas que ces rêves innocents m’entraîneraient aussi loin de chez moi, avant même d’avoir commencé à se réaliser.
Moran est revenu, l’air assez nerveux, mais je ne lui ai pas posé de question. Je lui ai seulement confirmé que j’étais plus près de lui que des Transvitalistes et que je ne devais rien à l’Empire, mais que je voulais en savoir plus sur lui et sur ses idées avant de me décider. Une façon comme une autre de gagner du temps.
— Je ne suis pas un voleur, ni un traître patenté. Pas même un aventurier, encore que j’aie quitté Mérina pour connaître l’aventure. J’avais un rêve, qui n’a guère de signification. Je suis prêt à partager celui d’un autre, mais pour cela, il me faut le connaître.
Il m’a souri, comme s’il comprenait parfaitement ce que je venais de dire, alors que je n’étais pas sûr moi-même de m’être vraiment compris. Il m’a dit qu’il me laissait le temps, et est reparti. Un peu plus tard, Mara m’apportait un livre et deux brochures. Je me suis retiré dans la chambre pour les lire.
Je n’ai rien trouvé de très neuf dans le livre, mais une démonstration cohérente de ce qui n’était jusqu’alors pour moi qu’un ramassis d’affirmations doctrinaires.
La journée s’est passée lentement, dans le calme, et le soir tomberait sans que je m’en aperçoive si Mara ne venait me signaler que le repas est prêt. Malgré l’effort certain qu’elle a fait pour la cuisine – meilleure encore que la veille – et pour soigner le décor – il y a des fleurs à profusion et une musique de fond apaisante –, je ne m’attarde pas longtemps. Je tiens à finir le livre, que j’ai eu du mal à lâcher, pour m’attaquer aux brochures.
J’achève le livre. Je suis maintenant convaincu que les événements qui se sont enchaînés pour le Premier, puis pour le Deuxième Empire se renouvellent pour celui de Garmalia…
J’ouvre la première brochure. Elle ne compte qu’une quarantaine de pages, imprimées sur du papier de bonne qualité, ce qui est étonnant quand on sait que les livres-papier sont destinés aux populations arriérées qui ne disposent pas des techniques modernes de reproduction, ni, surtout, de quoi s’offrir des objets chers et non-essentiels.
Le volume a été malmené, ou trop souvent consulté au fil des années. Je l’ouvre. Au bas de la préface, la signature du père de Moran, Hulor. Plus quelques mots manuscrits, difficiles à déchiffrer. J’y arrive, pourtant : à toi de jouer, fils.
C’est signé Hulor. Le père d’Helmer. Ceci doit donc être son exemplaire personnel !
L’avant-propos n’est long que d’une quinzaine de lignes. Le père Moran y fait référence à l’Histoire Prospective, le livre que je viens d’achever. Il explique que le texte qui suit est en fait le dernier chapitre, retiré de l’œuvre de base parce qu’aucun éditeur n’a accepté de le publier. Ce risque, Hulor Moran a décidé de le courir lui-même, car « la réalisation la plus rapide du programme ébauché dans le présent travail est la seule chance d’obtenir une continuité sans catastrophe de l’empire humain, ou plutôt de l’empire des hommes sur la Galaxie. »
Après une semblable entrée en matière, on ne peut que se plonger avec précipitation dans le texte pour découvrir quelles sont les recommandations finales d’Hulor Moran. Celles qui lui ont valu la mort.
Je comprends très vite pourquoi aucun éditeur n’a accepté de publier le texte. C’est le programme le plus révolutionnaire dont j’aie jamais entendu parler : suppression de toute intervention de la Garde pour ramener les planètes rebelles à la raison ; abolition de la noblesse héréditaire et de tous les privilèges nés du passé ; valorisation par de nouveaux titres et des biens matériels de tous ceux, explorateurs, savants ou autres, qui auraient découvert une source de richesse nouvelle ; la dynastie en place prendrait fin avec les petits-fils de l’Empereur régnant à l’époque, le fils de l’Empereur actuel, Gorzon XVII ; la transmission des biens par héritage serait limitée à ce qui a été acquis durant les dix dernières années de la vie, le reste revenant automatiquement à un fonds chargé d’organiser l’expansion par l’exploration et la colonisation de mondes nouveaux.
Ce ne sont que les lignes directrices, mais le but est évident : pousser l’humanité à s’enrichir de terres nouvelles et les individus à rester actifs jusqu’à leurs derniers jours. En outre, en supprimant le poids du passé, on remet tous les humains sur un pied d’égalité, laissant chacun libre d’entreprendre à sa guise.
C’est tout à fait utopique, et certaines phrases de Hulor font croire qu’il a lui-même des doutes sur l’efficacité à long terme de son système : les riches et les puissants vont bien sûr chercher à tourner ces lois pour léguer tout de même leurs biens à leurs héritiers. Une nouvelle noblesse se créera, une nouvelle bourgeoisie, car les plus forts, les plus intelligents, les plus rusés émergeront fatalement et donneront une meilleure chance à leurs enfants dès la jeunesse. Mais si le système fonctionne un certain temps – deux ou trois générations –, il aura donné un coup de fouet suffisant pour créer un mouvement qui le prolongera bien plus longtemps.
Je ne suis pas un théoricien, mais l’utopie la plus profonde me semble résider dans la possibilité d’imposer ces nouvelles normes à plusieurs centaines de milliards d’êtres humains en allant contre leur résistance naturelle au changement, et celle des élites qui s’accrocheront à leurs privilèges.
À moins que l’élimination des élites ne survienne brutalement. En quelques mois… Cela créerait en soi un tel chaos que le retour pur et simple au passé serait impossible.
Nul n’a jamais prétendu que Hulor Moran était un imbécile. Un doux rêveur, sûrement, et la manière dont il s’est laissé piéger le prouve. Mais son fils n’est certes pas aussi naïf. Il croit aux prévisions de son père et juge possible de les réaliser…
Me voici en train de philosopher sur le devenir de la Galaxie humaine, moi qui n’ai lu que les vieux livres à demi moisis des moines. Pourtant, tout me paraît clair et je comprends bien les mécanismes décrits dans les deux textes.
Je saisis la troisième brochure. Elle est de moins bonne qualité, et certainement plus récente. Pas de nom d’auteur, pas d’éditeur, pas d’illustrations, de tableaux, de graphiques. Rien de ce qui allège un texte ou participe à l’exposé d’une thèse scientifique. Rien que des mots, formant des lignes, puis des paragraphes, avec parfois un sous-titre en caractère plus gras.
Je reconnais vite le contenu : c’est le résumé des deux autres volumes, avec une insistance sur le contenu de la brochure. Le texte est simplifié, stylisé, même, pour être à la portée de tous. Tellement simplifié que ça devient simpliste, et si je n’avais pas lu le reste, j’aurais tendance à rejeter ce Manifeste revivaliste comme un fatras d’énoncés sans queue ni tête.
Il n’y a que des objectifs immédiats et ils sont cités, sans expliquer à fond leur raison d’être. En fait le petit paysan qui lit ça – comme celui que j’étais il y a quelques mois – doit penser qu’en suivant les directives du Manifeste, il a toutes les chances de se retrouver du jour au lendemain chef de son village ou même gouverneur de sa province, sur un autre monde, où l’herbe est évidemment plus verte… Alors qu’il n’y aura jamais qu’un chef par village, un gouverneur par province !
Ce doit cependant être une illusion bien tentante pour les naïfs.
Alors que je referme la brochure, j’entends un bruit sourd. Je tends l’oreille. C’est le coffret qui s’est remis à bourdonner. Je me penche pour le sortir de mon sac, je l’examine, sans rien découvrir de plus que d’habitude, et je ne tarde pas à m’endormir. Ma dernière idée claire est que ce sommeil qui vient aussi brusquement n’est pas normal. J’aurais dû me montrer plus méfiant : la nourriture était droguée, ou on vient de répandre un gaz dans la pièce.
Quand je me réveille, je commence par vérifier mes armes. Personne n’y a touché. Pourquoi m’a-t-on endormi, dans ce cas ? J’ai la tête lourde. Une vague migraine. Probablement un effet secondaire de la drogue ou du gaz. Je m’apprête à descendre quand le battement des pales d’un hélicar me met en alerte. Je regarde par les fenêtres.
L’hélicar s’est posé au milieu du village. Un gros engin de combat, gris, hérissé de lasers et de lance-grenades. Moran en débarque, suivi de quelques hommes, parmi lesquels je reconnais Vétel. C’est maintenant que le jeu pourrait bien se corser.
Je n’hésite pas longtemps, je descends. Je ne me sens pas très fort sur mes jambes, et je dois m’arrêter un instant avant d’entrer dans le grand salon. Moran s’y trouve déjà, conversant avec quelqu’un qui devait se trouver dans la maison avant mon réveil, car je ne l’ai pas vu débarquer de l’hélicar. Un homme âgé et bedonnant, qui porte une longue robe flottante, blanche avec un liseré rouge. Il est chauve, mais compense par une courte barbe grise taillée en pointe. Tout en lui transpire la bonhomie la sagesse, le désir d’apporter la paix et la joie. Je ne saisis pas tout ce que lui et Moran se disent – je suis resté juste en dehors de la pièce – mais il est clair qu’il existe une certaine opposition paisible entre l’homme d’action qu’est Moran et le vieil homme, qui répugne à se battre et à causer la mort.
J’entre, en toussant pour me faire remarquer. D’un geste naturel et sans précipitation, le chauve se tourne vers moi et me dévisage en souriant. Je sursaute presque ! Quand ses yeux se sont posés sur moi, j’ai ressenti une terrible impression de froid, comme si une chape de glace m’écrasait d’un seul coup. J’ai réussi à rester sans autre réaction qu’un vague sourire, et le regard m’abandonne.
Le vieil homme, d’un seul coup, n’a plus du tout la même apparence à mes yeux. C’est devenu un être cruel, ambitieux et sans scrupule… Moran me déçoit une fois de plus par les gens avec qui il s’acoquine.
À propos de coquines ou de coquins, voici Vétel qui entre dans la pièce. Je n’éprouve, depuis la dernière fois qu’on s’est vus, aucune sympathie pour lui. Sous des dehors moins caressants que le chauve, je retrouve presque le même homme, avec en plus une note de servilité et de veulerie. Décidément, le cousin Moran est bien mal entouré !
Mais d’où me vient cette manière précise et si brutale de juger les gens ? Non, pas de les juger… de les connaître, de les mesurer. Car je sais que j’ai raison à leur sujet !
Vétel s’est joint à la discussion, sans qu’aucun des trois semble se soucier de ma présence. Comme cela me met mal à l’aise, je passe dans la cuisine où je découvre que j’ai soif et faim. Mara n’est pas en vue, mais elle avait préparé mon petit déjeuner. Je me sers et je sors par une petite porte prendre l’air sous la pergola. L’hélicar est à une trentaine de mètres. Le rotor est arrêté, mais le pilote est resté à son poste. Moran ne s’éternisera donc pas longtemps au village.
Deux hommes de Vétel émergent de la maison, entraînant Rakan. En passant près de moi, l’un d’eux me lance avec un clin d’œil :
— On va un peu l’interroger, ce salaud !
J’ai un réflexe de pitié, vite maîtrisé. J’ai peur pour lui, si on les laisse aller jusqu’au bout de leurs instincts. Mais si Rakan est mon prisonnier, je ne suis pas le maître ici. Et puis… je remarque à son visage, que j’ai appris à bien connaître, qu’il n’est pas particulièrement anxieux. Je m’aperçois aussi qu’on l’a débarrassé des liens magnétiques.
Je parcours lentement la véranda, regardant de-ci, de-là, essayant de prendre l’air fabuleusement ennuyé de quelqu’un qui doit patienter et ne sait ni pour combien de temps, ni pourquoi. Le village est presque désert. Tous les hommes sont hors de vue, sauf les plus vieux, qui se déplacent avec peine. J’entends rire et chanter les femmes qui doivent être au bord de la rivière, à laver le linge.
Je finis par me décider à rentrer dans la maison. Je me retrouve nez à nez avec Vétel qui me braque un fulgurant sur le ventre. Du coin de l’œil, j’aperçois le chauve qui tient pareillement Moran en respect, tandis qu’un troisième homme arrive de la cuisine en poussant Mara devant lui.
Ma première réaction est de lever les bras, car il n’y a rien d’autre à faire…
Pourtant, ma main gauche part comme l’éclair et arrache son fulgurant à Vétel, tandis que la droite dégaine mon électran. La gauche, qui tient l’arme par le canon, la lance à la tête du chauve avec une telle force qu’il s’écroule, pendant que la droite tire sur le troisième homme par-dessus la tête de Mara, avant de revenir sur Vétel pour lui interdire toute tentation de bouger.
Moran est aussi surpris que les autres et met quelques fractions de seconde à réagir. Il veut se précipiter au-dehors, appeler ses hommes à l’aide. Je lui barre le chemin.
— Attention ! C’est un guet-apens.
Il s’arrête pile, ramasse l’arme de Vétel et jette un coup d’œil prudent sur le village. À ce moment, Mara, qui vient de se dégager du corps affalé sur elle, disparaît un instant dans la cuisine. Elle en revient avec un rouleau de grosse ficelle qu’elle utilise pour lier rapidement les mains de Vétel dans son dos. Avant de s’occuper du chauve qui manifeste quelques velléités de reprendre connaissance, elle confirme ce que je viens de dire :
— Il a raison, Siran. Je ne sais pas où sont passés les hommes du village. J’espère qu’il ne leur est rien arrivé de mal. J’ai aussi repéré deux soldats qui veillent sur l’arrière de la maison.
Elle s’occupe d’immobiliser le chauve – l’autre en a pour plusieurs heures avant de se réveiller – et parachève le travail par un bâillon. Ensuite, elle ouvre un placard et en sort un fulgurant de combat, trop lourd pour elle, qu’elle échange contre l’arme de poing de Moran.
Rétrospectivement, je tremble de ce que je viens de faire. Je ne m’en serais jamais cru capable et je doute de pouvoir recommencer sur commande. Je ne suis pas tout à fait en état de réfléchir ou de me mêler de la conversation, mais Moran me laisse le temps de récupérer. D’ailleurs, on dirait qu’il a lui-même besoin d’être soutenu, au moins moralement. La trahison dont il vient d’être victime l’a salement secoué.
— Que faisons-nous ? Tenter une sortie ?
C’est presque comme s’il me confiait d’un coup le commandement.
J’hésite. Un calme anormal règne sur le village. Sur la place, entre l’hélicar et nous, un groupe de trois hommes, mais je ne vois pas les deux qui ont emmené Rakan. Combien étaient-ils dans l’hélicar ? Douze en plus de Vétel et de Moran, me répond ce dernier. Tous choisis par Vétel, donc ennemis jusqu’à preuve du contraire. Moins celui que nous tenons, plus Rakan, cela fait toujours douze.
Trois en vue devant pour attirer notre attention, deux de garde derrière. Les sept autres sont probablement disséminés dans le village et nous prendront sous leur feu si nous nous risquons à découvert.
Si les villageois ne sont absents que pour une raison banale – un prétexte créé par les hommes de Vétel, peut-être –, ils ne vont pas tarder à revenir et nous avons tout à gagner en restant à l’abri dans la maison. Mais s’ils ne sont pas libres de leurs mouvements, le parti adverse est avantagé : la maison, en bois, ne résistera pas longtemps au feu conjugué d’une douzaine de fulgurants. Sans compter l’armement de l’hélicar.
Pour le moment, ils ne réagissent pas. Ils continuent à croire que leur chef a la situation bien en mains. Le pilote est toujours à bord de l’appareil et il a l’air libre de ses mouvements.
— Le pilote, c’est un de tes fidèles ? On peut vraiment compter sur lui ?
Moran hésite un instant. Il y a quelques minutes, il aurait parié sur la fidélité de tous ceux qui l’entouraient, y compris Vétel.
— C’est le fils d’un serviteur de mon père. Nous avons été élevés ensemble. Presque un frère adoptif.
— Tout le monde peut trahir…
— Pas Médak, tout de même !
Cette idée le secoue encore plus que le reste. Ma remarque l’a indigné, mais je ne me donne pas la peine d’en discuter.
— On peut courir le risque… Si nous atteignons l’hélicar, nous avons nos chances. Je vais essayer d’attirer l’attention sur l’arrière, en m’occupant des deux types que Mara a aperçus. Ceux qui se cachent de ce côté devront bien se démasquer. Surveillez le groupe qui est devant et tirez dès qu’ils réagiront. Avec un peu de chance, nos ennemis seront réduits de moitié. Et quand le chemin sera libre, j’essaierai de faire le tour de la maison pour prendre les autres à revers. S’ils s’occupent de moi, profitez-en pour foncer jusqu’à l’hélicar. Je vous rejoindrai si c’est possible, sinon je filerai vers les bois.
Je montre le microcom à mon poignet.
— J’attendrai un message. Fréquence de la Garde. (Au moment de passer à l’arrière, je lance à Mara :) Tu as une minute pour aller chercher mon sac à l’étage. Emportez-le, j’y tiens.
Il me faut quelques instants pour repérer les deux hommes, plus un troisième que Mara n’avait pas vu. Je règle le fulgurant sur la plus longue portée, ce qui rend le tir plus difficile et moins ravageur. Je ne veux pas mettre le feu à tout le village.
Je bondis par la fenêtre de la cuisine, qui était ouverte à l’exception d’un voile anti-moustiques. Avant d’être à terre, j’ai déjà réglé son compte au premier type. Le deuxième n’a pas besoin d’être patient, son tour vient très vite. Quant au troisième, il a à la fois le temps de tirer – largement à côté, heureusement – et de se mettre à l’abri. Mais d’où il se trouve, il ne peut pas m’atteindre.
De part et d’autre de la maison, des appels fusent. Je vois des silhouettes grises jaillir d’abri en abri pour s’approcher de moi et m’ajuster. Je tire quelques coups, sans vraiment viser, seulement pour les contraindre à la prudence et attirer le maximum de monde de ce côté. Devant, Moran vient sûrement de tenter sa sortie, car j’entends le sifflement plus grave du fulgurant lourd. Je tire encore deux ou trois coups au hasard ce qui n’empêche pas l’un d’eux de porter, car un hurlement de douleur y répond. Quelques secondes passent. Pas moyen de briser l’encerclement, ni de contourner la maison.
En quelques bonds, je rentre dans la maison. J’arrive dans le salon et j’empoigne le barbu qui est revenu à lui et roule des yeux furieux. Je vois Vétel, qui a réussi à se débarrasser de ses liens se précipiter vers moi. Il hurle pour appeler ses hommes. Dommage que Mara ait été trop pressée pour le ficeler correctement.
Pas si dommage, non ! Ça me donne l’occasion et le prétexte pour lui flanquer mon poing en pleine poire et le réduire au silence. Réflexion faite, un coup n’est peut-être pas suffisant et je prends le temps de lui envoyer la pointe de ma botte sur le nez. Il devra probablement changer de documents d’identité après ça, mais je me sens mieux, beaucoup mieux.
C’est vrai que ça fait bien plaisir de réaliser ses rêves !
J’entends les pales de l’hélicar qui se mettent à tourner. Je fonce droit devant moi, le barbu sur l’épaule. Les autres sont-ils encore tous derrière, ou mon chargement me sert-il de bouclier, je ne sais. Toujours est-il que j’arrive indemne à l’hélicar et que je saute à bord à l’instant même où il s’arrache du sol.